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« Tu
connais Line Monty ? Elle est
née à Alger, elle a remporté le
prix Édith Piaf ».
C’est ainsi que Gilles Ferréol–
lors d’une de ces journées
printanières de notre colloque
bisontin – éveille ma curiosité
au sujet de cette artiste que,
non, je ne connais pas. De
retour à Nantes, je l’écoute
chanter un chaâbi algérois que
j’ai du mal à identifier. On est
très loin de l’univers musical
de Piaf même si l’intensité de
cette présence vocale suggère
une parenté de timbre et
d’investissement. En un premier
temps, je ne parviens pas à
accéder à son autre répertoire
de facture réaliste. J’y renonce
provisoirement. Sollicitée pour
ces Mélanges et cet hommage, je
repense à Line Monty. De façon
furtive, puis plus insistante,
s’impose le désir de saisir
quelque chose de cette « célèbre
inconnue » d’Alger dont la
générosité, la maîtrise vocales
sont immédiatement perceptibles.
Mais de la perception spontanée
à l’analyse, la distance est
grande… Pourtant, alliant
plaisir de la recherche et
plaisir du partage, l’occasion
est belle, le défi à relever.
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| J’apprends
vite que Line Monty de son nom
de scène, Éliane Serfati
(1926-2003) pour l’état civil,
commence par se faire connaître
dans les cabarets parisiens des
années cinquante. J’écoute enfin
deux titres de son anthologie
faubourienne. J’apprends qu’elle
obtient son premier succès
populaire grâce à
« L’orientale », mélodie
alternant langue française et
langue arabe, écrite pour elle,
par son ami chanteur et
compositeur, Youssef Hagège qui
déclare à son propos : «
Elle était toujours en état de
grâce, sa voix féline emportait
nos cœurs, élevait nos âmes et
sa beauté nous laissait sans
voix ». Je constate aussi
que les archives sont rares.
Malgré cela, au regard de ces
deux ou trois choses que je sais
d’elle, sans angle d’attaque a
priori, je me lance, confiante,
inquiète, à la libre poursuite,
à l’aléatoire découverte de ce
charme qu’il me faut désormais
écrire et penser… |
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| Un
chemin incertain |
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| De
l’angoisse à la méthode …
Le titre de l’essai (1980) de
Georges Devereux fit son succès.
Sans doute va-t-il au plus
pertinent, au plus vrai. Dans
nos propres travaux sur divers
chants de femmes, nous
constatons seulement qu’il est
toujours périlleux de vouloir,
sur une voix, poser un logos.
Péril de l’impatience à saisir
du dicible. Péril du renoncement
aux intuitions des premières
écoutes après collecte
d’informations variées sur cette
empreinte vocale du chanté. Et
même si après plusieurs
expériences en ce domaine, un
début de méthode semble se
dessiner, le mot « méthode »,
lui-même, semble trop imbu
d’assurance et de raideur pour
désigner nos parcours, nos
errances, nos apprentissages sur
canevas de sources sonores,
audio-visuelles, discursives à
ressentir, à confronter, à
analyser, à deviner entre cœur
et esprit. En effet, plus que la
méthode, associée à un
enchaînement d’étapes
nécessaires à la réalisation
d’une fin, importe là une
plongée « innocente » dans
l’écoute tous azimuts d’un
faisceau de documents
révélateurs en puissance de
traits phoniques, éthiques,
émotifs de la voix portée au
seuil de notre attention. |
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De l’image à
l’imaginaire |
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| Une seule
règle vaut : celle du cumul des
strates documentaires, celle de
la quête improvisée d’archives
dont les données et les manques
ne se plient pas à votre gré. On
s’oriente vers les images
hétérophones : sons
d’enregistrements studio, radio,
sons d’enregistrements publics
de la voix aux divers temps de
sa vie. On engrange les images
polymorphes de la persona
scénique de l’interprète :
affiches, photographies, vidéo,
supports filmiques, télévisuels.
On en appelle aux images
narratives : récits
biographiques, autobiographiques
de l’artiste, propos d’amateurs,
d’érudits, de critiques sur ses
prestations. On traverse des
impressions, des éclats, des
moments d’écoute flottante,
concentrée ; on avance par
fragments vers la condensation
d’une mémoire sonore, visuelle
de cette voix, de ce
corps-fait-voix chantée qui, peu
à peu, instille son fredon
silencieux dans le cours de vos
jours. |
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| Cependant
cette immersion documentaire
obstinée n’est pas à elle-même
sa propres fin. Elle vise une
compréhension idéale, une
expérience de pensée improbable
sans doute. Ayant préféré le
risque de dire la poétique d’une
voix chantée à la quiétude des
objectivations spectrales
captant les formes élémentaires
de sa matérialité acoustique, le
point d’orgue de notre approche
se porte vers l’imaginaire
fondateur d’un chant, incarné
par vagues, par bribes, par
constants frôlements, dans les
prestations accessibles de
l’interprète. Passer des images
du geste chanté à son imaginaire
ne relève pas d’une procédure
géomètre. Toutefois, la
référence à une grammaire
d’indices peut servir de guides
au dévoilement des diverses
strates de sens qui irriguent sa
«tonalité fondamentale»,
concept qu’Heidegger emploie
dans sa recherche sur les
modalités d’ouverture à l’Être «re-présentées»
dans les Hymnes d’Hölderlin. Le
philosophe parle alors en termes
de «sphère de puissance»,
de «lieu métaphysique»
propre à la poésie d’Hölderlin.
San vouloir convoquer cette
problématique, nous retenons
cette expression de «ton
fondamental» et ses
associations lexicales. |
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| En effet,
nous envisageons l’imaginaire
d’une voix chantée comme cet
espace symbolique nourri d’une
antériorité, d’un inconscient,
d’idéaux … transcendant et
vivifiant à la fois toute
performance interprétative,
toute immanence de l’acte
artistique. Au-delà, (en deçà)
de l’exercice du chant ˗mais ne
pouvant se réaliser en dehors de
lui˗ il y a son Dieu caché, son
daïmon, sa métaphysique
concrète, sa « sphère de
puissance » : la survenue, entre
maîtrise et extase, de son
tressaillement instable,
incisif, extrême, toujours à
réinventer. Ce combat intime de
la flamme et de la faille qui
culmine dans les prestations
musicales, bien des cultures le
nomme : c’est le Duende
de l’art flamenco, la
Saudade du fado, le Tarab
des mélopées arabes, mais aussi
le Blues, mais aussi le
Spleen, source de ces
Fleurs du mal
baudelairiennes. Ce sont autant
d’enthousiasmes du tragique,
tous classés comme des
intraduisibles, autrement dit
supportant mal l’exportation
hors frontière de leurs langue,
terre, histoire natales. |
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Tension au centre de l’écoute |
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| L’exigence de
la multiplicité des sources est
posée. L’idée (l’utopie ?)
régulatrice de la recherche
l’est aussi. Reste à énoncer
quels schèmes d’écoute du geste
chanté sont privilégiés dans
notre démarche. L’écoute est une
émotion synesthésique qui vous
enveloppe, vous déborde. La
musique parfois me prend comme
une mer ! écrivit
Baudelaire. Écouter pour
percevoir, suppose de discerner
des formes, d’isoler une
gestalt, autrement dit, de
passer des vastes stimuli
sonores à la sélection de telle
ou telle composante de
l’audition. En l’occurrence,
cette configuration de l’écoute
en appelle à une définition de
la voix, à une perspective
relative à l’articulation entre
voix, parole et chant : autant
d’options qui vont préfigurer
notre quête indicielle de
l’imaginaire. |
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| À la
différence des problématiques
défendant l’indépendance et
l’antécédence de la vocalité par
rapport à la capacité
linguistique, nous faisons
l’hypothèse que la voix humaine
suppose le langage. Même si
nombre de ses silences, de ses
bruits (cris, pleurs, rires,
soupirs, babils) semble
s’écarter de la combinatoire
langagière, c’est bien cette
dernière qui les constitue en
signes. Les premiers indices de
l’imaginaire d’une voix chantée
seraient donc, de ce point de
vue, à entendre dans cette
greffe des paroles à une
structure musicale qui en
oriente au moins le tempo et
l’horizon d’expression.
Précisons que parole, ici, ne
veut pas dire texte, mais
désigne tout le continuum oral
incluant toutes sortes
d’interstices apparemment
asémiques (onomatopée, souffle
perceptible, sifflement,
glissando, trille, yodel …) qui,
outre la logique des mots,
déploient à fleur de peau, de
muscles, de ventre, le sens
profond de l’interprétation
chantée. Il s’agit bien là
d’une médiation indispensable à
la pensée d’une poétique de la
voix chantée. |
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| Toutefois,
malgré l’évidence informative,
réflexive, méditative de cet
indice, souvenons-nous que
l’imaginaire de la voix chantée,
sa tonalité fondamentale, s’y
montre et s’y dissimule à la
fois. D’abord, parce que cette
trame du flux musical et du flux
oral conduit vers les ferments
exogènes (tradition, histoire
ethnique, rituelle, sociale)
d’un style interprétatif et ne
peut encore rien livrer sur la
singularité de telle ou telle
interprète qui s’expose en
personne face à l’auditoire.
D’autre part, parce que toute
insistance appuyée sur les
contenus éthiques, sentimentaux
d’un répertoire risque d’effacer
le ressenti percutant de la voix
sur la réception empathique de
la performance. |
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| Le geste
chanté affronte en effet un
paradoxe. En lui, voix et chant
sont bien indissociables.
Cependant, malgré la fusion, il
subsiste une distance dans
l’interprétation, dans la
réception, entre l’esthétique
(aesthesis) de la
vocalité pure au cœur du chant
et l’esthétique (aesthesis)
de la parole au cœur du chant.
C’est l’autre contenu dans le
même qui se transmet et
s’éprouve dans l’indistinction,
la confusion des rêves, des
affects. Et si l’analyse
contraint souvent à leur
découpe, seule une restitution
littéraire pourrait se mesurer à
l’écho de leur entrecroisement.
