Joëlle-Andrée Deniot Professeur de sociologie à l'Université de Nantes - Habiter-Pips,  EA 4287 - Université de Picardie Jules Verne - Amiens Membre nommée du CNU
 >Equipe Lestamp Fiches individuelle des Membres
Université de Nantes sociologie  Colloque Sociétés de la Mondialisation
 

Cliquer sur l'image...

 
Université de Nantes Sociologie
 
Prolétarisation des mondes ouvriers
Nantes L'excès-la-ville Histoire Sociologie
Le rire de Norma Jean Baker Marylin 2012
Hommage à C Leneveu.-Il n'est pas besoin..
A so small world : interdit sociologique
Traces et contrastes du décor populaire
Variations anthropologiques
Hommage C Leneveu-Le poids la perte des mots
Les ouvriers des chanson
L'envers du décor : les peuples de l'art
Les ouvriers Nazairiens ou la double vie
Parlers ouvriers, parlers populaires
Corps et imaginaire dans la chanson réaliste
Apocalypse à Manhattan
Du commun, Critique de sociologie politique
Des cultures populaires
Odyssée du sujet dans les sciences sociales
Espaces-Temps Territoires/réseaux
ebook Bilan réflexif Itinéraires Sces sociales
Rapport à l'écriture
Sciences sociales et humanités
Un "art" contre-culturel, la rave..
Le temps incertain du goût musical
 
 
Les peuples de l'art
French popular music
Libre prétexte
De Bretagne et d'ailleurs
Eros et société Lestamp-Edition 2012
Des identités aux cultures
The societies of globalisation
Changements sociaux/culturels ds l'Ouest
Saint-Nazaire et la construction navale
L'ouest bouge-t-il ?
Crises et Métamorphoses ouvrières
Usine et coopération ouvrière
Transformation des cultures techniques
E Piaf La voix le geste l'icône-Anthropologie
La CGT en Bretagne, un centenaire
Espaces Temps & Territoires Lestamp-Ed.

Edith Piaf La voix le geste l'icône
 
Evenements Annonces Reportages
 
 
25, Boulevard Van Iseghem
44000 - NANTES
Tél. :
Fax :
02 40 74 63 35, 06 88 54 77 34
02 40 73 16 62
lestamp@lestamp.com

  > Newsletter lestamp  
 

www.sociologiecultures.com Découvrez des synthèses portant sur des thèmes de la sociologie et du développement des cultures populaires, de l'esthétique de la chanson, des connaissances appliquées. Des tribunes s'engageant sur le rapport de l'anthropologie fondamentale des sociétés et des politiques aux sciences sociales, des liens vers des sites web de référence. Si vous voulez les télécharger en vous abonnant, Lestamp-copyright. cliquez ici.

 
 

Galerie Delta Paris 7 09 2012 J A Deniot M Petit-Choubrac,J Réault  L Danchin, J L Giraudtous édités au  Lelivredart

 
Sociologie Nantes

 

Joëlle Deniot Professeur de sociologie à l'Université de Nantes - Habiter-Pips,  EA 4287 - Université de Picardie Jules Verne - Amiens Membre nommée du CNU Affiche de Joëlle Deniot copyright Lestamp-Edition 2009

 
Sciences sociales et humanités Joëlle Deniot et Jacky Réault : colloque l'Eté du Lestamp avec HABITER-PIPS Université de Picardie Jules Verne.

Université de Picardie Jules Verne- LESTAMP, Amiens H-P Itinétaires de recherche à l'initiative de Jacky Réault

Joëlle Deniot et Jacky Réault Etats d'arts Affiche de Joëlle Deniot copyright Lestamp--Edition 2008



 Joëlle Deniot Jacky Réault 2006 Invention de l'Eté du Lestamp devenu Colloque du Lieu commun des sciences sociales

 
 
Prise de parole en public
Gestion des connaissances KM
Gestion des conflits
Bilan professionnel
Ingénierie de formation
Certification des formateurs
Préparation au concours
Orientation professionnelle
Formation au management public
Conduite de réunions participatives
Gestion du stress au travail
Management de projet
Réussir la prise de poste
Formation coaching de progression
Conduite du changement
Université de Nantes Sociologi eJ Deniot J Réault  CDrom The societies of the globalization Paris LCA 2007

Nantes sociologie

Pour un écosystème réel et virtuel des social scientists  et des sites ouverts à un lieu commun des sciences sociales et à la multiréférentialité

Revues en lignes,

-Pour un lieu commun des sciences sociales

 www.sociologie-cultures.com  

-Mycelium (Jean-Luc Giraud, Laurent Danchin=, Cliquer pour découvrir les nouveautés de septembre 2012

-Interrogations

http://www.revue-interrogations.org/actualite.php?ID=95li

 

 
 

Sociologie de la chanson et de la voix

 

Prochain passage de Joëlle Deniot à France Culture, lundi 22 juillet 21 heures dans l'émission La vie en Piaf de Maylis Besserie

Hommage à Claude Leneveu co-fondateur du Lestamp

Première publication du colloque organisé par le Lestamp de Université de Nantes en hommage à leur collègue et ami, Ancien professeur de sociologie à l'école d'architecture, Maître de conférence à l'Université de Nantes et disparu en septembre 2002



 

Le poids, la perte des mots

Au fil de l'enquête
[1]




 

 

Joëlle-Andrée Deniot
2002

Professeur de sociologie à l'Université de Nantes. directrice du LESTAMP ea de l'Université de Nantes


Allons prendre l'air, fumer et rêver, admirer les monuments, parler des derniers événements,
ajuster nos montres aux horloges publiques.

Et nous asseoir une demie - heure pour boire un verre.

