http://www.sociologie.univ-nantes.fr/deniot-jauciyer-j/0/fiche___annuaireksup/&RH=SOCIOLOGIE_FR1
De la chanson comme
écriture de l’effusion
Des mots
appuient
Des
mots maintenant veulent dire
plus
Plus
au long plus au-delà.
Lointains
pourtant, comme légendaires.
Henri Michaux
in
Chemins cherchés,
chemins perdus, transgressions
Gallimard, 1981
Littéralité
, corporalité
Peut-on
parler de littéralité[1], à propos
des paroles d’une chanson, en
attente d’un rythme, d’une
mélodie, des musicalités,
vocalités et visages qui, un
jour, au fil du temps,
viendront, en tous sens,
l’animer ? La chanson en son
texte,
comme belle endormie,
appartient-elle au domaine des
lettres, au vrai domaine
de l’Écrit ? Si l’on répond par
la négative, doit-on alors se
référer à d’autres espaces
graphiques, imaginer d’autres
états d’écritures que
littéraires, ceux dont
relèveraient la production,
l’incarnation éphémère des
chansons ?
Là sont, en effet, les premières
questions qui se posent et du
point de vue du thème proposé et
du point de vue plus global de
la perspective adoptée pour
problématiser le monde des
chansons, en ses sédiments, ses
configurations, styles et
histoires populaires, tout
particulièrement.
“Il est des façons de dire qui
assiègent la gorge d’une voix
secrète, d’une oralité plus
dissimulée que la résonance
vocale, plus basse que le
murmure et qui donne envie de
pleurer … Ce sont les livres ”
atteste l’écrivain Pascal Quignard[2].
Et comment énoncer avec plus de
grâce et plus de force, ce
dilemme, pas toujours
dialectisable, entre écriture et
voix, entre voix du dehors et
voix du dedans. Dilemme que
rencontre la chanson. Dilemme
que soulève son étude par voie
littéraire (et /ou) par voie
d’image acoustique.
Dans l’univers des grammes[3]
et des lettres où s’inscrit
l’aventure littéraire, on œuvre
dans le silence pour le regard
absent, pour l’œil qui écoute[4]
un dire intérieur, en retrait si
intime “ qu’il n’est même plus
de l’ordre du souffle dans le corps "[5].
En conséquence, se racontant la
nostalgie de l’antique audition
exilée ou bien se prévalant de
cette “ longue migration du
taire[6] ”
qui met la langue écrite à
l’abri de la confusion babélienne des paroles[7],
l’entrelacement des lettres et
des textes se réalise à voix , à
corps perdus, bien différemment
des invocations - évocations de
la langue chantée, bien loin du
toucher sensoriel,
intersensoriel fondamental de l’aistesis
commune des chansons.
Courants littéraires, histoire
ouvrière, convictions
républicaines et libertaires
associés en cafés - chantant ou
dissociés dans l’espace dès les
années 50, puis dans l’esprit ,
une fois engagée la rupture
sociale de 68 : cet ensemble
dessine un horizon national
exemplaire en matière de
chansons portant haut les
couleurs du message et du sens.
Toutefois malgré cette histoire
configurant, en séquences
majeures, un équilibre entre
fonction poétique et fonction
politique dans l’art
chansonnier, malgré cette
tradition identifiante[8]
de la chanson à texte, il
reste difficile ( à moins de ne
considérer que cette autre
spécificité française des poèmes
patrimoniaux mis en musique)
d’imaginer ces écrits paroliers
comme formes, fragments voire
même éclats littéraires. Le
domaine de la chanson, c’est
d’abord celui du signe sensible,
parfois oraculaire, celui d’une
sémiotisation progressive[9]
de la voix, innervée d’images,
tenue à ses soubassements, ses
fredons pulsionnels, accordée à
des terres émotives, ajustée aux
drapés de l’écoute distraite,
retenue, exaltée.