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| Un
air d’étrangeté |
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| Apporter
cette nuance est d’autant plus
utile que la part proche et
moyenne orientale du chant de
Line Monty nous confronte, sur
fond d’arabe dialectal, à des
échappées sinusoïdales de la
voix pure, liées à des formes
ancestrales d’un chanté, d’un
dansé, à fonction rituelle de
facture religieuse, puis festive
et familiale. |
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| Incipit
instrumental, dialogue voix
soliste/chœur, progression
rythmique de plus en plus vive,
mouvement d’improvisation
ornementale : les séquences
s’enchaînent en une suite
musicale parfaitement ordonnée
mais dont l’arrangement est bien
éloigné de la composition
«cartésienne» réglée, en
chansons, par l’alternance
strophe /refrain, ou du moins,
par la fixation d’une ligne
mélodique identifiant le
morceau. Notre oreille
occidentale est tout d’abord
fortement déroutée, non par les
détachements de la voix pure que
l’aria lyrique, que le scat
jazzistique nous ont rendu
familiers, mais par son insert
dans un matériau sonore
confusément hypnotique. Une
ossature de cadences se devine
sous le chapelet de la mélopée
infatigable ; pourtant,
d’écoutes en écoutes, elle se
dérobe à toute mémoire. Sans
trace psychique bien définie de
quelque mélodie «apprise par
cœur», privée de ce murmure
germinal dont je fis mon allié
initial pour la compréhension de
verbes, d’envoûtements chantés
aussi différents que ceux de
Fréhel, Damia, d’Édith Piaf, de
Germaine Montero, Hélène Weigel,
Barbara, Jacques Douai, Jacques
Bertin, Philippe Forcioli … la
voix magistrale de Line Monty me
parut subitement inaccessible.
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| Cependant,
refusant que «les muses de
moi comme étranges s’enfuient[1]»,
il fallait, en première exigence
se familiariser un tant soit peu
avec l’arrière-plan patrimonial
de ces chants. L’éternelle et
simple opposition entre chant
syllabique et chant mélismatique
constituait un repérage tout à
fait insuffisant pour éprouver,
entendre, nommer quelques traits
distinctifs de ces noubas (terme
francisé de l’arabe nawba[2])
et de leurs dérivés. Avancer
vers une connaissance plus
intime de l’art de Line Monty
supposait ce détour préalable en
ce dédale ! En effet, elle est
héritière d’un temps long.
Héritière lointaine, hétérodoxe,
autodidacte. Mais elle a voix
liée à ce répertoire ancien,
originaire de la société
multilingue (roman, hébreu,
arabe) d’al–Andalus ; à
ce répertoire issu d’écoles
musicales multiples (celles de
Saragosse au Nord, celle de
Murcie à l’est, celles de
Séville, de Grenade, de Cordoue
au Sud) ; à ce répertoire dont
les affiliations en matière de
civilisation méditerranéenne
(grecque, romaine, islamique,
mauresque, ottomane …), de
communauté (chrétienne, juive,
musulmane) se combinent, se
perdent en réseaux
inextricables ! |
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Comme à toutes les voix … |
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| Bien que ce
sillon culturel et musical soit
indispensable à une réception
sensible et dicible de Line
Monty, reste à veiller sur une
autre gamme d’indices : celle
touchant à la singularité de son
lyrisme, à l’identité de son
daïmon, qui la fit naître
et renaître au chant. Pour cela
il faut, comme à chaque voix, se
donner un horizon de voix
parentes d’époque, de
répertoire, de retentissement.
Pour les ritournelles des
faubourgs, on pense outre Édith
Piaf, à Léo Marjane, à Liz Gauty
… Pour la tradition des noubas,
on retient le nom de Reinette
l’oranaise (1915-1998),
interprète et compositrice
judéo-algérienne d’expression
arabe ; et celui de Warda El
Djazaïra (1939-2012), surnommée
«La rose d’Alger» qui
fit ses débuts à Paris. |
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| L’essai
d’identification de l’aura d’un
geste chanté se plie au lacis de
plusieurs écoutes comparatives :
concentration orientée vers les
prestations disponibles de
l’artiste au fil de sa carrière,
concentration tournée vers les
prestations inspiratrices,
concurrentes qui sont, ici,
d’autres voix de femmes
contemporaines d’une même lignée
esthétique. En vain peut-être …
cette écoute à plusieurs pistes
cherche à qualifier
l’individuation d’une voix dans
sa relation ombilicale à sa
toile biographique, à son type
de formation, à sa cohérence
éthique, à l’anima qui conduit
son souffle. Dans cette
cueillette d’indices, le langage
des images comptent parfois
autant que celui des sons. Au
regard de cette dimension
éloquente du corps scénique
d’une voix, le bagage pour Line
Monty est très mince. Il faudra
se contenter de quelques
apparitions filmiques tardives.
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| Un
effet d’éloignement ? |
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| La première
hypothèse de travail sur cette
chanteuse ne serait-elle pas de
s’étonner de ce silence des
sources à son endroit ? Au-delà
du constat de ce peu de traces
scéniques, écrites la
concernant, comment comprendre
l’effacement de cette artiste,
de renommée internationale, de
haute portée symbolique au seuil
de la guerre et de l’exil. |
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Entre plusieurs mondes, deux
oublis …et une inconnue |
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| Rumeur
diffuse. Formules reprises. Deux
étiquettes semblent cerner la
renommée de Line Monty. D’une
part, «c’est notre Édith
Piaf, l‘Édith Piaf orientale»
répète l’écho de ses compagnons
de Music Hall. D’autre part,
«c’est cette française chantant
si bien l’arabe» qui
intrigue les égyptiens, convainc
Oum Kalsoum venue l’applaudir.
Référée à l’une des plus
illustres chanteuses françaises,
adoubée par la grande Oum
Kalsoum : voilà qui a pourtant
de quoi vous établir dans
l’histoire musicale ; de quoi
vous greffer à la légende
pérenne des bouleversantes voix
de femmes. Toutefois, il faut à
la légende, un lieu d’ancrage ou
de sacre (nation, ville, club,
réseaux d’amateurs fidèles …)
pour en retenir le récit, l’or
et le rite. Où pouvait, pour
Line Monty, se situer cette
assise matérielle (institutions,
acteurs) de son souvenir ? À
Paris, où elle fait ses débuts
et termine sa vie ? À New York,
où elle ouvre un cabaret en
l’honneur de la chanson
française ? À Alger, sa ville
d’enfance qu’elle quitte,
qu’elle retrouve pendant de
longs séjours ? De façon plus
large, dans quelques cercles
musiciens des pays du Maghreb,
du Moyen Orient, soucieux de
transmettre l’éclat de son
chant ? |
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| Le
prix de l’ambivalence |
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| La carrière
de Line Monty croise deux
conflits internationaux majeurs.
C’est, d’abord, celui de
« 39-45 » entraînant la France
et son empire colonial dans la
guerre. L’Algérie française
n’est pas occupée ; la
résistance algéroise combat avec
les forces anglo-américaines. En
1942, le débarquement allié ˗
outre sa réalité politique ˗
charrie des à-côtés plus légers.
Les chants et les rythmes
voyagent plus vite que les
troupes. Lorsque «les
américains » arrivent à Alger, à
Oran, ce sont toutes les
musiques noires des Amériques
qui arrivent … inspirent,
entraînent toute une génération
de jeunes compositeurs,
musicalement proches de Line
Monty. Puis succédant à la
montée des indépendantismes,
c’est la révolution algérienne
(54-62) qui s’impose. Elle fait
table rase de toute accordance
culturelle antérieure. Ainsi,
sans être une « chanteuse
engagée » ˗ au sens galvaudé du
terme ˗ Line Monty est
involontairement absorbée par
les déchirements et confusions
de l’Histoire. Elle est
« engagée »dans un écheveau de
lectures idéologiques qui pour
partie la mettent hors épopée
nationale, transnationale et
même mélomane … |
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| Pour un temps
vedette estimée, elle fait de
nombreuses tournées entre
Europe, États-Unis, Canada,
Amérique latine, Israël et
Afrique du Nord. Elle chante en
hébreu, en arabe, en français,
en anglais. L’odyssée de sa voix
polyglotte, sa formation de
chanteuse de cabaret ˗ école de
la diction dans l’échange
rapproché avec le public ˗, son
passage apprécié sur des scènes
étrangères : tous ces facteurs
séduisent ses compatriotes. Ils
accroissent même son charme.
Toutefois, dans le même temps,
ils l’éloignent du rêve des
puristes : rêve culturel,
identitaire de renaissance, de
retour aux sources, au
classicisme des grands maîtres
du poème chanté andalou. Plus
moderne, plus ambivalente,
l’aesthesis musicale de
Line Monty est partagée entre
plusieurs attraits, celui des
ritournelles françaises, celui
des mélismes populaires arabes,
celui du syncrétisme «de la
variété ». En cela, elle
s’inscrit d’ailleurs, dans la
dynamique des musiques juives
dont l’interaction avec le
paysage sonore ambiant d’un
lieu, d’un temps, constitue et
le matériau d’inspiration le
plus usité et la topique
distinctive la plus appropriée[4]. |
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| Trop
expatriée, quelque soit le côté
de la frontière, elle ne peut
accéder au rang de symbole
patrimonial. Trop acculturée à
la polyrythmie ˗ rumbas, valses,
mambos, tangos ˗, aux formes
d’accompagnements,
d’orchestrations symphoniques,
installées dans la vie musicale
occidentale, qu’elle n’est ˗
malgré sa maîtrise des chansons
traditionnelles algériennes –
même pas citée, dans le panthéon
des divas du chant séculaire
andalou, par les érudits qui
s’en revendiquent[5].
« Elle avait vraiment cette
culture, c’est sa mère qui
chantait, elle aussi, en soirée
auprès de ses amis, qui l’avait
initiée ; mais par rapport à un
monument comme Reinette
l’oranaise par exemple, Line,
c’était une petite puce dans cet
univers » déclare son
pianiste Maurice El Médioni[6].