T.S Eliot




Comme si…


Je tiens l'inconfort comme seule méthode, seul moyen de réaliser ce qu'on nous a dissuadé d'entreprendre et de se frayer ainsi un passage…”. J'emprunte ce passage à Frédéric-Yves Jeannet[2] introduisant de la sorte, son entretien avec Annie Ernaux[3] sur le thème de l'écriture. Parce que je vais évoquer l'appel à l'entretien dit interview, dit entrevue, dans l'énoncé sociologique. Entretien, mode majeur dans la démarche d'enquête. Entretien, mode mineur dans la trame du texte inévitablement nourri de la culture des lettres et des humanités. Pourquoi ce thème de l'entretien et de sa restitution? Pour en interroger peut-être les banalisations, les affadissements par routine, et surtout parce que l'entretien, comme rencontre toujours incertaine de l'autre parole, évoque bien l'un de ces modes d'existence de l'observateur impliqué, celui auquel se référait Claude Leneveu dans ses enseignements et dans ses écrits; et puis parce que l'entretien dialogue avec l'absent du texte, comme en filigrane, ici, je tisse la toile des mots avec l'ami perdu … en sa mémoire bien sûr, mais dans le mouvement de sa pensée également.


La parole donnée


T
ourment d'un risque d'écouteurisme souvent abordé, retour toujours recommencé sur la dissymétrie sociale conductrice de cette drôle de conversation, l'entretien comme méthode d'enquête, place l'observateur proche dans le trouble de la parole ravie. Et quels que soient les réconforts et ruses de la rationalisation, on est bien dans cette zone affectée, affectuelle d'un ravissement … entre bonheur de la cueillette et malaise du prédateur. Car cette capture - récolte de mots, de confidences, d'anecdotes, de souvenirs, de simples bruissements ou saveurs de la vie immédiate, à la manière de la capture de l'image, prélève subitement chez l'autre une part, un point sensibles, une mobilisation aiguë de l'être, à profusion et à perte … et ce même si la parole se livre, se délivre avec aisance, même si le visage se tourne confiant vers l'objectif. Et si je commence par insister sur cette intersubjectivité ambiguë à l'œuvre dans l'entrevue, c'est que ces petites perceptions - conscientes, inconscientes, niées, assumées - agissent sur les modalités de restitution de la parole donnée, autrement dit sur les choix socio - politiques de son traitement dans et par le texte.

T
oute promesse d'écoute appelle l'effet de surprise, de séduction, de révélation. Dans le face à face sollicité de l'entretien, enquêteur et enquêté entrent, le plus souvent avec gaieté d'ailleurs, dans la complicité d'un tel système d'attentes. Par cette voie de l'interview, les sociologues se font non pas guetteurs d'aveux - même si le schème historique et culturel de la confession irrigue bien tout agencement, toute situation de mise en confidence, comme le rappelle Roland Barthes - mais ils se font guetteurs, plus ou moins fervents, mélancoliques ou insouciants, d'ombres que l'on suppose, plus secrètes de la réflexion, de la représentation ou du sentiment. Comme tout écoutant à distance professionnelle de l'autre, le sociologue fouille l'écho de ces mots, de ces dires qui affleurent. Et si tous les apprentis sont bien prévenus, dès leur entrée en exercice sociologique d'interviewer, du grand risque de l'effet de miroir qui transforme la bonne volonté de chaque interlocuteur en ruine de tout projet de connaissance, aucun mode d'emploi prescrit ne peut freiner la pente d'emballement de ce jeu attaché au dispositif d'implication poreuse [4] qu'est l'entretien compréhensif.

Q
ue faut- il entendre par dispositif d'implication poreuse ? Le terme de “dispositif d'implication”
[5] est ici repris dans l'esprit de Gilles Deleuze et de Michel Foucault pour désigner toute situation à caractère fictif et artificiel susceptible de “produire du vécu”, “d'engager du subjectif”, pour reprendre leurs formules volontairement approximatives et mécanistes. Beaucoup d'œuvres, de propositions plasticiennes contemporaines se présentent sous cette forme de “machine à voir et à faire parler”… dans une optique d'intervention sur la créativité sociale diffuse. Sans aller jusque là, l'entretien est bien à reconnaître comme un dispositif léger d'implication qui déséquilibre la parole routinière, qui lui permet d'exister autrement, grâce à cette confrontation à une situation nouvelle. (Je raconte des épisodes de ma vie, de mes pratiques devant un ou des témoins qui enregistrent, gardent trace et se font  eux-mêmes passeurs du message en direction d'autres destinataires, récepteurs, lecteurs de l'entourage ou au-delà). Cette autre socialisation de la parole, du récit en réservant des échappées inattendues, va alors produire du réel, de la mémoire, et produire de la singularité.

L
ieu des aléas de l'intersubjectivité (bon feeling, pas de feeling, trop de feeling), dans l'incertitude de l'issue (ce sont les convictions, les évitements, la fable, la langue de bois qui s'installent ou se relaient), l'entretien est aussi le lieu interactif d'une redistribution de la part du privé et du public. Dans l'élaboration de l'écoute et la dynamique du dire qui s'y rattache, les frontières entre ce que l'on peut, doit exposer et ce que l'on peut, doit retenir, sont vives, mais aussi vivantes, et dès lors toujours en travail, toujours sujettes à métamorphoses. Engagées dans le monde commun des faits sociaux nommés, dialogués les pratiques d'entrevue touchent à ces phénomènes diffus de socialisation de l'intime.

J
'ai également parlé “d'implication poreuse” - expression  empruntée à Pascal Nicolas Le Strat - soulignant alors l'idée d'un engagement personnel fort, mais idéalement ouvert, sans trop de prise ou d'emprise, se dérobant au mimétisme. La trame de l'entretien (si ce n'est sa grille !) c'est l'empathie, mais en réserve d'un simple parti pris d'identification ; la trame de l'entretien, c'est cette espèce d'empathie où l'on parvient dans le semblable à faire exister, à accueillir le dissemblable, où l'on parviendrait - par moments, du moins - à écouter l'interlocuteur comme cet intimement autre. A vrai dire, dans cette séquence privilégiée de co-présence intense des regards, des gestes, des connivences que constitue l'interlocution éphémère et codée de l'entretien, cet équilibre est sans cesse menacé.