La chanson distante de la lettre
déploie son propre espace
tangible de significations qui
lient de façon irrépressible, le
corps, le lieu, l’acte de dire
sans dire, l’imagination vocale,
auditive et la séquence
fusionnelle de l’écoute faisant
silence ou faisant chœur. La
chanson naît, se produit , se
reproduit sur fond de
théâtralité augurale, elle
s’inscrit dans les linéaments
d’une ritualisation plus ou
moins ébauchée, plus ou moins
soutenue, mais toujours
fugitive : celle où la voix qui
s’avance, délimite son aire
d’existence, celle où le corps
de ce souffle se rehausse sur
quelque support de fortune (
banc, caisse, table, estrade ),
se place à l’angle de la rue, de
la cour… au carrefour ou dans
quelque angle du monde pour
livrer nuement, à brut, la
sensation globale de son
instantané d’être en proximité
avec ce qui l’entoure. Chanter
est un acte brûlant, un langage
incorporé de l’engagement
enlaçant corps, cœurs et âmes.
C’est l’alliance de l’onde, de
la transe et de l’écho.
Quand
tu pleures à l’intérieur
Quand
ti sanglotes en dedans
Quand
tu saignes en profondeur
Là
sous les pansements
Quand
tu n’as plus que ton cœur
A
cracher comme un diamant
Ami
écoute le chant[10]
Et si la voix, comme événement
sonore, dans la Genèse, énonce
l’écart natif, l’écart humain,
trop humain de la parole
adamique[11],
sortie de la perfection
silencieuse du langage divin …
la chanson comme jouissance de
la mélodie et
de la voix, peut
être le paradigme originel de
cette sensibilisation immédiate
à l’état de société où dans l’inter-corps
et l’inter-signifiance,
ponctuellement représentés et
ravivés, se nouent des sens, des
codes, des signes, des traces
collectivement reconnaissables
et pouvant s’orchestrer.
La chanson, médium privilégié
d’une sensibilisation première à
cet entre-deux du sujet et du
social, est bien une écriture,
si l’on admet qu’il est des
écritures autres que littéraires
et cela en prenant bien
écritures du point de vue de
l’analogie sensible et pas
seulement du point de vue de
l’analogie discursive[12],
ce qui réduirait l’usage du
terme à un strict emploi
métaphorique. Est écriture
tout
ce qui participe d’une économie
de la trace, de la gravure, de
l’incision dont les graphies,
scénographies ou chorégraphies
ne sont pas toutes soumises à la
loi de l’empreinte durable et
matérielle. On blesse l’argile,
la pierre, arbres et feuilles,
toiles, papiers et peausseries …
mais la danse et le chant
s’écrivent dans le vague de
l’air.
“ L’art d’écrire ne se limite
pas au scriptural incrustant le
dire dans des signes
matérialisés, objets séparés du
corps humain, mais manie la
représentation en posant
l’écriture autrement, par
exemple dans des assignations
théâtrales, transformant le
corps lui-même en signe et
écritures de signes. Aussi la
matérialisation graphique cesse
d’être un critère pertinent ( …
) Cette recomposition du concept
d’écriture porte à conséquence "[13].
Conséquence ici posée par Pierre
Legendre et dont je souhaiterai
suivre le fil pour la chanson.
> Entaille
fragile, jubilatoire de la voix
qui ouvre le jeu des signes.
Saisie de l’oreille[14].
>
Chemin,
ode du souffle dont la
réverbération expressive se
pose, se dilate sur
le visage et
sur la peau .
> Danse
invisible de la voix qui se lit,
devient palpable dans les
regards de qui accueillent
grain, chair et tracé vocaux.
A la lecture textuelle des
chansons, je préfère un type de
lecture pictographique et
polyphonique des gravures
aériennes de cette voix - parole
sans cesse traversée de figures,
de seuils, de suspens, de sauts
entre corporalité et
littéralité. Corporalité des
nappes phréatique sensitives,
respiratoires et vibratoires de
la voix. Littéralité de la
fantastique vocale et du poème
des voix, structurés selon un
prisme interprétatif faisant
résonance, grammaire et sens en
un temps et un
genre donnés. La
littéralité se marquerait à ces
points de passage “ inscrits en séquences discursives "[15]
de la voix- corps à la voix-
signifiance. Écoute de la
signifiance : on est passé du
vocal à l’icône. On passera sans
cesse des fastes, griffures ou
ravissements auditifs à la
dominante tactile de l’enveloppe
sonore. De glissements
synesthésiques en glissements de
la représentation, le chant – de
la chanson - appelle un
imaginaire de la fluidité, il
mène dans la mémoire des
sources, vers la caresse de la
mer.