C’est aussi que trop expressive,
elle rompt avec le hiératisme de
ces femmes concertistes, au
visage penchée sur leur cithare,
détachées de toute connivence
manifeste avec l’auditoire. Trop
nostalgique de son ciel natal,
comme le souligne sa rapide
adoption de la chanson
francarabe défendue par ses amis
Salim Hallali, Blond Blond, José
de Susa, Lili Boniche … elle ne
peut concurrencer l’affichage
montmartrois des voix réalistes
à la française et ce malgré ses
propres inflexions frôlant à s’y
méprendre le timbre de Piaf. Et
sans doute plus attachée au
plaisir de chanter entourée des
ses fidèles complices qu’à
l’enchaînement des performances,
qu’au marketing de leur
diffusion, elle est vedette
internationale sans l’être
vraiment, sans en accepter les
vicissitudes. |
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| En
présence d’un déni |
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| Mais c’est à
plus large échelle que
s’éclaire, que se renforce le
procès de l’amnésie. Aux
circonstances, aux contours de
cet effacement, il faut y
ajouter sa trame structurelle,
celle des politiques culturelles
d’États qui, venues de France ou
d’Algérie, œuvrent, chacune à
leur manière, dans le sens d’un
déni du populaire – cultures
matérielles, ressources
symboliques et stylistiques
comprises. Déni qui s’opère par
incitations, cadrages
idéologiques variés, tantôt au
profit d’une identification
hédoniste, néolibérale sans
tragique ni croyance ; tantôt au
profit d’une identification
ethnique sans porte ni fenêtre.
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| Or les
chansons de Line, qu’elles
soient portées par la langue
française, la langue arabe ou le
francarabe, participent toujours
des sonorités, usages et
bonheurs populaires du chanter.
L’économie mondiale du
divertissement musical ciblant
«la jeunesse » tend désormais à
négliger cette veine. Plus de
valse, plus de java, peu de
fado, si peu de bossa, peu de
blues, si peu de musique
yiddish. Et le silence des
troubadours. L’homogénéité
marchande remplace la pluralité
des traditions. Sous impulsion
étatsunienne, ce sera rock, pop
et rap pour tous. Cette vague
conformiste couvre même les
registres du reggae et du raï en
dépit de la tendance de ces
derniers à
l’internationalisation. |
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| On peut même
établir une synchronie parfaite
entre le déclin de la chanson
française en son pays et celui
de la chanson arabo-andalouse en
Algérie. Les cabarets « rive
gauche » des années 40-70
offrent un véritable tremplin à
une pépinière d’auteurs,
d’interprètes qui vont
renouveler, exalter le style de
la chanson de langue française.
Dans les cabarets orientaux du
quartier latin (El Djazaïr, La
Casbah, Le Tam Tam[7] …)
les musiciens juifs d’Alger,
d’Oran, de Tunis décuplent la
dynamique de création de la
chanson arabe bilingue ou non.
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| Les
protagonistes eux-mêmes
établissent un
parallèle substantiel entre ces
deux émotions du chanté. Le
chanteur, compositeur Abed Azrié[8],
déclare : «La chanson
judéo-arabe a fait beaucoup
d’adaptation dans des couleurs
tout à fait singulières. C’est
complètement inimitable. On est
là devant des gens qui se
donnent […] au service du
bonheur des autres […]. Ils sont
là pour créer de la joie… c’est
un peu ce qu’était la chanson
française à cette époque-là …
comme la chanson réaliste, par
exemple, de Fréhel, Damia, de
tous ces gens-là … qui malgré le
milieu pauvre où ils vivaient,
étaient là vraiment pour faire
rayonner la joie…[9] ».
La joie au bord des larmes,
oui. Même âge d’or de
l’entre-deux-guerres, de
l’après- guerre, même âge de
plomb dès la fin des années 60.
Contemporains d’éclosion et
d’éclipse, ils n’ont cependant
pas la même fonction sociale ;
ces cabarets «orientaux »
habités par l’ardente
convivialité des exilés feront,
eux, partie de l’histoire d’un
peuple en résistance. |
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| Mais une fois
l’indépendance acquise, cette
effervescence ne fut plus de
mise. Tous les musiciens, tous
les chanteurs judéo-arabes
défenseurs de ces mélodies
furent interdits de concert en
Algérie. D’autre part, malgré
les options idéologiques de
départ, malgré l’arabisation des
institutions, toute volonté
d’État de conserver l’épaisseur
d’un patrimoine culturel
s’effrita devant le pragmatisme
d’un retour politique sur la
scène internationale, devant les
nécessités d’une intégration
économique au circuit des
échanges marchands privilégiant
les liens européens,
étatsuniens. Tandis que la
jeunesse algérienne abandonnait
son plurilinguisme, les fils et
filles français des immigrés
maghrébins ne parlaient plus
arabe. De part et d’autre de la
Méditerranée les airs anciens
s’éloignèrent, devinrent
inaudibles. Témoin d’hier,
l’accompagnateur et compositeur
de Line Monty, El Médioni se
souvient : « Tous ceux de ma
génération qui ont connu la
splendeur de l’époque musicale
d’Algérie, particulièrement à
Oran où l’on a excellé, ils ont
le cœur gros comme ça de
l’époque que nous avons vécue et
du miel qui a coulé… [10]».
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Line
Monty reçue par Frédéric
Mitterrand en 1998 dans une
émission
TV consacrée à la musique
Francarabe. |
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| On peut
objecter qu’au tournant des
années 80-90 s’opère une
métamorphose. On observe en
effet quelques fragiles indices
d’un désir de transmission. Lili
Boniche[11]
qui a quitté la scène depuis les
années 50 retrouve les studios
d’enregistrement, retrouve un
public à l’Olympia et réalise
une tournée européenne. En
1998, Line Monty chante à la
télévision dans une émission
consacrée à la musique
franco-arabe. En 2003,
France-Culture lui consacre peu
avant sa mort, l’un de ces
rendez-vous musicaux dans sa
série « Nocturne ».
[ |
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| Les propos de
Rachid Taha[12],
qui fut porte-drapeau, sur la
scène du rock hexagonal, de la
communauté française d’origine
algérienne de la seconde
génération vont en ce sens :
« Il y a une redécouverte de ce
genre de musique, je pense qu’il
y a un problème chez les jeunes
d’aujourd’hui, ce qui fait
qu’ils se sentent obligés de
revenir au passé, à ce passé
franco-arabe … ». Il
ajoute même : «Le genre de
la musique franco-arabe se porte
bien si la chanson française se
porte bien. La chanson
franco-arabe était florissante
avant guerre parce que la
chanson réaliste l’était. Après
guerre la chanson anglo-saxonne
a dominé le marché, ce qui fait
que la chanson franco-arabe
était beaucoup plus cantonnée à
des lieux communautaires.
Aujourd’hui, on accepte la
diversité parce que la création
va mieux… on accepte la
diversité des régions françaises
comme celle d’ailleurs. C’est ce
qui fait que de mon point de vue
on accepte ce genre musical, du
côté de la mémoire…[13] ».
|
| |
| Cet
enthousiasme très convenu mérite
d’être complété. En effet, dans
la logique sans cesse renouvelée
de la fragmentation des marchés,
musique bretonne, corse, chants
marins de Paimpol ou musique
franco-arabe peuvent bien
provisoirement intégrer les
marchés de niche de la World
Music : le temps d’épuiser
un regain de mode du kitsch, le
temps de quelques festivals
d’Été. |
| |
| |
| La
querelle du nom |
| |
| « Entre
le début du XXème siècle et les
années 30 naît une génération de
musiciens musulmans et juifs qui
vont donner à la musique du
Maghreb une visibilité inédite
[…]. Toutefois la dénomination
de ce courant musical illustré
par cette génération
d’interprètes algériens fait
débat. Pour certains, il s’agit
de musique judéo-arabe, tandis
que d’autres – à l’instar de
Lili Boniche – lui préfère le
vocable de musique arabe…[14] ».
Nommer n’est pas une simple
affaire de lexique ou de
classement. Nommer, c’est
annoncer la couleur, c’est
trancher dans le vif ; c’est
montrer, c’est objectiver, créer
du réel ; c’est aussi
s’approprier, se rendre maître
d’un sens, et donc écarter les
significations concurrentes.
Musique arabe et maure, musique
andalouse, musique
arabo-andalouse, musique
judéo-arabe, musique
arabo-musulmane, musique
hispano-musulmane, musique
hispano-arabe, musique classique
andalouse, musique magrébine
andalouse, musique
algérienne-andalouse,
tunisienne-andalouse : ce
répertoire semble toujours à la
recherche de son patronyme[15].
Cette instabilité du vocable
constatée au gré des auteurs, au
gré des années, témoigne autant
des variations esthétiques de
cette base mélodico-rythmique
que des enjeux politiques ou
géoculturels dont elle est
l’objet. |
| |
| Chaque
appellation marque une
préférence mi-idéologique,
mi-savante d’affiliation tantôt
à la civilisation musulmane qui
s’affirme dans l’al-Andalus
conquis, tantôt à l’écho de sa
plus lointaine matrice
afro-berbère, tantôt à
l’influence de l’Espagne
autochtone, ou bien encore à la
résolution des plus ardents
défenseurs de cette tradition
après la chute de Grenade et
l’exode progressif vers le
Maghreb des populations arabes
et juives. |
| |
| C’est le
musicologue français établi à
Alger, Jules Rouanet qui le
premier, en 1922[16],
donne le nom de Musique
andalouse à ce répertoire
raffiné aux confluences de tant
d’empreintes et d’emprunts que
tout diffusionnisme trouve là
ses limites. Quelques décennies
plus tard, c’est celui de
Musique arabo-andalouse qui
s’imposera[17] ;
mais on va lui contester son
point de vue trop occidental !
De toute façon aucune des
vocables ne peut démêler
l’inépuisable dédale de ces
interactions culturelles ; aucun
des patronymes ne peut contenir
toutes les dimensions et toutes
les métamorphoses d’un tel
essor musical sur une aussi
longue durée. |
| |
| J’ai pour ma
part plutôt qualifié les
chansons, les musiques, les
mélodies, les voix,
d’andalouses ou
d’arabo-andalouses parce
que ce sont tout de même les
vocables les plus usitées ;
parce qu’elles ont au moins le
mérite de rappeler le lieu de
l’histoire où l’aventure prit
son envol ; parce que ce sont
aussi celles privilégiées par
les musiciens-amis de Line Monty.
|
| |
| Mais cette
indécidabilité du patronyme,
au–delà même des conflits
qu’elle nourrit, renvoie à une
inconnue : la loi d’aimantation,
d’attirance, de conjugaison
heureuse de formes et matières
musicales étrangères d’esprit.
|
| |
| |
| Une
sensibilité réaliste bien
tempérée |
| |
| La tradition
réaliste de la chanson
française s’ancre, elle aussi,
dans une histoire de temps long.