O
r, grâce à la médiation de ce face à face où les mobilisations subjectives sont extrêmes, il s'agit de se frayer un passage vers du “dépersonnalisable”. Nous évoquions l'entretien comme dispositif à produire du réel singulier, mais cette singularité vise la désingularisation, puisqu'elle vise la singularité exemplaire, statut de chaque extrait d'interview dans le texte sociologique ; singularité exemplaire où viennent indirectement se greffer les questions relatives à l'anonymisation des locuteurs et des énoncés. L'entretien suggère donc un chemin étroit où le plus singulier mènerait à l'épure, au typique, au référentiel… sans doute parce que le commentaire amène à saisir ces mots sous un angle  inhabituel.

J
e vais alors tenter maintenant d'envisager cet entourage textuel de la parole donnée, dans l'écrit sociologique … en commençant par cette apostrophe décalée du rêveur à lui-même …

Tu fais donc des vers avec la dignité des autres
P
oète, depuis ta chambre, parmi tes bouquins,
P
oète criblé de mots qui ne t'appartiennent pas”
[6]


Un écart de langage

D
'abord je poserai, de façon volontairement excessive, que l'effervescence de l'interlocution et la solitude détachée de l'écrit se placent à deux pôles antinomiques du langage. D'une part, le matériau des entretiens et d'autre part la contrainte didactique, sociologique, universitaire d'amener ces instantanés d'échanges, au silence du texte : nous travaillons là dans cet écart structurel, dans cet écart de longue maturation sociale et civilisationnelle au sein de la langue.

N
ostalgie de l'oralité enfouie sous la lourde hégémonie de l'écrit, dans la critique socio-historique d'un Michel de Certeau, mélancolie d'un verbe plus intérieur, dédomestiqué surplombant toute communauté de parole dans la critique littéraire[7], utopie du concept pur chez presque tout savant : quel que soit l'angle de fascination, monde des corps en échos, monde isolé des lettres, quelque chose ainsi se dit du schisme antique, incessant du langage. La parole relie, elle adhère au lieu, au contexte. L'écrit soustrait, délie, décompose. La lecture nomade se fait à l'abri du monde. “Le mouvement d'écrire, c'est éprouver en pensant ce qui cherche à se dire avant même de connaître. D'une part, avec ce mot qui se tient à jamais sur le bout de la langue, de l'autre avec l'ensemble du langage qui fuit sous les doigts. Ecrire : ce qu'on appelle brûler, à l'aube de découvrir”…

Bien sûr ce n'est pas moi qui fais fleurir une aussi belle mystique de l'écrit, c'est Pascal Quignard, dans Les ombres errantes[8], mais j'en retiendrai l'idée minimale et simple que l'écriture est une langue foncièrement  hermétique et inhospitalière au dialogue, et que toute manifestation de rythmes, de tournures, d'éclats vocaux pour reprendre la formule de Michel de Certeau y fonctionne comme événement décalé, y rappelle les faits et gestes de l'étrange étranger. Le parler dans l'écrire est une pratique d'intrusion à canaliser, à entourer de précautions oratoires, signalétiques, de mise en italiques, en parenthèses, en notes ou autres formes de paratextes. Ces propositions générales abruptes qui demanderaient de bien plus amples développements, valent évidemment bien davantage pour les rhétoriques approximativement savantes que sont les nôtres[9] que pour les écrits plus populaires du roman à plus forte raison s'il est roman noir ou roman policier habité de personnages et de récits.

Pourquoi insister sur cet écart dans le  langage ? D'abord parce qu'à travers cet écart de principe entre la parole fluente et la rectitude du concept associé à l'acte scripturaire, se manifestent et se fortifient des choix fortement disjoints de démarches compréhensives et restitutives d'enquête. En effet, dans ce passage écrit à la traduction du témoignage, que vais-je décider d'éclairer, de souligner, d’amputer, d'oublier ? Que vais-je décider d'accepter dans le texte ? Suis-je susceptible (ou non) de me laisser atteindre par le caractère toujours immédiatement impressionnant, décousu, ébauché, singulier d'une parole de libre cours ? Jusqu'où vais-je pouvoir maintenir mon écoute dans cette opacité de la vie qui déborde toute surface de cohérence du dire ? Comment vais-je accepter (ou non) de me heurter à cette vibration, à cette résistance sensibles des voix, à cette échappée d'un toujours inouï, toujours inconnu, avant de retrouver le confort provisoire de mes outils favoris d'expression et d'explication ? La recherche se situe bien dans cette crise[10] (cette tension critique) … soulignée ici par le décalage entre parole donnée à l'écoute et parole livrée à l'œil du lecteur plus ou moins lettré, plus ou moins académique.

Sans ce heurt où le réel s'impose et où les affects disposent à nouveau les choses, je ne vois guère d'intérêt à  l'enquête. Inutile de se fatiguer. Par contre, si nous concevons bien l'enquête comme faisant totalement partie de ce dispositif où le réel importe, où les affects attestent une réalité, alors il faut la considérer comme une membrane qui est à la fois une atteinte et une attente, sensible aux effets de proximité, au système d'émotions qui opèrent un éloignement ou un rapprochement, souvent des oublis…”

Un dispositif d'enquête qui soit comme une membrane, épreuve de la réceptivité et du tact, Jean-François laë[11] exprime là en filigrane toute la distance entre une épistémologie désincarnée qui commence toujours par construire et une autre, plus incertaine, qui cherche à apprécier le travail de l'intelligible comme reprise en compréhension d'une perception alertée. La préhension précédant l'analyse, c'est bien la situation où nous place la parole de l'enquêté(e) dont nous devons constituer la trace. C'est bien également le point aigu de divergence entre une épistémé surplombante du savoir et une épistémé plus complexe de la connaissance.

D'autre part, cet écart de principe dans le langage, va se trouver lourdement renforcé lorsque, dans l'enquête, il s'agit de faire émerger, de façonner l'empreinte, de ceux, de celles dont la vie s'énonce à voix basse, à petits bruits ou malheurs violents. Quand il s’agit, loin des belles phrases rodées par la géométrie de l'argumentaire de faire avec ceux qui parlent peu parce qu'on ne leur parle pas, de faire avec ceux dont la parole se situe entre cris et silences ou même de façon moins paroxystique, moins déchirée peut-être, dans le simple effacement de soi, n’est-on pas face à une impossible gageure ?