Les lettres demeurent dans ce
monde dichotomique des signes et
des sens. L’écrit littéraire se
délimite profondément par ce qui
n’a pas de contact effectif avec
le corps qu’elle recherche
inlassablement. En effet “ les
mots peuvent parler du corps et
s’adresser à lui dans les élans
du désir et du sentiment, dans
l’admiration ou le dégoût :
toute la littérature est bien
là. Avec la poésie, on est entre
les mots et les rythmes. La
poésie use de la chair des mots
et ne les
laisse porteurs
d’idées que si l’être entier y
consent et s’ y retrouve
indivis "[16].
A suivre cette proposition de
Patrice Hugues, anthropologue du
tissu, à propos de la poésie
comme champ langagier le moins
inapte à saisir le réel vivant,
il semblerait que la littéralité
des chansons soit à entendre du
côté de cette symbiose entrevue
entre sensation et conscience.
Si les voix des chansons
pourront parfois être
littéralement qualifiées de
poétiques, et cela
indépendamment de toute
référentiel littéraire, c’est en
ce
sens structurel-là, qui les
comprend comme passerelles,
épreuves de contact entre signes
et flux affectuel arrivé du
dehors ou porté du dedans, mais
toujours submergeant … Voix
poétiques parce que placées
entre sémantique et enveloppe sensorielle largement inconnue, largement inconcevable. Voix poétiques quand le corps consent aux valeurs rythmiques et expressives des mots. Sans doute est-ce la vulnérabilité de cette interface qui peut donner un charme à la moindre mélodie, entendue à l’église ou au bal, ces lieux populaires de cueillette, de recueil cathartiques de la vie respirée, exaltée, de la mort éloignée, ailée ?
Le chant du monde
Nous évoquions écritures
littéraires ou manifestations
polygraphiques[17], mais
le chant
radicalement se réfère au
paradigme d’un langage originel
sans médiation, à double face,
toutefois : car désignant
parfois un dire idéal de
l’accomplissement et parfois un
dire forgé dans l’incomplétude ;
ce sera le cas
du monde de la
chanson populaire par exemple.
Versant positif que voit-on ?
Dans la tradition chrétienne,
ses relais philosophiques et
artistiques, le chant figure un
dire parfait de l’harmonie, une
utopie de la communication sans
perte ni corruption. Cette
métaphysique du langage dans le
chant, on la retrouve icônisée
dans la peinture des grands
maîtres italiens de la
Renaissance, rationalisée dans
la philosophie thomiste,
poétisée dans le Paradis
Dantesque… bruissant des notes
angéliques et des cantiques des
bienheureux flamboyant sous la
voûte de l’Empyrée.
Dans
ce foyer de joie Jupitérienne,
Je
vis figurer devant moi notre
langage.
Ainsi
chantaient en vol de saintes
créatures
Qui
formaient ensemble un D, puis un
I, puis un L
D’abord
dansant au rythme de leur chant,
Puis
au point de se fondre en chaque
signe,
Se
fixant peu à peu faisant
silence…
Ainsi
les feux tracèrent cinq fois
sept
Voyelles
et consonnes ...[18]
Constatons que cette hypostase
du chant comme miroir du vrai
langage
de l’être et de
l’agir, n’est pas propre à la
civilisation occidentale[19]
et qu’il est là
question d’un
tropisme anthropologique de la
représentation, d’un rêve
fantasmatique à dimension
universelle, du souffle et du
rythme comme vecteur du sacré,
comme vecteur de lien entre le
divin, le cosmique et la
communauté humaine des vivants
et des morts. Le chant ouvre à
la synergie entre le langage, le
monde, le genre humain et
l’invisible. La psalmodie des
rites polythéistes, la
cantillation liturgique
chrétienne le disent, mais aussi
le soufisme, mais aussi
les
légendes de Mongolie, mais aussi
les chants nocturnes du
cérémonial
Pueblo adopté par les Navaho[20].