À la fin du XIXe son répertoire
s’affirme comme emblème du chant
populaire à caractère social.
Après la seconde guerre
mondiale, sur des paroles plus
noires que rouges, le chant
réaliste dévient une affaire de
femmes. Passées par une
formation musicale, voire même
par le classique ou n’ayant
connu que l’expérience abrupte
de la rue, les messagères de ce
registre adoptent toutes un
phrasé, une tessiture de facture
semblable. Diction nette
détachant les intentions et les
mots, aisance dans les graves,
mélange de force vitale et de
mélancolie : cet engagement
vocal s’impose tant chez les
chanteuses du premier réalisme,
celui d’après Bruant, que chez
les chanteuses du réalisme de la
deuxième chance anobli par la
littérature, si talentueusement
représenté par Germaine Montero,
interprète de Mac Orlan. |
| |
| Ces timbres
féminins sont les vecteurs d’une
métamorphose de l’émotion
esthétique, désormais plus
attentive à quelque communauté
de destin. En effet, ce
répertoire campe des déchéances,
des solitudes bien circonscrites
autour des marins, des
prostituées, des ouvrières, des
mal aimés, des soldats, des
nomades, des égarés en tout
genre. Mais si la mort, si la
nuit rodent chez les Misfits
du chant réaliste, la folie des
passions, le pas de côté, la
désespérance peuvent finalement
frôler toute vie. Ce chant
nocturne est aussi celui qui
confère une dignité morale aux
sujets dont il traite. Ces
personnages errants, dévastés
acquièrent de la valeur, de la
superbe à travers l’embrasement
vocal de ces interprètes du
frémir triste de l’âme. |
| |
| Lorsque Line
Monty arrive à Paris dans les
années cinquante avec la volonté
de se produire sur scène, elle
va s’inscrire dans cette lignée
de narration et de voix qui
convainc le public, qui condense
les pulsations d’un imaginaire
collectif de la complainte. |
| |
| |
|
Question de concordance des
gammes |
| |
| Sa mère
chante « l’andalou ». Les
vedettes françaises chantent à
la radio. Eliane Serfati,
enfant, jeune fille, s’emplit de
tous ces airs. Établie à Paris,
dès février 1952, Line Monty
commence par enregistrer chez
Pathé Marconi plusieurs 78 tours
en langue arabe. Le succès alors
n’est pas au rendez-vous. Dès
l’année suivante, Line Monty
abandonne provisoirement la
chanson andalouse pour la
chanson française qui lui est
également familière. |
| |
| Les quelques
lignes consacrées à sa
biographie indique bien de
fréquents passages sur les
scènes les plus appréciées du
cabaret et du Music Hall
parisien, toutefois, il n’existe
aucun témoignage plus éloquent,
aucune archive de ses récitals,
de leur cadre, de leur amateurs.
Restent les traces partielles
gravées sur disques encore
conservés. De 1952 à octobre
1956, elle enregistre plusieurs
78 tours chez Pathé, accompagnée
par les orchestres de Raymond
Legrand, Marius Coste ou André
Popp ; de 1957à 1959, elle
enregistre au moins quatre 45
Tours chez Pathé, chez Pacific
accompagnée par les orchestres
de d’Adolfo Waitzman ou de
Pierre Guillermin. Un corpus
plus ou moins bien référencé de
son répertoire français commence
à se dessiner… |
| |
| Au seuil de
la description, de la
compréhension d’un chant, on est
comme paralysé. Est-ce le
sentiment d’impuissance à saisir
la vraie distinction qui timbre
cette voix ? Est-ce la crainte
de ne pouvoir traduire cette
intuition sensorielle de son
originalité qui soudain vous
frappe et s’échappe tout aussi
vite ? Je ne sais, mais le doute
est plus que méthodique, il est
envahissant. On est projeté hors
logos. Longtemps on écoute,
réécoute, on s’immerge, on
fredonne, on s’approprie
quelques refrains et puis il
faut se lancer. Pour commencer
par le plus simple, examinons
comment le répertoire français
de Line Monty coïncide ou non
avec les grandes thématiques
« réalistes ». La question se
pose dans la mesure où Line
arrive en 1950 et n’est donc pas
contemporaine de l’apogée du
genre, de la mise en lumière de
ses interprètes pendant la
période de l’entre-deux-guerres.
|
| |
| Entre
réimpression sur CD et musique
mise en ligne, le corpus
Chansons Françaises
accessible (à l’exclusion même
des chansons francarabes) de
Line Monty comporte environ
trente titres. Plus de la moitié
croise très directement les
couleurs sombres, ardentes du
chanté réaliste. Trahisons,
amours fatals, nostalgie des
guinguettes, hommage à
l’accordéon sur pointe d’argot,
souvenirs des beaux amants d’un
jour, acmé de l’incantation, de
la prière, de cette griffe
vocale qui, tel un cri, vous
heurte, poursuite de la valse
lente, de la valse musette, des
airs à danser le temps qui fuit,
le bonheur qui passe : toute la
palette si humaine de la tension
entre destin et consolation
irriguant la romance réaliste,
est bien là. Á quelques nuances
près toutefois qui signe un
début de différence par rapport
à Fréhel, Damia, Nitta-jô ou
Piaf par exemple. |
| |
| Allons
d’abord au plus frappant. Si
tous les titres Chansons
Françaises de Line épouse bien
le style narratif de la chanson
réaliste, les personnages ne
sont plus vraiment situés
socialement. Au fil de l’écoute
on ressent ˗ ce qui n’est pas
sans incidence sur l’engagement
vocal de l’interprète ˗ ce
décalage, cet effacement des
milieux, des anecdotes, des
rapports sociaux qui
constituait, bien en deçà et
au-delà de Bruant, l’une des
marques du réalisme en chansons
(Filles d’ouvriers, Du gris,
Les mômes de la cloche, Comme un
moineau, La veuve, J’suis dans
la dèche, Mon apéro, Elle
fréquentait la rue Pigalle, De
l’autre côté de la rue,
l’accordéoniste… etc ).
Seuls les flonflons du bal et le
miracle de l’accordéon parlent
encore de rencontres entre
« bourgeois et larrons ». Et
c’est avec la même assurance, le
même entrain gouailleur, heureux
que Line Monty entre dans la
valse : |
| |
« Ton
accordéon c’est le roi de la
rue,
Son rythme fripon, j’t’dis qu’ça
nous remue
Ton accordéon évoque les
guinguettes
Nogent, Robinson, frites et
midinettes
Dans le vaste cœur du gai populo
Il y a du bonheur que tu verses
à grands flots […] |
|
|
Ton accordéon
fait chanter la rue
J’ t’jure que c’est bon la
chanson des rues
Ton accordéon plaît même aux
rupins
Ils sont sans façons avec tes
tsoins-tsoins
Riches ou larrons, bourgeois ou
mendiants
Quand ça tourne rond
Tout le monde est content […] [18]»
|
| |
| Question
d’époque, de paroliers sans
doute … les soldats, les
errants, les prostituées, les
marins, les ouvriers se sont
éclipsés de la fresque chantée.
Détachée du fatum
social – à la différence de Piaf
qui crée en 1959 l’inoubliable
Milord, puis Marie-Trottoir
en 61, et Traqué en 63 – Line
Monty n’oublie pas pour autant,
les autres points forts de la
romance réaliste : cruauté
d’Eros, jeux jaloux de l’homme
et de la femme, prison du temps,
désir de croire. |
| |
| |
|
Bémols à la clef |
| |
| Sans doute
trop prompt au ralliement
partisan Gil Bernard, qui fut
l’un de ses compositeurs,
déclare à propos de Line Monty :
« Avec sa diction impeccable
et sa voix chaude pimentée de
mélismes qui révèlent aux
amateurs, une ascendance
méditerranéenne, elle renouvelle
le genre réaliste dans la
filiation de Damia, de Marjane,
de Piaf. [19]».
Elle ne renouvelle pas le genre
mais elle y introduit de
discrets écarts qui sont
d’ailleurs moins vocaux, moins
stylistiques qu’éthiques.
L’évidence de sa singularité
existe bien mais s’affirme par
d’autres cheminements. Au titre
de ces écarts expressifs nous
retiendrons les teintes qu’elle
donne à la mélancolie, au
frisson, à la supplique. |
| |
| La voix de
Fréhel, celle de Damia touche
souvent les sombres rives de la
mélancolie, parmi tant des
rengaines de cette humeur,
citons pour l’une – Où
sont-ils donc ?, chanson tendre-,
pour l’autre – Sombre
dimanche, Tourbillons d’automne.