Paroles foisonnant d'anecdotes, d'images, paroles en déroute, explosant en injures… L'écart se creuse lorsqu'il faut enregistrer “cet infime réel ”
[12] ; quand l'enquêteur n'est là que pour “rappeler le fugitif trajet ”[13] des vies des coulisses et de l'ombre. Mon ami d'intelligence et de complicité graves, rieuses, Claude Leneveu se situait dans cette démarche de préhension / compréhension de la parole forte, résistante mais oubliée ; une parole ouvrière dont ses textes - ceux de sa thèse sur le bâtiment, notamment - cherchent à donner l'étoffe “pour que quelque chose d'elle” [14] entre dans le temps de l'histoire.

E
t  me vint soudain une remarque de côté …

Claude recueillait les paroles des ouvriers du bâtiment quand j'écoutais celles des métallurgistes, il alla vers les habitants de la cité radieuse, vers les pratiques de fréquentation des cafés quand je me mis à explorer images et récits des décors populaires, il entre en recherche des paroles délaissées des plus marginaux quand j'avance sur la voix des chanteuses réalistes… jamais je n'avais réalisé combien, malgré leur configuration propre, nos parcours de recherche s'entrecroisaient implicitement, d'un pas flâneur, tant il est vrai que si l'amitié est gourmande de débats, elle est aussi très silencieuse. De ces rapprochements nous n'avons jamais vraiment parlé. Question d'évidence. Question de pudeur. Les deux, sans doute …

Entre

Distances

Nuances

Confiances

Alliances

A l'occasion de cette réflexion accompagnée par l'amputation de l'absence, je perçois à l'improviste, ce goût voisin de l'étude du savoir pratique, celui qui inclut toujours le jeu ironique, efficace, d'une réappropriation indéfinie des prescriptions formelles, des modèles - types qu'ils touchent aux cadre spatiaux, productifs, consuméristes ou langagiers de l'expérience. Attrait de cette autonomie praticable des usages, en raison de l'espoir politique lové en ses détours incessants, pour lui. Attrait pour leur saveur vitaliste immédiate, pour l'insolence ténue de ces herbes poussant encore et encore, entre les pavés, en ce qui me concerne. Il me trouvait un peu légère sur la question, je le trouvais trop soucieux. Il était plus confiant que moi en un avenir qu'il fallait transformer à l'échelle des mondes proches et du monde lointain.

Une parole oblique s'est imposée dans le déroulement du texte. Veuillez nous excuser de cette interruption momentanée.


Couper la parole

Je sens l'écriture. C'est ce que j'ai appelé dans la place l'écriture plate, celle-là que j'utilisais en écrivant autrefois à mes parents pour leur dire les nouvelles essentielles. Dans le choix de cette écriture, je crois que j'assume et je dépasse la déchirure culturelle, celle d'être  une immigrée de l'intérieur de la société française. J'importe dans la littérature quelque chose de dur, de lourd, de violent même, lié aux conditions de vie, à la langue du monde qui a été complètement le mien jusqu'à dix-huit ans, un monde ouvrier, paysan. Toujours quelque chose de réel ... Je sais qu'il y a en moi la persistance d'une langue au code restreint, concrète, la langue originelle dont je cherche à recréer la force au sein de la langue élaborée que j'ai acquise. Mon imaginaire des mots, je vous l'ai dit, c'est la pierre et le couteau…”[15]. Si je choisis cette longue citation d'Annie Ernaux, auteur singulière visant  à écrire “quelque chose entre littérature, sociologie et histoire”[16], et se fixant cette écriture comme meilleur don et acte politique en raison de sa situation de transfuge, c'est qu'un tel développement introduit bien au double dilemme du sociologue portant les paroles des interlocuteurs absents, à la lumière textuelle. Car ce dernier en réalité doit d'abord trouver les moyens linguistiques, signifiants de réactiver, de faire exister les fragments, les respirations, les souffles, le style et les sens de l'autre langage, le langage parlé, dans les formes de l'écrit, puis il doit de surcroît, tenter de maîtriser les effets de ce transfert des mots courants dans les codes hiérarchisés de la langue autoréférentielle du commentaire. De plus, ce double dilemme déborde sur la question épineuse et le plus souvent tabou, parce que politiquement et institutionnellement polémique de l'écriture en sciences sociales, thème lui-même évoqué dans ce passage.

En effet, ce qu'Annie Ernaux affirme avec la liberté et l'assurance statutaires de l’écrivant, de l'auteur  - ce que nous-mêmes hésitons à dire, voire ici à penser - c'est que les mots sont d'abord des sismographes de la sensation, cet épicentre de nos histoire et préhistoire -  et qu'à les considérer comme tels, brèves ponctuations, exclamations, grognements, ratures, rires, propos hors sujet,  enchaînements abrupts, flux de la phrase, ruptures de  son unité séquentielle, tous ces éléments langagiers de l'entretien peuvent apparaître sou un autre angle et requérant un autre approche. Premier embarras majeur, si les fragments des récits livrés dans l'entretien sont d'abord à appréhender dans leur gangue sensorielle, comme tissé ou lambeau d'expériences, d'épreuves, de disciplines, de manques, d'oublis … la première matière sociale à travailler n'est donc pas celle d'un code symbolique, mais celle  des affects, des sensibilités - trouble, résistance, énergie, attitude mobilisés dans l'énonciation, qu'il s'agisse de l'énoncé serré, haché, troué ... d'une rage, d'une fierté ou d'une impuissance.  Dans la voix des mots, le rythme précède la raison et nous rappelle à l'ordre d'un réel persistant, souterrain. Le poids des mots : celui qui nous emporte avant toute conscience délibérante, c'est le passé métabolisé qu'il condense et dont il re-tient ambivalence, densité et force. Suivre les nervures signifiantes d'une parole, ne serait-ce pas d'abord en parcourir les nervosités?