Le chant comme scène première de
l’effusion ineffable… celle
parfaite, céleste, de pure
transparence, celle dont le
plain-chant, la découverte
lyrique suivront, suivent le
modèle. A l’opposé de ce schème
d’un indicible ascensionnel, la
chanson. Le paradigme de
l’enchantement originel du
langage a son envers. Et “ ce
dire sans dire ” qui qualifie le
chanter des peuples annonce sa
défaillance native. Par là
s’énonce la négativité de
l’indicible. La chanson, c’est
l’ange déchu de la promesse d’un
Clair voir
Clair sentir
d’une
Claire intellection[21]
par une harmonique vocale très
liée à une esthétique de la
lumière, comme cela est bien
signifié, dans l’imaginaire
dantesque des voix . La chanson
chante ce que l’on a sur le bout
de la langue, au fond de la
gorge serrée, la chanson chante
ce qui nous manque de langage
dans la vie et dans le cœur.
“ Le dire sans dire ” ne côtoie
pas les Anges, mais ruse avec la
police et la censure. “ Ce dire
sans dire ” rit, pleure,
s’alarme, invective. Si la
chanson est bien écriture
d’effusion,
son ineffable est du
registre de l’imperceptible
tremblement et ressenti du
vivant, de l’immédiatement
éprouvé dans le débordement d’un
trouble … désir, sentiment,
désordre ou émeute. La rue, le
café, le pavé ont remplacé
l’Empyrée.
Piaf et Barbara, la chanteuse
de minuit, sont par exemple
des figures exemplaires de cette
intériorité charnelle du pâtir
et du ravir que frôle en
pointillé la chanson. Cependant
leur aura de prêtresses se
consumant dans leur voix,
rappelle, jusque dans la
chanson, cette signature du
sacré pouvant s’apposer en toute
modalité et genre du chanter.
Précisons là que parler de
chanson populaire comporte
quelques ambiguïtés. Celle qui
consiste à s’inscrire ipso facto
dans une logique de
stratification sociale fournie
clefs en mains. Celle d’épouser
des configurations culturelles
étiquetées. On sous-entend dans
cette expression que ce
populaire-là, est voix d’en bas.
Cette appellation et déjà une
assignation. Sa vulgarisation
peut se circonscrire dans le
temps, si ce n’est se dater.
Elle s’accompagne d’une
médiatisation des spectacles de
variétés, elle se fixe sur fond
de renforcements économique et
politique des affrontements de
classe, contemporains de la
période de la guerre froide,
dans la France du XX° siècle.
Notons au passage que la
musicologie usent en sa
terminologie de clivages
entre
chant sacré, chant profane et
traditionnel. Est-ce pour ne pas
citer le peuple ? Par contre le
lexique sociologique admet
chanson populaire à la fois
comme évidence et comme résidu
d’une culture de marge, ou
résidu d’une
masse marginalisée.
Les autres musiques sont, elles,
nommées par genre (rock, Rap,
Jazz). La langue sociologique
parle comme l’industrie du
disque, comme les annonceurs aux
publics ciblés par les
stratégies du marketing
culturel. Ainsi ce thème de
écritures littéraires
questionne- t -il également,
entre spécificités et
universalités, les automatismes
de l’écriture sociologique….
Et tout commence le peuple, la pleupleraie
Les chansons retiennent du
temps. Des fulgurances, des
reliefs, des éclipses … d’un
temps biographique, d’un temps
des peuples. Comme tout texte
tisserand, les chansons se
pensent dans le berceau des
correspondances, liant la
composition d’hier à celle du
présent, se propageant au futur
antérieur, d’une rive à l’autre,
en voyages indéfinis. Dans le
prisme des chansons, on croise
le temps long, et puis l’instant
parfait de l’épiphanie quand
cadences, tempi et voix
s’ébranlent, s’élèvent à
nouveau. Sans doute ce plissé
chronographique permet-il de
proposer la chanson comme figure
exemplaire de l’hédonisme, cette
manière de vivre jouissant du
fugitif à l’aulne d’une mémoire
tragique. Puisant dans un
fond
commun d’émotions, de mots, de
résonances, de rites, de
rythmes, la chanson participe
d’un art de la reprise, de la
réminiscence, du rattachement… à
soi, au groupe, au charroi des
heures. A fleur de peau et
gardant la profondeur du champ,
les mélodies courantes taillent
en douce, à même le manteau de
nos fables :
Fable
de l’enfance
Fable
des premiers temps
Roman
d’aimer, roman des étendards,
des révoltes
Fable
des héros, des extases et de la
permanence du fleuve…
Et cet élan de rémanence de la
chanson populaire mène plus loin
que le frisson furtif du
souvenir, fut-il créateur d’une
sphère collective de la
sensation où se
fixent des
chaînons d’unités du récit
social. En effet, les chansons
décryptent parfois quelque
palimpseste inoubliable/oublié
dans les soutes. Des écritures
sociales anciennes. Sur les
parois, aux abois ourlés de ses
souffles, les chansons peuvent
alors déployer de bouleversantes
allégories d’une identité
interhumaine et sociétale.