Le chant de Line Monty semble
renouer avec cette inquiétude
mortelle : Ce beau
dimanche-là, Rendez-moi ma
chanson, Ce qui fut … Sans
archive filmique des prestations
de Line, on ne sait si elle
incarne, avec autant d’acuité
que ces devancières, le poids de
ce spleen à fleur de visage, de
regard. Reste qu’à l’entendre,
on sent poindre le phrasé d’une
douceur (vibrato léger,
modulations stabilisés,
absorbées par les tempi de la
danse) qui modère le chagrin. La
théâtralité de l’angoisse
n’affleure plus dans la voix :
pas de syllabes assourdies, pas
de résonnances brisées comme
chez Damia, pas de ruptures
intonatives, pas de syncopes
voilées comme chez Fréhel. Bref,
le chant énonce la peine mais
n’en est plus le miroir. Entre
caresse et retenue, est-ce à
dire que la dure mélancolie
glisse alors vers une douce
nostalgie ? Pour en juger,
suivons cette autre valse : |
| |
« Ce beau
dimanche là
Tu dansais dans mes bras
Dans cette auberge en fête […]
|
|
L’amour
guidait nos pas
En riant aux éclats […]
|
|
Souviens-toi […]
Notre baiser d’amants
Dans un brûlant désir
Tu venais te blottir
Sur mon cœur plein d’ivresse
En me jurant tout bas
Qu’il ne finirait pas
Ce beau dimanche-là […]
|
|
Ce beau
dimanche-là
Qu’il semble loin déjà
Dans sa mélancolie
Depuis que tant de chemins
Séparent nos destins
En brisant notre vie
Mais dans ta voix pourtant
J’écoute le printemps
Chanter sa mélodie […]
|
| |
| Line chante
une mélancolie qui rime avec vie
et mélodie … en voie
d’apaisement peut-être. |
| |
[…]Et je
pense qu’il faudrait un rien
Pour que le bonheur recommence
Le rien d’une chanson
Qu’un tendre accordéon
Soupire sans façon
Rien qu’un bal en plein vent
Un bateau nonchalant
Qui sur l’eau se balance
Sans crainte prends mon bras
Et tu retrouveras ce beau
dimanche-là.[20] »
|
| |
| Une
mélancolie qui, au regard de ce
dénouement, évoque l’éloignement
mais n’affronte pas
l’irréversible de la perte …
|
| |
| Si Line Monty
chante une mélancolie atténuée
qui n’est pas celle de l’âge
d’or de la chanson réaliste, son
répertoire des ivresses est plus
ambivalent. Il y a frissons et
frissons ! Ceux de l’étreinte
amoureuse chez Damia, chez Piaf
ou chez Line s’abordent avec la
même violence, que ce soit
incantation de l’amour sublimé,
ode à l’amour sensuel, ou
complainte de la jalousie. Les
récits se croisent : à
L’hymne à l’amour de Piaf
peut correspondre le titre
Parce que de Line Monty ;
face au fameux Mon
légionnaire d’Édith,
s’avance Le mauvais garçon
créée par Line ; à la
dévastation du personnage
masculin de La fille et le
gitan interprétée par Piaf,
répond Yasmina chantée
par Line ; la menaçante
Mauvaise prière de Damia
s’accorde avec L’amant que
j’ai choisi de Line Monty. Le
chant de cet enivrement, celui
des désordres de l’Eros
destructeur, voire meurtrier est
vériste. Alors que nous
constations précédemment que la
mélancolie s’atténuait in
fine d’espoir salvateur, le
tragique de la passion s’expose
sans repentir et sans police des
mœurs. |
| |
«Un beau
torse
Et bien hâlé de grands bras pour
me serrer
Des mains pour me caresser
Et des yeux qui vous font rêver
Et voilà
l’amant que j’ai choisi
Il est à moi, j’vous l’garantis
Mais si quelqu’un venait pour me
l’enlever
Alors j’crois que j’s’rai
capable de tuer
Mais voilà
Il est à moi
Nous nous aimons, nous adorons
[…] |
|
Plus de
torse bien hâlé
Plus de bras pour me serrer
Plus de mains pour me caresser
Mais des yeux, des yeux pour me
hanter
Et voilà
Regardez à mes pieds,
Dans ma folie J’ai bien visé
J’l’avais prévenu
Que si on voulait m’enlever
Que j’s’rai capable de tuer
Et voilà
[…][21] »
|
| |
| L’esthétique
du réalisme bien tempérée ne
couvre donc pas l’ensemble du
répertoire français de Line
Monty. Et c’est bien dans ces
chansons du bel, du fol
envoûtement que la voix de Line
s’approche, quelques instants à
s’y méprendre, de la voix de
Piaf : ample crescendo, attaque
coupante du mot, roulement plus
appuyé des «r», vibrato
maintenu, suivi d’un voisement
âpre ou brisé. Parole et voix ne
pouvant se dissocier, ce
registre semble ouvrir l’audace
lyrique de son souffle.
Toutefois, l’écho de l’abîme qui
souffre dans le chant de Piaf
n’affleure pas dans le geste
chanté de Line. Si la flamme est
bien là dans le corps-âme de sa
voix, il y manque la faille que
nous découvrions en un autre
moment de l’odyssée de son
chant. |
| |
| D’ailleurs,
la pondération reprend ses
droits quand il s’agit chanter
d’autres ivresses : celle de la
vitesse, celle du jeu. Il est
aisé de faire le parallèle
rythmique et thématique entre
L’homme à la moto
d’Édith «qui semait la
terreur dans toute la région»
(1956) et le héros De l’eau dans
ton vin (1958) de Line qui,
comme son titre ne le laisse pas
deviner, «confond joie et
fureur de vivre » et « roule à
plus de cent à l’heure »
vers le malheur ; elle chantera
sur la même veine Á tout
berzingue. Si l’homme à
la moto est une figure
diabolique sans rédemption, le
jeune hédoniste qu’invoque line
Monty, est entouré de
conseillers vertueux dont la
leçon lui parvient trop tard
peut-être ! : |
| |
« Tu te
crois plus fort que tout le
monde
Et tu roules à plus de cent à
l’heure
Au milieu des voisins qui
grondent
Mais tu les couvres d’un ton
moqueur […] |
|
Car pour
toi la vie c’est du bon temps
Et grisé égoïstement ivre
Tu t’en vas comme un fou droit
devant |
|
| Mets de
l’eau dans ton vin, t‘a pourtant
dit ta mère […] |
|
[…]T’as
passé une nuit du tonnerre
Et Gisou qui cuve ses whiskys
S’est endormie sur toi sans
manières
Après tout on s’en fout on a ri
La surprise de la partie fut
moche […] |
|
| Un virage
et le camion Quel fracas Tu
délires, |
|
Tu
entends dans le coma :
« Mets de l’eau dans ton vin,
c’est la voix de ta mère
Fais surtout pas l’malin, le
refrain de ton père
Respecte ton prochain crient
toujours les voisins
Accélère en chemin disent tous
les copains,
Accélère en chemin disent tous
les copains »,
Les copains, les copains[22] » …
|
| |
| Dénoncer les
plaisirs de l’excès : cette
tournure rééducatrice n’est pas
dans le ton de la chanson
réaliste qui fait flotter une
poétique de l’imprévoyance, des
moments volés, de l’indiscipline
ordinaire d’un entre soi
populaire. Tandis que Line
chante l’incurie du joueur qui
pariait «pour un dé, une carte,
un cheval [23]»,
on se souvient par contraste de
Damia, compatissant aux
protagonistes, se fondant au
décor de «On danse à la Villette[24]» :
|
| |
« […]
L’endroit n’est pas très
respectable
Pas beaucoup de fleurs sur les
tables
Mais on n’a pas besoin de mieux
En valsant les yeux dans les
yeux
Viens ma gigolette Oublions nos
ennuis
Pourquoi donc se casser
la tête
Vouloir singer les gens
honnêtes ?
Car même pour des galvaudeux
Quand on s’aime, un et un font
deux […] » |
| |
| Bien qu’il ne
soit pas constant, ce pli
d’assagissement confère, au
chant de Line Monty, un soupçon
d’honorabilité étranger à
l’imaginaire féminin de la
mélodie réaliste. |
| |
|
L’interpellation du sauveur, à
dimension humaine ou divine,
occupe également une place
décisive dans ces récits. Il y a
le destin ˗ cette fidélité à la
vie qui en a décidé ainsi˗ dont
les lois sont à déplorer, à
affronter, alors la chanson se
fait larmes ; alors elle se fait
charme, forme du vertige. Mais
la destinée, parfois bonne fée,
enfante aussi un rêve de
miracle, alors la chanson se
fait prière, rite sacré. Il est
important de rappeler que la
chanson est un théâtre de
non-dits ; que les interprètes
sont les messagères de ces
désirs silencieux d’aube,
d’orage, de héros, d’ange,
d’ex-voto. |
| |
| Nous touchons
là au troisième élément du
glissement éthique de la chanson
française de Line par rapport à
ses consœurs de répertoire et de
voix. Mais il ne faut pas se
méprendre, c’est avec une même
dramaturgie vocale, ciselant
souffle de crainte et puissance
de conviction que line comme les
autres « réalistes » implore
intensément l’au-delà. On peut
bien sûr remarquer que les
adresses célestes de Damia,
celles de Piaf sont plus
imagées, plus concrètes. La
suppliante de Damia est
historiquement située : c’est
une mère priant pour son fils,
soldat inconnu, «celui qui,
de la guerre, n’est pas revenu ».
Monsieur Saint Pierre
de Piaf ou même Emporte-moi
prient pour un paradis face à
des épreuves biographiques. Au
contraire, Line Monty dans
Donne-moi invoque, sur
tempo de blues,
sans indice historique ou
biographique, une déité beaucoup
plus abstraite : |
| |
«Où que
tu sois dans l’infini ou dans le
ciel
Qui que tu sois pétri de chair
ou d’irréel
Quelque soit le nom que l’on te
donne
Quelque soit la forme que tu
aies
Il est vrai que tu as sur nous
droit de vie ou de mort
Il est vrai […]
Alors
Donne-moi s’il te plaît, je t’en
supplie
Donne-moi […]
Un horizon pour mon cœur
L’infini dans ma voix […] »
|
| |
| La référence
explicative à l’affiliation
religieuse (juive ou catholique)
des unes et des autres n’est pas
satisfaisante. D’abord, c’est
oublier que les fictions du
geste chanté ont leur vie
propre, qu’elles ne sont
pas immédiatement superposables aux
romans des vies. D’autre part,
lorsque Piaf interprète Les
croix, elle dilate son chant, en
hymne de foi universelle, tandis
que Line Monty interprétant deux
années plus tôt Sainte
Madeleine, n’hésite pas à
se tourner vers l’une des
figures les plus incarnées des
Évangiles. Le décalage moral
existe pourtant. Car dans leurs
appels à la Grâce, ces
chanteuses se partagent entre
messagères d’une piété de la
délivrance et messagère d’une
piété de l’espérance. |
| |
| |
|
Tropismes |
| |
| Toutes ces
nuances de retraductions du
message réaliste sont
pertinentes. Elles nous
indiquent non que Line Monty
renouvelle le genre, mais
qu’elle se pose en observatrice
du répertoire approprié. Elle se
tient, semble-t-il, en empathie
raisonnable par rapport aux
protagonistes des refrains.