Je parlais précédemment de comprendre (de prendre avec soi) l'interlocuteur, dans l'enquête, comme cet autre intime, je proposerai d'entendre, de recevoir ses mots dans cette même posture d'étonnement familier… qui laisse toute sa place à l'impression naissante. Heurts sonores, heurts sémantiques, heurts pulsionnels, les mots frappent. Si l'entretien est bien pour partie, ce tressé d'intersubjectivité, de petites perceptions secrètes, aiguës, floues qui se gravent, qui s'effacent et dont l'analyse doit tenir compte, il y a bien aussi à se laisser traverser par cette première ligne d'impression des paroles entendues, puis enregistrées ; il y a bien à plonger dans cette immédiateté sensible[17] du phrasé, à entrer dans le sillage physique des mots comme on écoute en soi l'onde de traîne ou l'onde de choc des chants…

Mais s'il faut d'abord se laisser toucher par les paroles, séjourner un moment dans la demeure de leur anima, souffle et âme à la fois, écrire, toutefois, c'est trancher. Il faut pour écrire, couper la parole donnée. D'écoute en écoute, on la connaît par cœur. Sa mémoire matérielle nous habite. Et si un tel état de reviviscence de la sensation stimule l'écrit, il ne peut à lui seul suffire au propos de l'interprétation. Interroger la parole comme matière sociale, c'est se couper d'elle, toujours buissonnière par rapport aux catégories de pensée, aux outils de mesure de son déchiffrement, par rapport aux protocoles techniques de son traitement.

Interroger la parole comme matière sociale, c'est aussi lui résister, la contredire, la réfléchir, la fracturer. C'est l'extraire de ses résonances en situation, la délier de ses errances, la vider de son tempo et de son temps, la désorganiser. C'est réduire ses silences à des blancs et réduire ses couleurs intonatives au silence … pour la faire agir et signifier dans un autre monde : celui supposé de la trace et de l'exemplarité, disions-nous.

Il y a dans l'écriture, une mélancolie - ou une intériorisation aveuglée - de la perte ; il y a cette ombre de l'absence (l'interlocuteur en son geste de dire). On s'y résout plus ou moins facilement selon ses dispositions ou enracinements personnels … Mais quelles sont les ruses plus ou moins apparentes, de cette tension réelle dans l'économie finale et finalisée de l'écrit ? Selon quelle tactique, stratégie ou politique d'écriture, va t-on, de façon plus ou moins manifeste, s'emparer de cette irruption de la parole ? Sera t-elle abordée comme l'intruse ou comme l'absente, précisément ? Selon quel idéal monologique de l'interprétation ? Quelle trame dialogique du texte ? Et quels desseins de la connaissance, peut-on voir, en dernière instance, se profiler en ces choix ?  Car il faut trouver un statut de coexistence à ces deux langues assez étrangères dont l'une possède un ascendant confirmée sur l'autre et ce quelle que soit la volonté de l'auteur… puisque selon les termes que j'emprunte là à Pascal Quignard : “il appartient à la structure du langage d'être son propre tiers, puisque l'écrivant comme le penseur savent,  eux, qui est le vrai narrateur : la formulation”
[18].


Epiphanies et récits

T
outefois la discussion sur l'écriture dans les sciences sociales est immédiatement problématique puisqu'elle ne peut s'entendre qu'en rupture, qu'en marge. Comme avènement réflexif instable. Et surtout, comme avènement contemporain de cette remise en cause de la sociologie, de ses postulats positivistes dont la culture, l'ordre théorique[19] sont, eux-mêmes, fondés sur un fait de langage, sur le pari rationnel d'un langage épuré de ses lexiques courants, des frôlements de l'analogie et de tout affect ; pari en somme, corrélé au rêve hautain d'une épistémologie cristalline.

D
e fait, cette question du rapport parole / texte ne se réfère qu'à certains types de pratiques et d'écritures sociologiques ; celles admettant non seulement qu'il n'y a pas de narrateur qui puisse s'abstraire de sa narration mais de plus que tout acte scripturaire est un acte de substitution aux locuteurs,  gardant nécessairement en lui l'écho de cette présence / absence, de ce dialogue imaginaire co-producteur du sens.  Hors condescendance d'une épistémologie transparente, traitant ce surgissement de l'oral avec toute la distance requise au abord de l'exotique et de l'incongru - il est des textes où les guillemets, les italiques fonctionnent comme des manières de prendre les mots des autres entre des pincettes - nous ne retiendrons donc que des écritures sociologiques acceptant cette marque de l’implication intersubjective, cette ponctuation des mouvements d’empathie dans leurs énoncés. Une fois ce cadre admis, plusieurs scénarios d'écritures sont possibles :

1
- Celui d’une écriture qui donne le premier rôle aux propos recueillis et limite l'intervention auctoriale à un patient travail de montage. Le langage conceptuel s'efface alors pour "laisser passer" ces pointillés de l'anecdote, cette culture témoignant de savoir ordinaire, d'impressions, d'expériences et d'épreuves en une mosaïque de traits radicalement étrangers au métronome de l'abstraction. Sans prendre les formes de l'ethno- roman[20] où domine la recomposition par le personnage et l'idéal de la fiction vraie, cette écriture est polyphonique. Il s'agit d'une écriture- filtre où l'analyse se lit sans s'exposer.

Paroles émergeantes de femmes salariées, paroles rudes des femmes de mineurs…tous les dits, tous les silences, étouffements de ces récits de l'autre genre, mobilisent dans la sociologie du début des années quatre-vingt, des écritures de ce registre. Dans ce chantier ouvert des mots sur les mots, le ton est celui de l'engagement, celui d'une prise de liberté. Je voulais rendre ces femmes, ces oubliées des mines, bien vivantes dans l'esprit du lecteur. Je voulais que ce soit elles qui parlent [21], elles, qui avaient si peu parlé de cette mémoire, sans cesse rattrapée par la mort ; si peu parlé de ce destin toujours en deuil d'un père, d'un frère, d'un mari, ou d'un fils.  Dans ce contexte où je commençais moi-même à produire des textes, travaillant avec des récits ouvriers, je fus frappée par un livre rare, celui de deux sociologues le temps des chemises – la grève qu’elles gardent au cœur[22] où l’intervention des auteurs n’opérait que dans les coulisses, dans le travail des raccords,  des coupures, des coutures effectués à partir des matériaux d'observations et d’entretiens dont elles disposaient. L’interprétation n'était donc là présente qu’en filigrane. Au sens propre, elle y était sous-entendue. Et les énoncés croisés de ces ouvrières occupaient le centre de l’attention. Au final pourtant, on y entend davantage la polysémie des prises de parole que la polysémie des voix. Faut-il se contenter d'un simple rôle de passeur, dans ce retrait - limite de tout discours interprétatif manifeste ? Faut-il mieux laisser son écriture se glisser entre leurs mots ? Et sous quels modes d'intersection des langages de l'expérience et de la science, peut-on le mieux, faire entendre la polyphonie des sens ?