Et c’est, entre bouleversement
de l’être et maîtrise de
l’interprétation, que la
cantillation - au-delà des mots
– peut alors nous emporter vers
le mythe, ces blasons enfouis ,
ces tissures fondamentales des
collectifs, des histoires, des
groupes assemblés. Ces
chansons–là disent le mal,
l’innocence, l’avenir, le sang …
Ainsi la chanson , au delà de la
simple réminiscence conduit-elle
dans la lame de l’oreille, vers
la reviviscence aiguë de
certains bruissements liés à la
métrique et au texte du temps.
C’est, par exemple Billie
Holiday chantant Strange
Fruit dont Vincent Jarrett
relate l’expérience radicale :
“ C’était indescriptible. Elle
était là en train de chanter çà
comme si c’était vrai, comme si
elle venait s ‘assister à un
lynchage. Voilà çà
m’a fichu un
coup. J’ai cru qu’elle allait
chialer. Elle regardait personne
dans le public… /… Elle avait
l’impression de quelqu’un qu’on
avait blessé, lynché d’une façon
ou d’une autre… /… Quand je
l’entendais chanter, j’imaginais
d’autres sortes de lynchage, pas
seulement des gens pendus à un
arbre. Je voyais mon père et ma
mère qui avaient tous deux
étudié à l’université, et les
conneries par lesquelles ils
avaient dû passer. Seuls trois
Blancs ont jamais appelé mon
père Monsieur, et l’un
d’eux a eu plus tard l’air de
trouver que c’était une erreur.
Pour moi, cette attitude
révélait tout le système du
lynchage, celui du corps et de
l’esprit à la fois ”.
Il est vrai que Strange Fruit est au départ un poème,
celui des Arbres du Sud.
Southern
trees bear strange fruit,
Blood
on the leaves and blood at the
root,
Black
bodies swinging in the southern
breeze,
Strange
fruit hanging from the poplar
trees.
Pourtant nul ne sait qu’elle aurait été sa destinée sans
l’art et le tourment de
Billie
Holiday. Aussi de par son
enfantement au cœur, aux lèvres
et à la rage de son interprète
privilégiée, de par les voies de
ses résonances politique et
pathétique, Strange Fruit
peut d’abord être considérée
comme expression chantée, forme
et geste incantatoires de la
représentation, comme figure ô
combien, populaire du chant
profond des détresses.
C’est donc en chanson, en cette sorte de langage que l’on
voit ici, le sens germinal d’une
oppression, s’épancher, se
dilater, l’emblème d’un peuple,
d’une peupleraie s’écrire, se
propager sur la seule ligne de communion des souffles[23],
se dire mieux encore dans les
phrasés de l’inspir et de l’expir
que dans les moires du verbe.
“ … Je voudrais être une âme
avec des voiles,
des chants, des drapeaux "[24]
déclare les mots,
déclare-t-on dans la basilique
des mots …
Mais ce sera un imaginaire du
corps, un réalisme de l’émoi,
qui rendra lisible en bien des
chansons populaires de ce type,
l’anima de toute vie, de son
pleur silencieux et de son cri.
L’immersion de Billie Holiday
dans son chant funeste est là,
dans une gestuelle poignante
dont la voix suit la solitude,
les crevasses.
Les traces filmiques nous la
montrent[25]… Il y a
sa bouche qui est “ énorme,
révulsée ou douloureuse selon
les mots qui lui font mal ou qui
lui donnent la nausée ”. Il y a
ce regard immobile, ce sourire
d’une infinie tristesse et ce
suspens final d’un visage secret
venu de l’enfance et qui vient
de découvrir le mal.