Quand on est un regard, aussi
bienveillant qu’il soit, on ne
peut jamais totalement adhérer à
l’action, et en l’occurrence,
livrer, à travers ses chants, la
promesse de son autoportrait.
Ses devancières ont souvent
assumé ce contrat de confidence
et de catharsis envers un
public-miroir. Celle qui
observe … garde une retenue, se
range du côté d’une morale plus
consensuelle dont nous venons de
relever les subtiles
déclinaisons et qui d’ailleurs,
s’accorderont mieux à l’éthos
des mélodies andalouses devenues
ses préférées. Cela nous dit
également que, malgré ces images
de grande chanteuse, de belle
conviction et de belle émotion
vocales, l’imaginaire de sa voix
se dérobe. Allions-nous le
découvrir, en effleurez quelque
intuition ou bien renoncer à
cette quête ultime ? Pourtant
quelque chose changea. Au-delà
de l’air, de son battement, il y
eut une percée de la parole. Une
unité sensible entre souffle du
chant et du souffle de l’Être
venait, par surprise, de toucher
notre tympan. |
| |
| |
| Des
musicalités qui s’aimantent |
| |
| Line Monty
entame L’Orientale,
composée par Youssef Hagège. Je
n’y prête pas au début une
grande attention, Enrico
Mathias, ayant, dans mon
souvenir, routinisé ce titre à
faible signification, me
semblait-il, et à mélodie
vaguement orientalisante. Et
c’est pourtant à cette écoute
que je reçois le vrai
retentissement esthétique de la
voix de Line Monty qui se livre,
enfin, dans son lyrisme et sa
poétique propres. |
| |
| C’est aussi
son premier succès en chanson
francarabe ; je comprends que
cette désignation rapide ne dit
rien de la fécondité de
l’alternance entre langue
française et langue arabe. On
imagine un jeu de traduction
simultanée pour les publics
composites ; une facilité que
les auteurs eux-mêmes banalisent
au nom d’une tradition de
multilinguisme propre aux
musiciens juifs. |
| |
| Mais
j’entends bien autre chose dans
cette juxtaposition de phonèmes
et de sens étrangers, j’entends
l’étonnant épanchement de cette
interprète dont nous avions
précédemment analysé la mesure.
Je pourrai bientôt discerner que
cette bascule émotive
provient d’une contagion
d’esprit et de cœur entre ces
deux textures langagières, entre
leurs deux musicalités. La
contagion est palpable à même le
grain de la voix et l’effet est
troublant. L’ouverture
instrumentale à la flûte, à la
cithare est courte ; la première
strophe s’installe en français :
|
| |
« On
m’appelle l’orientale
Au regard fatal
On m’appelle l’orientale
La sentimentale |
| |
| La même
strophe enchaîne en arabe
littéral ou dialectal, nous ne
saurions le dire. Cette
morphologie de départ se
répète ; au total, quatre
strophes en français, quatre
strophes en arabe, avec un
intervalle mélismatique puissant
à la troisième strophe et
l’envol final sur un « On
m’appelle l’orientale » qui
vibre entre proclamation et
déchirement. |
| |
| Ayant posé
l’hypothèse d’une contamination
des musicalités langagières,
révélatrices d’enthousiasme dans
sa voix, il faudrait dans
l’idéal, être en mesure de
définir ce qu’une langue fait à
une voix. Bien loin de là, mon
bagage est mince puisqu’en
l’occurrence, je ne connais pas
l’arabe ni même aucune langue
sémitique. Il reste que sans
être une experte en phonétique,
tout le monde peut à l’oreille
constater cette densité
consonantique du phrasé de la
langue arabe ; densité qui
modifie tout le paysage vocal
par rapport aux inflexions de la
langue française. |
| |
| Trois
impressions se détachent. La
première relève cette présence
marquante de la matérialité
bucco-laryngée de la phonation,
comme si muscles des plis
vocaux, pressions de l’air et
trafics de gorge vous devenaient
perceptibles. La seconde
s’attache à cette dominance de
la raucité qui, là, n’est plus
seulement une affaire de timbre,
comme chez Piaf par exemple,
mais également une question de
segments gutturaux propres à la
langue chantée. La troisième
enregistre toute une palette de
contrastes qui vont définir
l’enveloppe sonore et expressive
qui est émise et transmise. Il y
a ces accents très rudes
plantant le point d’articulation
du mot au voile du palais ; il y
a ces aires d’embrasement des
modulations vocales nées des
jeux d’allongement des voyelles,
des effets de pharyngalisation,
de glottisation ; puis, entre
corporéité et ornements de la
voix, sort de cette bouche, de
cet art, la vague d’une grande
fêlure existentielle, cosmique,
on ne sait. C’est elle qui vous
décontenance et vous gagne. |
| |
| Et phénomène
curieux, c’est l’articulation
arabe que l’emporte sur la
française, dans le sens où, par
une loi d’attraction imprévue,
le phrasé de langue française de
l’interprète se modifie au
contact de l’autre langue.
Accentuation plus prononcée des
syllabes, découpe plus âpre des
mots, effusion très ample des
vibratos : l’écho de l’arabe se
déplace vers la ligne mélodique
du français. Et c’est la
totalité de la chanson qui s’en
trouve transportée vers son lieu
d’élection et de transe. |
| |
| On éprouve en
effet « le sentiment »˗ peut-on
parler d’autre chose ˗ que le
chant de Line Monty vient de
trouver là sa tonalité
fondamentale, son humus, son
point d’équilibre entre flamme
et faille. Ceci nous amène à
poser ˗ outre ce problème
paralinguistique des
chevauchements musicaux des
langues ˗ la question de ce qui
génère le Tahar de son chant.
Nous ferons l’hypothèse qu’il se
nourrit d’un deuil impossible,
d’un deuil sacré de sa première
langue maternelle : celle qui
est première, celle qui nous
devance, qui charrie nos
affects, qui dit notre histoire
souterraine. Le propos peut
sembler paradoxal ; en effet, on
ne peut supposer une antériorité
de la culture arabe, de sa
langue parlée dans cette famille
française juive. Mais cette
antériorité est celle de sa
version chantée, celle donc, de
cette oralité profonde et dont
sa mère, amatrice de mélodies
algéroises andalouses, lui a
transmis l’engramme vocal,
l’empreinte-source, dès
l’enfance. Plus largement même,
on décèle là un rapport intime,
secret de Line Monty à la langue
arabe, à sa variante dialectale
surtout. En effet, les témoins
insistent sur «sa manière
irréprochable » de chanter
cette langue qui n’était
pourtant pas, semble-t-il, sa
langue d’usage courant. Un lien
d’amour qui reste énigmatique
donc ? |
| |
| Mais aussi un
lien qui, s’il est pris plus
historiquement, pose la question
de l’identité juive séfarade
dans son rapport à la langue de
communication dans un milieu où
la situation de diglossie se
maintient en dépit des succès et
du prestige de la francisation.
Même si Éliane Serfati (Line
Monty) vit dans une famille
francophone, il est difficile de
faire silence sur l’arrière-plan
linguistique complexe des
communautés séfarades descendant
des juifs émigrés d’Al-Andalus.
Longtemps dans tout le Maghreb,
ces dernières parlèrent une
langue judéo-romane (le Ladino)
de vocabulaire castillan et de
syntaxe hébraïque qui, tout à la
fois, précède, facilite
l’acquisition du Français[25]
et multiplie les emprunts aux
parlers arabes locaux. Echanges
de pratiques et adaptations
langagières se diffusent entre
communautés judéo-arabes et
communauté judéo-espagnoles.
|
| |
| Il s’agit
bien sûr là que d’une hypothèse
mais – au-delà de la mémoire
d’échelle biographique, au-delà
de la mémoire de surface- on
peut se demander si la bonne
question n’est pas celle du
degré d’éloignement ou de
proximité, que la francophonie
des séfarades d’Alger, d’Oran
entretient avec ce passé
linguistique polyphonique ? De
quels signifiants ancestraux, de
quelles biffures des gorges
d’autrefois, de quelles zébrures
des souffles de jadis
reste-t-elle toujours
empreinte sans pouvoir se
souvenir ? Ce serait dire alors
que Line se met en quête de cet
habitacle des inflexions
désertées … elle qui fut
accréditée d’une identité
espagnole lors d’une tournée
madrilène où elle se mesura aux
accents du flamenco ; elle qui
chantait l’algérois, dialecte
mêlant outre grammaire et
lexique arabes, des composantes
romanes, des apports berbères,
des mots d’origine ibérique,
tout comme l’arabe oranais ou
l’arabe andalou. Est-ce à dire
Line Monty, voix-palimpseste ?
|
| |
| |
| Le
chant de l’exode |
| |
| « Balkad
alkarb … je ne savais ce que
cela voulait dire, je ne
comprends pas l’arabe, mais en
entendant ce mot, quand Line
Monty le chantait, j’avais
toujours un pincement au cœur,
d’ailleurs même aujourd’hui je
ne sais toujours pas ce qu’il
veut dire […] » : déclare
le journaliste qui, pour
l’hommage radiophonique dédié à
Line Monty, est venu à Marseille
interroger son accompagnateur de
prédilection, Maurice El Médioni.
« Ce mot ça veut dire la
peine, l’angoisse, on était
peiné, on était très angoissé,
c’était en 62, on avait le
sentiment d’avoir quitté une
bonne terre et on pensait qu’on
voulait nous planter dans du
ciment. Un arbre qui est planté
dans une bonne terre, il ne peut
pas pousser dans le ciment »
lui répond ce frère en musique
pour Line. Il fut son pianiste
sur plus d’un demi-siècle. Á la
date de l’entretien, line est
morte depuis quelques mois. |
| |
| Ce
tressaillement au son du
Balkad alkarb inconnu,
provient, dans le répertoire de
Line, de la chanson sans doute
la plus emblématique de cette
mélancolie propre à l’exil qui
féconda tant de musiques
universelles rappelant, elles
aussi, sur quelques notes, que
«Tous les matins du monde
sont sans retour». |
| |
« Chante,
chante ma guitare
[… ] Mon âme s’égare
Et mon cœur sombre dans l’ennui
Le chemin qui nous sépare
Tout à coup se raccourcit
Quand le Balkad alkarb de ma
guitare
Vient d’ m’ parler de l’Algérie.
|
| |
| Ce sont là
quelques phrases de Ma
Guitare et mon pays à la
structure beaucoup plus proche
de la nouba
traditionnelle que la
composition de L’Orientale
inspirée du style de la variété.