2-On peut également faire l'hypothèse qu'écrire en sociologie, comme en tout autre acte scripturaire réflexif, c'est poser la question des limites du dicible, c'est poser la question de la vérité métaphorique [23], la question de la symbolisation à l'épreuve du style. Car en ce sens, interroger l'écriture en sociologie revient à faire entrer la sociologie en écriture, revient à soumettre le texte des sciences sociales aux exigences de l'acte littéraire. Ce qui signifie accepter de se mouvoir dans le verbe d'une recréation. Ce qui signifie se situer à l'horizon de cette mutation du langage où celui-ci, plus que véhicule d'informations, plus que signe, prend l'épaisseur d'une matière ou d'un médium [24].

Je garde l'idée, depuis mes premiers travaux sur les métiers ouvriers de la métallurgie[25], qu’écrire en sociologie, c’est assumer son rôle de metteur en scène. C’est régler la lumière et le son. Soigner le décor. La pièce fut ailleurs écrite et jouée. Ecrire veut donc dire préparer l’espace du rejeu, mais en un style herméneutique qui laisse sa chance à l’évocation symbolique.

“Je ne peux pas écrire sans voir, ni entendre, mais pour moi c'est revoir et réentendre. Il n'est pas question de prendre les images, les paroles, de les décrire et de les citer. Je dois les  halluciner, les rabâcher pour produire - et non dire - la sensation dont la scène, le détail, la phrase sont porteurs, par le récit ou la description de la scène ou le détail” [26]. Toujours Annie Ernaux .Et si je remplace sensation par architecture, découpes significatives, je peux faire mienne cette approche.

3- On peut enfin décider d'un choix plus radical, on peut  faire le choix d'une écriture mimétique épousant pour convaincre le franc parler, les tactiques d'énonciation [27]des interlocuteurs, réinventant  les brèves, les heurts et les rires de la parole livrée. Sans doute, est-ce la manière la plus généreuse de porter à forte résonance, la voix de l’Autre dans son texte et grâce à un style décalé - série noire - de faire surgir en écho militant, ces fragments de vies mises à distance de l'histoire. Cet énoncé au ras des mots, des insoutenables de la parole populaire écartée dit combien l'enquête avant d'être co-écriture,  fut d'abord un partage d'épreuves. Comment écrire “dans la langue de l'ennemi” se demandait Jean Genet, parlant de ce savoir- écrire volé au verbe dominant. Examinons une réponse possible…

Johnny c’était son idole. Il ne connaissait pas Higelin. Il ne savait pas que lui aussi était amoureux d’une cigarette. Lui, il n’aimait pas les roulées. Il était aux Gauloises. Beaucoup de Gauloises et depuis longtemps…/  Elles ont eu sa peau, Il n’est plus là. On ne peut pas savoir si, après tout, il n’aurait pas aimé aussi la chanson d’Higelin. Il y a, comme ça, plein de choses qu’on ne peut plus savoir. Il y en d’autres qu’on sait. Pour lui, le monde s’est longtemps divisé en deux, les gros et les petits, les patrons et les ouvriers. Il a bien vu que ça ne marchait plus exactement comme ça. Ces dernières années, les choses s’étaient compliquées. Et lui, il a toujours détesté les complications. Alors, il s’est trouvé un autre point de repère. Il y avait les pauvres cons et les autres. Il disait très souvent : moi, je ne suis qu’un pauvre con. Cela  voulait dire, je fais partie de ceux qui n’ont rien compris…/

Il avait bien un toit et une famille mais ça aussi c’était compliqué. Garder le tout sans travailler, on ne peut pas dire que c’est se laisser vivre. Il s’est laissé mourir. Sans rien dire ou presque. Il est sorti de ce qui, vu de loin et par temps de brouillard, essaie de ressembler au monde du travail pour une histoire de cigarettes…

Si je déroule cette citation de dernier chapitre du livre d'Annick Madec[28], c'est que seul un énoncé assez long peut donner  la mesure de  ce mode de restitution de l'enquête. C'est aussi que cet extrait permet d'aller à quelque chose de crucial pour l'écriture et la sociologie. En effet, il nous confronte à "ces espèces du dire", que j'appellerai - à la manière de la beauté terrible évoquée par Yeats - les dires terribles du “voilà tout” dont la force sans ornement tend à anéantir toute rhétorique surplombante de l'argumentaire savant. Plaintes, suppliques, insultes, cris, appels, gémissements de l'extrême isolement. Comment dire le plus nocturne, le plus malaisé [29] de l'humain en déroute. Dans la quête d'une telle saisie, le texte sociologique se fait écorché de narration innervée de toutes les rages, de toutes les impuissances antérieures au récit. Nous insistions précédemment sur la métaphore, ces écrits en appellent plutôt à  la médiation de figures-types[30], de personnes -personnages  traités comme passeurs de sens. “Tout l'enjeu consiste à trouver les mots et les phrases les plus justes, qui feront exister les choses, qui feront voir, qui réussiront en oubliant les mots, à être ce que je sens être une écriture du réel”. Une écriture du réel, l'expression est d'Annie Ernaux encore, même si cette expression est paradoxale, elle est également heuristique.