Grâce à la liberté de son
interprétation, en raison de son
expérience à vif de la
ségrégation raciale, alliant
art, résistance et souffrance,
elle va pousser son chant
jusqu’aux forêts profondes,
jusqu’à la scène hallucinée de
cette brutalité de condition du
peuple noir, jusqu’au refoulé de
cette originelle abjection de
l’esclavage hantant l’histoire
des États-Unis. Lady Day
s’immole, s’adresse en martyr de
la ségrégation raciale, “ ceux
qui, dans les spectateurs, ne
l’ont pas
un jour subie, se
trouvent ainsi renvoyés à leurs
propres démons, les autres, les
coloured font retour sur
eux-mêmes, écoutent leurs
blessures comme s’il s’agissait
de la première fois "[26].
On le voit, à ce point
d’intensité, la chanson transmet
les signaux, les tressaillements
d’un quotidien sublimé. A ce
point d’exigence, elle vogue sur
quelque ultime tension entre
courage et abîme, qui la fait
potentiellement
porteuse
d’absolu. Par elle coulerait
alors, dans la prose des jours,
des sentiments immenses … Image
simple d’un enveloppement
esthétique, à valeurs sociétales
fortes, à tonalités
fédératrices. Image condensée de
la vibration subjective de la
société et des peuples qui
peuvent, sous les grands arbres
des chansons, se reconnaître, se
rencontrer, se féconder en
fidélités de sillages, en unité
rêvée d’amont et d’aval, en
mémoire de révoltes et de
récoltes, en épopée souveraine …
tant qu’un art du chanter
populaire de cette étoffe, de
cette humanitude peut
encore, idéalement et
matériellement survivre, du
moins[27].
En cette sorte de chant, chanter
c’est toujours revenir sur ses
pas. Quand vous
chantez les gens ressentent la
même chose que vous … comme
Billie Holiday qui s’exprime en
ces termes, Fréhel, Damia, Piaf
interprètes de la même époque,
de registre, d’histoire, de
continent éloignés, affirmeront
un principe identique de plaisir
et de douleur mêlés. Chanter,
c’est se concilier alarmes et
charmes des moments, des choses,
des êtres, des bonheurs ou
idéaux révolus. Elle était
bien en chantant parce qu’elle
était mal dans la vie.
You
told me that I was like an angel
Told
me I was fit to wear a crown
So
that you could get thrill
You
put me on a pedestral
And
then you let me down, let me
down[28]…
Là encore les propos appliqués à
Lady Day peuvent l’être à Edith
Piaf. La chanson guette les
atomes du passé irriguant le
vivant. Chanter, c’est entendre
la feuille tombée,
le drame
constamment rejoué de la
passion, de l’inconstance, de
l’intense solitude qui suit la
rupture[29].
A
la claire fontaine m’en allant
promener
J’ai
trouvé l’eau si belle que je m’y
suis baignée
Il
y a longtemps que je t’aime,
Jamais
je ne t’oublierai
Chante,
chante, rossignol chante
Toi
qui a le cœur gai …
A ne pas confondre chanson
populaire et refrain
consumériste de masse, ces
chansons de tradition -
d’in(actualité) – vous disent la
mémoire, l’ombre dont on vient,
où l’on va. Elles font
confidence de l’heure qui sonne,
de l’horloge qui bat. La chanson
frêle, mobile aventure d’être et
de mots, c’est l’oreille des
fines perceptions éparpillées du
temps qui passe et de l’âge qui
vient. Dans l’interprétation,
l’écoute réitérées de la chanson
populaire, dans la ritualisation
de sa diffusion s’élabore une
socialisation de la mélancolie,
vertige le plus abouti de ces
espaces vocaux. C’est aussi là
l’incision d’une expérience
esthétique qui n’est jamais de
l’ordre du simple partage d’une
interaction finalisée , mais de
l’ordre d’une fusion des corps à
cœur, via la morsure des
chansons, de l’ordre d’une mise
au diapason, d’un graphein
de l’être - ensemble dans la
chair de l’audible … chair
plus opaque, plus érotique que
la chair du visible toujours
plus structurée, toujours plus
transparente… car
portant
le rythme sourd des corps, le
tempo des existences et la densité des affects[30].