Cette chanson est le fruit d’une
odyssée sans Ithaque dont El
Médioni sait le périple : « Ma
guitare et mon pays : cette
chanson c’est à moi qu’elle a
été offerte par l’un de ses
compositeurs Jo Benaïm, à Oran.
Ils étaient trois compositeurs
dans un camp de concentration
qui était dans le sud oranais.
Au début de 42, ces soldats
juifs qui avaient vingt ans, ont
été mobilisés et ça devait
servir de premier camp de
concentration pour déporter les
juifs. Les américains ont
débarqué le 18 novembre 1942,
ces soldats ont été libérés et
ils sont allés combattre dans
l’armée du Général Juin, ils ont
fait la campagne de Sicile,
d’Italie, de France… Et ces
soldats chantaient une chanson
qui s’appelait «Prisonniers ».
El Médioni fredonne : |
| |
« Prisonniers loin des mes
frères fidèles,
Barbelés, barbelés, je voudrai
avoir des ailes…
Pour m’enfuir loin d’ici … »
|
| |
| Il reprend
son récit : « Un des trois
compositeurs, le seul survivant,
fin 61, je m’apprêtais à quitter
Oran ; il m a dit cette chanson
– elle n’était pas déclarée à la
SACEM-, je vous l’offre … et
quand on est arrivé à Paris, je
me suis dit, elle est belle
cette chanson ; j’ai eu envie de
faire une chanson de
circonstance sur la nostalgie,
les regrets de notre pays. J’ai
pensé peut-être … Line Monty
sera intéressée. Et oui. Quand
elle l’a entendue, Line, elle
est devenue dingue pour cette
chanson. Elle m’a dit, ça va
être un gros succès dans nos
chansons franco-arabes.».
|
| |
| Comme un
tableau qui en recouvre un
autre, les paroles de l’imminent
déracinement prennent le relais
du chant des anciens détenus.
Don de musiciens à musiciens, la
même ligne mélodique porte
l’écho d’un peuple, rapproche
les épisodes de l’histoire, les
nimbent d’un pareil vague à
l’âme. |
| |
| |
| Une
effusion à son acmé |
| |
| Dans cette
mouvance de la «nostalgérie»
comme la nomme El Médioni, Line
Monty chantera notamment
Alger, Alger créée par Lili
Boniche, pionner de la chanson
francarabe. Toutefois,
c’est vers le chant andalou, le
chant maghrébin de langue arabe
qu’elle va bientôt se tourner,
délaissant progressivement la
voix française de son
répertoire. Elle osera même
s’aventurer dans quelques
reprises du chant oriental
canonique à la façon d’Oum
Kalsoum. Mais sans formation
musicale, sans initiation
magistrale à cet univers, elle
ne pouvait rivaliser avec les
grandes concertistes, telles
Fadila Dziriya, Rainette
l’oranaise, occupant cette scène
classique d’une coutume savante
soucieuse de sa pureté. |
| |
| Ses titres
les plus célèbres : Habibi
Mchali, Khdaatini, Ektebli
Chouïa, Yaqalbi Khali’hal,
L’aine ghezret tel aine, Farahni
mara, Ana loulia, Ya ghorbati,
Ana ene hobbek, Berkana Menkoum,
Khaleouni n’ghani, Yalli
oyouniki, … conformément en
cela à la tradition des chants
orientaux, parlent le plus
souvent d’amour, décliné dans
les gammes de ses peines, de ses
promesses, de ses attentes. On
est toutefois loin de l’éthos
passionné de la chanson réaliste
plus rude, plus cruelle, plus
sulfureuse, sans doute plus
charnelle aussi. Certes, les
paroles de ces chants andalous
nous échappent en grande partie.
Malgré l’aide de quelques
traductions, nous ne bénéficions
d’aucune immersion dans cette
langue totalement étrangère. Et
ce manque est sans recours.
Toutefois, l’écoute attentive de
ces titres nous permet d’avancer
que cette sensualité du signifié
véhiculé par la chanson
réaliste, se trouve cette fois
reportée, voire décuplée,
exaltée dans les lacis des
signifiants de la voix. |
| |
| Parmi tous
ces chants d’amour, la
virtuosité interprétative de
Line Monty va se déployer sur le
sentiment le mieux accueilli, le
plus universel d’entre eux, sans
doute, à savoir, celui célébrant
l’amour filial et maternel.
« C’est son morceau de
bravoure » déclare Maurice
El Médioni. Ya oumi (ô
ma mère) n’est pas une chanson
anodine. Ni par son histoire, ni
par son contenu. Elle naît dans
un texte, un court poème écrit
par Youssef Hagège, musicien
poly-instrumentiste, compositeur
d’une centaine de chansons …
mais aussi juif tunisien vivant
à Paris, loin des siens.
Modeste, enjoué Youssef face
caméra se confie[26] :
« On a un peu la nostalgie
quand on a quitté les parents,
alors j’ai fait un petit poème
en français ». Joignant le
geste à la parole, il se met à
lire, ce qui sera le
poème-source de l’emblématique
Ya oumi : |
| |
«Le soir
avant de m’endormir
Quand je regarde ta photo
Maman
Mon cœur s’étreint de souvenir
Et tu me dis encore à bientôt
Maman
Si pour longtemps je voulus
partir
Tu ne me disais jamais non
Maman
Souvent dans un grand silence
Dans ton regard plein de
douceur
Je retrouve notre insouciance
Nos joies, nos pleurs
Maman
Et rêveur je revois sans cesse
ton visage
Que j’aime tant
J’ai besoin de ta douceur
D’entendre ta voix
Tu comprends
Maman. » |
| |
| Or, est-ce
une question de changement
d’univers linguistique avec tous
les déplacements de charge
sémantique, de connotations
lexicales qui lui sont
associés ? Est-ce une question
de passage, non pas d’une langue
à l’autre, mais plutôt d’un
texte à sa version musicale ? Ou
bien encore, est-ce une question
de mutation du locuteur (dans le
texte, c’est un fils qui
s’adresse à sa mère ; dans le
chant, ce sont des voix de
femmes et donc de filles qui
incarnent cet hymne filial) ?
Rien ne nous permet de trancher
entre ces hypothèses, reste le
constat d’une métamorphose entre
cette retenue du poème initial
et le caractère beaucoup plus
vibrant, vertigineux de sa
version chantée ; différence
dont la dramatique
interprétative de Line Monty ne
fait qu’accentuer l’écart, muant
la douceur en douleur, voire en
obsessionnel tourment. Peut-être
cet excès pathétique, cette
résonance intérieure des mots
que Line Monty canalisait dans
son répertoire réaliste
francophone, trouvent-ils là
leur milieu d’expression, comme
déjà les accents de son
répertoire franco-arabe nous
l’ont fait ressentir. |
| |
| |
|
يا اُمّي، يا اُمّي، يا
اُمّي
Oh mother, oh
mother, oh mother
اِسمِك دايماً في فُمي
You name is
always on my lips
يا اُمّي، يا اُمّي، يا
اُمّي
اِسمِك دايماً في فُمي
من يوم اِلي عينيا شافُ
الدونيا
From the day
my eyes saw the world
شافُك يا اُمّي
Saw you, oh
mother
لعزيزة
عليا
So precious
to me
ضحكُ معك
With your
smile
ضحكُ معك
ضحكُ معك
و بقاُ ياصيرُ شويا
|
| |
| |
| Entrer dans
cette mélopée ˗ici prière
tournée vers l’icône maternelle˗
ce n’est pas seulement quitter
les rives d’une langue
perceptible, c’est aussi quitter
l’univers esthétique et culturel
de la chanson, ce condensé de
musique mémorisable, cet art
elliptique du récit ou des
ambiances ciselées toujours
courant vers son point de chute.
Le temps de la chanson est donc
˗indépendamment même des
contraintes sérielles de
l’enregistrement˗ un temps court
et orienté. Dans les voix
d’Orient, plus de chanson donc,
mais un chant qui s’apparente à
un voyage sans fin dans un temps
circulaire. Peut-être Nietzsche
aurait-il pu y trouver l’image
sonore de « l’éternel
sablier de l’existence sans
cesse renversé [1]»,
l’image sonore de la
clairvoyante et lourde pensée de
l’éternel retour. Mais c’est
aussi le temps des mille et une
nuits à la poursuite d’un
dénouement jamais atteint.
Malgré cette impression de
circularité, ces suites
musicales relèvent pourtant d’un
agencement coutumier de propos
et de rythmes qui permet de
parler d’un prélude lent –
un stikhbar - qui expose
pendant quelques minutes le
sujet chanté. Tandis que le
rythme s’accélère, le thème se
précise. La progressive
précipitation du tempo parvenu à
son faîte, clôt cette suite qui
semble, dans l’idéal, ne jamais
pouvoir s’arrêter. |
| |
| Dans la
version de Line Monty, Ya oumi
dure un peu plus de dix minutes.