Mais ni le détour par la fiction, ni l'effacement de l'auteur, ni les ferveurs de l'épiphanie ne conviennent aux textes de Claude. Ces derniers se rattachent assez mal à cette esquisse de typologie qui force l'attention sur les extrêmes alors que l'usage des entretiens peut sembler chez lui, de simple fonction probatoire et de facture surtout illustrative. Pourtant à y regarder de plus près, en relisant des extraits de sa thèse sur le BTP, j'ai constaté que lorsqu'il abordait tout l'aspect concret de la dépense de travail, une sorte d'équilibre de géomètre entre la plume du sociologue et la prise de parole de l'ouvrier. Séquence équitable des développements pour chaque acteur, égale intensité des propos, l'espace même de la page montre ce souci de partage mesuré. Une autre association de l'écrit et de l'oral serait ici avancée... peut-être à lire comme l'idéal implicite d'un agora élargie … Ecoutons cela en un extrait concernant la rationalisation  du travail et le corps ouvrier.

Et ce qui délimite la force principale des ouvriers (du BTP), - une autonomie productive articulée sur la dépendance du procès de travail à l'égard des mouvements de la main, mais aussi, toujours, des inflexions musculaires du corps - peut devenir sa principale faiblesse, quand, dans une entreprise donnée, à l'occasion de la mise en place de nouvelles méthodes d'organisation, le rapport des forces s'est inversé en faveur du capital, le corps ouvrier supporte alors, de manière totale, dans l'épaisseur déchirée de sa texture, l'exacerbation aiguë des conditions d'exploitation.

La rationalisation de l'organisation du travail, et l'accélération induite des rythmes de travail, se rencontrent essentiellement sur les chantiers où s'exécutent des ouvrages de grande taille. En quelque sorte, l'organisation du travail supplée l'absence de mécanisation du travail ; elle cherche un rendement maximal, par des ponctions renouvelées, profondes et longues, d'énergie physique dans un corps qui, à tout jamais, en gardera les empreintes féroces.

Moi, j'ai attrapé la crève : on est resté toute la matinée sous la flotte. Ben oui : nous, on voulait la pause intempérie, on voulait s'arrêter, mais comme c'était vendredi, il fallait faire trois rotations de table, ce qui veut... enfin, quatre tables et sur chacune il y a trois ailes, ce qui faisait douze tables qu'il fallait faire ; comme çà ils avaient le temps de sécher pour aujourd'hui lundi : on pouvait décoffrer douze tables aujourd'hui ! En décoffrant les douze tables de vendredi, aujourd'hui, on va en décoffrer huit et couler huit. C'est des tables qui doivent faire trois ou quatre tonnes chacune, alors on est trois ou quatre bonhommes à poser çà, c'est tout, sur des roulettes... Alors quelquefois je dis à ma femme: j'en ai ras le bol, je suis crevé. Et en plus maintenant c'est haut ! Quand j'étais au premier étage ou au deuxième étage, ça, ça allait à peu près..."[31]


L'inoubliable…

N
euf heures trente, vendredi 13 Septembre 2003, Claude m'appelle pour me dicter  un texte devant figurer dans le rapport du labo :

C
laude Leneveu se propose de réunir, dans un ouvrage  différents essais qui portent sur des pratiques sociales diversifiées comme le travail ouvrier dans le B.T.P., les formes d'appropriations spatiales, résidentielles des familles ouvrières,  comme les pratiques de fréquentation des cafés ... Ces pratiques ont pour axe commun d'interrogation d'être saisies dans la diversité de leurs capacité et portée transformatrices. Mettre ainsi l'accent sur l'élément transformateur des pratiques, sur le pouvoir d'intervention des agents sociaux dans le monde social, n'a toutefois rien à voir avec la mise en exergue d'une spontanéité créatrice.

Dans la perspective qui est la sienne, Claude Leneveu[32] s'efforce de montrer combien les agents sociaux sont pourvus de savoirs sociaux variés, essentiellement pratiques. Les conditions matérielles et sociales dans lesquelles ils agissent,  introduisent des différences ou exercent des transformations. Une telle perspective n'est pas sans quelque parenté avec les propositions théoriques avancées par le sociologue britannique Anthony Giddens dans sa théorie de la structuration. Cela suppose de penser dans leurs relations structure(s) et pratique(s), cela suppose d'appréhender dans leur implication réciproque contrainte et autonomie…"[33].

Voilà ce sera déjà çà de fait, me dit-il. Nous reprenons ensemble phrases et ponctuations. Claude toujours à une virgule près. Je le plaisante. Il tient comme toujours, sur cette précision. Puis quelques mots plus personnels, à voix si faible qu'elle m'indique les plus grands désespoirs. J'ose à peine prononcer quelques pauvres mots. Je dois parler fort. Il entend mal. Je t'entends plus. Au revoir. A lundi. Le jour se levait, lumineux. Le jour s'est tu.
 

Claude Leneveu disparaît au lendemain de la réunion où une nouvelle tyrannie entreprend de déconstruire les programmes fondamentaux

 

Seul aussi à la fin
On le sait
Sur un bout de route
Abrupte vers nulle part

Perdre peu à peu
Ce qui permettait d’être
Parmi d’autres
Face à soi
C’est dur

Vouloir
Dans un corps qui ne porte plus
Fin de course
Avec encore
L’envie de courir


Antoine Emaz
Sur la fin
Wigwam, 2006




Joëlle - Andrée Deniot
UFR de sociologie des Nantes
Directrice du Lestamp ea de l'Université de Nantes (1994-2004)
Unité de Nantes EA 4287 Habiter-Pips
Université de Picardie Jules Verne

Nantes, Avril 2009
http://www.sociologie.univ-nantes.fr/deniot-jauciyer-j/0/fiche___annuaireksup/&RH=SOCIOLOGIE_FR1



[1]La première mouture de cet article fut écrite pour l’hommage rendu à Claude Leneveu, maître de conférence à l’UFR de sociologie de Nantes, lors du colloque intitulé Echanges sociologiques entre une vie, une ville et le monde, journées des 12 et 13 Mars 2003, organisées par Joëlle Deniot et Jacky Réault dans le cadre du Lestamp EA de l’UFR de sociologie de Nantes

[2]L'écriture comme un couteau, Annie Ernaux, entretien avec Frédéric -Yves Jeannet, Ed. Stock, Paris2003

[3] Annie Ernaux, écrivain dont on sait l'œuvre travaillée par le déchirement d'une honte et d'une ambivalence sociales, par le souci d'indifférence au jugement esthétique, par le dévoilement du réel : passion, vie immédiate ou plis collectifs de l'histoire : Les armoires vides, La place, Journal du dehors, Se perdre, l'occupation…

[4] in Pour Parler, rencontre avec Slimane Raïs,Pascal Nicolas- Lestrat ,PUG,  2002

[5]Gilles Deleuze, Qu'est-ce qu'un dispositif ? in " Michel Foucault Philosophe", éd. Du Seuil, 1989

[6]Extrait d'une chanson de Jacques Bertin, intitulée A besançon (1975). Elle a pour thème la grève des ouvrières de Lip.