L’arrangement joue bien sur
l’alternance entre lenteur
plaintive et attaque nerveuse de
la coloration rythmique. Mais
Line Monty multiplie les
variations de rythme, les
combinaisons de tempo et
d’ambiance qui se répondent en
miroir. Elle s’écarte en cela du
tracé prévisible ; elle
calligraphie cette ligne de
chant ; elle éploie sa musique
vocale à la façon d’une
symphonie. |
| |
| |
|
And I stayed
and I grew up a bit
مو حال ننسى
I won’t
forget you
مو حال ننسى
سُندك إلي ضمني
Your support
which protected me
يا اُمّي
يا اُمّي
يا اُمّي
يا اُمّي
يا اُمّي، يا اُمّي، يا
اُمّي
اِسمِك دايماً في فُمي
يا اُمّي، يا اُمّي، يا
اُمّي
اِسمِك دايماً في فُمي
من يوم اِلي نطق فُمي قلُ
وتكلم
From the day
I opened my mouth and spoke
عمري يا اُمّي
My life, oh
my mother
انا فيك من سالِم
I am safe
with you
نُفرح معك
I rejoice
with you
نُفرح معك
نُفرح معك
نُفرح معك
و معك نُسهُر نتعلم
|
| |
| |
| La
caractéristique du chanté de
type oriental, c’est d’abord le
dialogue entre le vocal et
l’instrumental que souligne le
prélude. L’effleurement très
doux d’un piano et d’un luth
ouvre le temps de la mélodie,
l’intensité de la résonance
vocale de Line Monty, dès son
envol, vient rompre cet
apaisement. Avant que le solo de
la flûte ne vienne marquer la
fin du prologue, à la différence
de l’interprétation de la jeune
Warda, première interprète de ce
standard, de celle plus tardive
de José de Suza, l’engagement
vocal de Line est déjà très
soutenu ; l’auditeur est pris
par l’immédiate vivacité de ses
premières montées en puissance,
l’ondoiement de ses premiers
mélismes, pourtant à peine
esquissés. |
| |
| Après ces
trois minutes introductives,
surgissent les percussions, (naghrates
et derbouka) qui vont à la
plainte filiale, substituer une
énergie, un répit de courte
durée, mais dont la scansion
rythmique appuyée, monochrome
peut s’apparenter à la forme
chansonnière du refrain,
s’imprimant alors trop
facilement, pour le profane,
comme la signature de la
«chanson ». Ceci permet à
nouveau d’insister sur le
caractère hétérodoxe de la
chanson andalouse, algérienne de
Line Monty qui garde toujours
cette influence du métissage à
la variété, aux rythmes
occidentaux. |
| |
| « Elle
emmène très loin cette chanson,
dans un passé que je n’ai même
pas connu et qui pourtant me
manque.» Comme le souligne
cet auditeur s’exprimant sur la
toile, il coule dans cette voix,
une capacité évocatrice de
l’absence vraiment troublante,
hors du commun. Les paroles
insistent de façon beaucoup plus
viscérale sur ce lien maternel :
« Je veille en t’imaginant,
je remercie ton lait qui coule
dans mon sang… Je suis devenue
sauvage le jour où je t’ai
quittée …Ton image est imprimée
dans mes yeux, dans mes
oreilles, ta voix est toujours
dans mon chant ». Au-delà
de la maladresse de la
traduction, on constate bien que
l’on aborde là un registre
beaucoup plus violent de cet
attachement, amour absolu et
dévorateur. |
| |
| |
|
And I stayed
up studying with you
نُشْكُر حليبك
I thank your
milk
نُشْكُر حليبِك
اللي يجري في دمّي
Which flows
in my blood
يا اُمّي
يا اُمّي
يا اُمّي
يا اُمّي
يا اُمّي، يا اُمّي، يا
اُمّي
اِسمِك دايماً في فُمي
يا اُمّي، يا اُمّي، يا
اُمّي
اِسمِك دايماً في فُمي
من يوم بعدت عنّك طال عليا
وحشي
بغُرْبتي يا اُمّي اِمرر
احنيا
While I was
abroad, oh mother, I stopped
craving for you
ابداً
Never
ابداً
ابداً
خيالِك يخطى عينيا
|
| |
| |
| Et l’on
perçoit, dans le corps de la
voix de Line, des larmes, des
déchirures adhérant à la raucité
de son timbre, à l’amplitude de
ses onomatopées, à la vague
lente de ses vibratos. Difficile
de donner un visage plus
emphatique à l’image sonore
d’un arrachement vital. |
| |
| |
|
Your image is
traced [in] my eyes
و في وِدنيا
And in my
ears
و في ودنيا
صوتك دايم في اِغانّي
Your voice is
always in my songs
يا اُمّي
يا اُمّي
يا اُمّي
يا اُمّي
يا اُمّي، يا اُمّي، يا
اُمّي
اِسمِك دايماً في فُمي
يا اُمّي، يا اُمّي، يا
اُمّي
[I’ve been]
wild from the day I left you,
you continued to look over me.
|
| |
| |
| Palpitations.
Envols. Ressacs. Mer houleuse.
Sans balise directe des
signifiés, je me perds dans
l’onde de ses signifiants
vocaux. Sans pouvoir distinguer
ni phonèmes, ni unités
lexicales, des mouvements se
dessinent, s’enroulent sur
d’élégantes chorégraphies,
déchaînent des orages, s’irisent
pareils à des vitraux, naviguent
pareils à des nuages.
J’entrevois un ciel changeant
sur lequel les mots planent
comme de grands oiseaux égarés ;
fils des songes et du feu, ils
voguent tantôt graves, tantôt
caressants, tantôt si menaçants.
|
|
اِسمِك دايماً في فُمي
من يوم اللي بعدت عنكُم يا
اُمّي و ناست
From the day
I left you all and I forgot
سحراً انخمم و اروح اِناسي
I feared that
magically I would go and forget
نتفكر
[but] I think
(about you)
نتفكر
نتفكر
نتفكر
معكم نزها ونقسي
Together we
thrive and struggle
طلبك يا ربّي
I implore
you, oh Lord
تلقب يا ربّي
نموت كان بَن ناسي اُمّي
I’d die
before forgetting my mother[28]
يا اُمّي
يا اُمّي
يا اُمّي
يا اُمّي
يا اُمّي، يا اُمّي، يا
اُمّي
اِسمِك دايماً في فُمي
يا اُمّي، يا اُمّي، يا
اُمّي
اِسمِك دايماً في فُمي
|
|
| « A noir, E
blanc, I rouge, U vert, O bleu :
voyelles, je dirai quelque jour
vos naissances latentes [29]»…L’allongement
des voyelles si prégnant, si
souple dans l’interprétation de
Line, me frappe le tympan et le
cœur comme un interminable
espace de suspens où les mots ne
sont plus que leur écho, leur
ombre étirant le poème du monde.
|
| |
| Comme bien
des voix populaires marquantes,
celle de Line Monty est entrée
dans la nuit. Faute d’archives,
de recherche, de transmission.
L’étude de ce chant porte
d’abord vers une saisie des
pleins et déliés de sa beauté.
Puis, on est surpris par la
force des enjeux
inter-linguistiques et inter-civilisationnels
qui le parcourt. Voilà que cette
musique vocale s’ouvre à la
grande histoire, aux conflits
culturels, politiques,
idéologiques du passé, du
présent qui en dessinent jusqu’à
l’oubli même. |
| |
| o
o o |
| o |
| |
| |
| |
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____________________________ |
| |
|
NOTES |
| |
[1] Version
longue de mon article paru sous
le titre : "Des chansons
réalistes aux mélodies
andalouses, Line Monty, une voix
souveraine" in Interculturalité
et réaffiliations, hommage au
professeur Giles Ferréol, (Dir.
Jean-Yves Causer) EME éditions,
2022.
[2] Joachim Du Bellay, Regrets.
[3]Qui signifie en son acception
première «attendre son tour»
P.43 in Christian Poché, La
musique arabo-andalouse, Actes
Sud, 1995.
[4] Hervé Rotten conférence en
ligne, Musiques, langues et
chansons juives, 2017.
[5]Youcef Dris, Le Malouf, Edilivre,
2017, Saint-Denis
[6] In CD, DVD, Les stars du
Music Hall d’Algérie, collection
Éditions Nocturne, 2006.
[7] Acronyme de Tunisie,
Algérie, Maroc.
[8]Abed Azrié, né à
Alep en 1946, est un
chanteur et
compositeur franco-syrien,
auteur de deux oratorios, quinze
albums de chants, de plusieurs
musiques de films et plusieurs
livres dont la traduction de
l'épopée de Gilgamesh en
français.
[9]Extrait du document
audio-visuel Juifs de la musique
arabo-andalouse Partie 2 ,2003.
[10]Extrait du document
audio-visuel Musique andalouse
(Salim Hallali, Lili Boniche).
[11]Lili Boniche (1922-2008) est
un
chanteur
français d'Algérie de
musique arabo-andalouse. Son
répertoire comprend des styles
variés comme le
chaâbi, les
rumbas algéroises qui sont
très populaires.
[12]Rachid Taha (1958-2018)
est un
chanteur
algérien ayant résidé durant
la majorité de sa vie en
France. Sa musique est
inspirée par différents styles,
tels que le
raï, le
chaâbi, la
techno, le
rock'n'roll dans le contexte
qui a suivi le mouvement
punk.
[13] In document audio-visuel
Les Zazous du francarabe, les
crooners de la casbah, 2000.
[14]Musiques et musiciens
d’Algérie (XIX-XX Siècles) :
destins croisés, fiche
pédagogique Musée de l’histoire
de l’immigration, exposition,
Septembre-Janvier 2013.
[15] Christian Poché, La musique
arabo-andalouse, Actes Sud,
1995.
[16] Christian Poché, op.cit.
[17] Omar Métioui, La musique
arabo-andalouse, in Horizons
maghrébins, n°43, 2000.
[18] Ton accordéon (M. Denoux –
R. Clauzier) enregistré en 1959
par Line Monty, 45 tours
Pacific. Ce titre sera plus tard
interprété par Georgette Plana.
[19] Je chante, magazine,
op.cit.
[20] Ce beau dimanche-là, Louis Poterat, Henri Boutayre.
[21] L’amant que j’ai choisi, Lyane Mairève.
[22] De l’eau dans ton vin, Gil
Bernard, 1958.
[23] Il jouait, Charles Dumont,
1960.
[24] On danse à la Villette,
Jacques Larue, 1944.
[25] Yossi Chetrit, L’influence
du Français dans les langues
judéo-arabes d’Afrique du Nord,
texte en ligne, Dossier sur les
langues juives de la diaspora,
Plurielles, n°7, 98-99
[26] Youssef Hagège, Le dernier
des mohicans, Youtube, octobre
2015.
[27] Nietzsche, Le gai savoir,
Gallimard, 1964.
[28] Maïra al-Manzali,
traduction en ligne blog at
wordpress.com.
[29] Arthur Rimbaud, Voyelles.
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