[7] Pour hier, on pense à Mallarmé, pour aujourd'hui à Pascal Quignard, pour ne se tenir qu'à deux discours forts sur ce thème.

[8]Pascal Quignard, Les ombres errantes, Ed. Grasset, paris, 2002

[9]Cette formule des rhétoriques approximativement savantes  est bien pesée. Elle insiste sur le fait que la langue des sciences humaines et sociales quelles que soient ses prétentions, sera toujours nouée à la langue commune  de la culture. Car la coupure d’avec la langue ordinaire - hors imaginaire formel de la langue mathématique - ne peut exister.

[10]Dans un autre contexte de réflexion, Annie Le Brun parle de catastrophe (au sens premier de bouleversement, de dénouement) de l’écriture. De trop de réalité, Gallimard, Folio / Essais, 2004

[11] Jean- François Laë in Un récit de l'infamie est-il possible ? Tiré à part

[12] Jean-François Laë, Art. Cit.

[13] Expression de Michel Foucault in La vie des hommes infâmes

[14] Michel Foucault, texte précédemment cité

[15] Annie Ernaux, op. cit.

[16] ibidem

[17]Concept de Richard Shusterman in L'art à l'état vif - la pensée pragmatiste et l'esthétique populaire, Ed. Minuit,  Paris, 1992

[18] P. Quignard, Op. Cit.

[19]Dans le cadre de cette réflexion : Richard Brown, 1989, Clefs pour une poétique de la sociologie, Arles, Actes Sud, cf également Wolf Lepennies, Les trois cultures, entre science et littérature, l'avènement de la sociologie, Paris, M. S.H. 1990

[20]La note en fut donnée par Oscar Lewis, 1961, Les enfants de Sanchez, Paris, Gallimard

[21] Claudine Chuine, Les oubliées de la mine ou les mariées étaient en noir, 1983, Université de Lille 1

[22] Anni Borzeix, Margaret Maruani 1982, Le temps des chemises, la grève qu'elles gardent au cœur, Paris, Syros

[23] Paul Ricœur, La métaphore vive, Paris, Le Seuil

[24] Paul Ricœur, page 283, op. cit.

[25] Joëlle Deniot, Usine et coopération ouvrière, Paris, Anthropos, 1983

[26] Annie Ernaux, op.cit.

[27]Michel de Certeau, L'invention du quotidien, arts de faire, Editions Gallimard, Paris, 1990

[28]Annick Madec, Chronique familale en quartier impopulaire, La Découverte et Syros, Paris, 2002

[29]Jean-Françoise Laë, à propos de L'argent des pauvres, article cité

[30]Jean- François Laé, Numa Murard, Les récits du malheur, Editions Descartes et Cie, Paris, 1995

[31]Claude Leneveu, Les années 1970 dans le BTP,  le taylorisme impossible,  article disponible au Lestamp-Asso, Nantes

[32]Claude Leneveu, présentation individuelle es chercheurs in Rapport scientifique du Lestamp Septembre 2002

[33]Extrait de ce rapport que je voulais poser ici comme dernier acte d'échange professionnel, dernière parole non pas testamentaire, mais bien ancrée dans le désir de continuité.

 

 


Droits de reproduction et de diffusion réservés © LESTAMP

 




 
____________________________________________________




 
 
 


LIENS D'INFORMATION
 

Statuts lestamp   I   Publications lestamp   I   Art, cultures et sociétés  I  Partenariat lestamp  I  Newsletter lestamp  I  Livre libre prétexte  I  Livre les peuples de l'art  I  Livre french popular music
Livre éros et société   I   Livre des identités aux cultures  I  Livre de Bretagne et d'ailleurs  I  Libre opinion  I  Page d'accueil index  I  Formation continue  I  Equipe lestamp  I  Décors populaires
Contact lestamp   I   Conférences lestamp   I   Conditions générales lestamp  I  Sciences sociales et humanités  I  Charte confidentialité lestamp  I  Articles  I  Article variations anthropologiques
Article traces et contrastes  I  Article rapport à l'écriture  I  Article parler ouvriers  I  Article ouvriers des chansons  I  Article ouvriers de Saint-Nazaire  I Article odyssée du sujet  I  Le rire de Norma
Article le poids la perte des mots   I   Article la prolétarisation du monde ouvrier   I  Article Nantes ville  I  Article interdit sociologique  I  Article envers du décor  I  Article des cultures populaires
Article critique de la sociologie politique   I   Article la chanson réaliste   I   Article chanson comme écriture   I   Article apocalypse à Manhattan   I   Appel à contribution   I  Adhésion à lestamp
Décor populaire   I  Publications les sociétés de la mondialisation   I   Intervenants au colloque les sociétés de la mondialisation   I  Colloque acculturations populaires  I  Colloque bilan réflexif
Colloque chanson réaliste   I   Colloque états d'art   I   Colloque chemins de traverse   I   Colloque des identités aux cultures   I  Colloque éros et société  I  Colloque espaces, temps et territoires
Colloque science fiction, sciences sociales   I   Colloque les peuples de l'art   I   Colloque nommer l'amour   I   Colloque odyssée du sujet dans le sciences sociales  I  Colloque sciences sociales
Colloque les sociétés de la mondialisation Colloque une vie, une ville, un monde  I  Article hommage à Claude Leneveu  I  Article Nantes identification  I  Article prolétarisation Jacky Réault
 
 

© Lca Performances Ltd