“ Ce n’est pas la guitare que
j’entends quand il joue,
j’entends quelqu’un qui hurle,
qui me parle, mais pas du tout
une guitare… toujours la
mélancolie de quelque chose qui,
à chaque instant, s’efface ”. A
la manière de Romane,
guitariste, évoquant la musique
de Django Reinhardt, grand
initiateur du jazz manouche que
peut-on entendre dans une
chanson ? De quelle fatigue, de
quelle ferveur du monde est-elle
la mue, le tremblement ? La
chanson se nourrit de cultures
tacites… celle du pouls, celle
du pas, celle des routes, des
sentes, celle des sueurs, des
soupirs, des clameurs, des
battement d’ailes, du linge qui
claque, des songes qui vous
tancent.
Petits
faisceaux d’épingles
Sont
tes cils ma petite ;
Chaque
fois que tu me regardes
Tu
me les enfonces dans l’âme[31]
Ainsi vont les quatre lignes des
mots jetés au vent de l’anonyme
copla andalouse, qui,
sans intention d’art, poursuit
en variations limitées et
communes, les très anciens
refrains où se rejoignent “ la
femme, l’homme, l’amour, la
haine, la pauvreté, la peine et
la mort "[32].
Malheureux
je suis
Jusque
dans ma marche,
Les
pas que je fais
S’en
vont en arrière.[33]
Les chansons sont méprisées par
les gens de culture parce
qu’elles sont vraies, parce
qu’elles disent crûment la
vérité déclare Serge Hureau, interrogeant, recréant, dans ses
spectacles les univers à portée
allégorique de quelques icônes
disparues de la chanson … Piaf,
dans une composition antérieure
et tout récemment, Barbara.
Quand pleure mon violon, pleure
aussi mon cœur, chante tout
simplement Schunckenack
Reinhardt. Et même si cette
symbiose invoquée relève
finalement d’une alchimie
complexe, cette dolence si
spontanément imagée rappelle
également combien le ressac des
chansons pris dans cette
aesthesis de l’élan
organique et du motif perpétuel,
reste loin de l’intellectualité
du langage.
En
deçà de la langue, je me suis
égaré
dans le chantier de choses pas encore nommées[34]
Dans l’anse des rythmes et des
rites, la chanson se rattache à
cette archéologie des cultures
d’avant la lettre[35]
– celles où s’ancrent largement
vie des peuples et formes
sensibles du populaire – où le
message passe par la réalité du
signifiant, par des réfractions
palpables de symboles, par des
ombrages d’échos chaleureux, par
toutes ces fenêtres du corps
musical, par tous ces silences
capillaires d’un dire qui ne se
tient pas, qui ne se tient plus
sur la pointe bien affûtée des
mots. Aussi cet art des chansons
peut-il atteindre des cimes
passionnelles, une puissance
ignée, dans l’histoire et la
culture de ceux et celles qui,
d’ordinaire par habitude,
nécessité, résignation ou
longue lassitude se taisent.
Le
“ cantaor ”, quand il chante
célèbre un rite solennel, il
tire les vieilles
essences
dormantes et les lance au vent
enveloppées dans sa voix… ;
Il a un profond sens religieux
du chant.
La race se sert d’eux pour
laisser échapper sa douleur et
sa véridique histoire.
Ils sont de simples médiums,
crêtes lyriques de notre peuple.[36]
Blues
du peuple noir, Cante Jondo
du peuple nomade, chant réaliste
des plèbes paysannes[37]
et ouvrières, chant doloriste de
ses marges au féminin, il y a
dans toutes ces modulations, ces
cordes, ces mélodies, ces
touches … une propension, une
capacité à métaphoriser l’exil
de l’âme, à exhumer, inscrire,
métamorphoser dans cette passionalisation[38]
du corps qu’est le passage du
dire au chanter, l’embâcle et la
débâcle des grandes solitudes
morales et sociales.
Que le chant soit plus révolté (
alors, en un sens, il s’en
défend), que le chant soit plus
plaintif ( alors, il s’y
abandonne), il sourd de ces
chansons-là, la rencontre
cinglante d’une opacité de la
vie. L’expérience des
renoncements, des deuils, la
toile de l’existence nue pèsent
sur ces catharsis consolatrices
de la voix chantée. Elles sont
aussi garante de leur
universalité, réactualisée
par bribes, de loin en loin.
Ce chanter qui semble inculte,
qui du moins advient sans maître
de chant, qui semble être de la
nature de ceux qui
fondamentalement ne s’apprennent
pas , si ce n’est dans le
ventre de la mère, comme le
raconte les familles gitanes de
musiciens andalous, abritant
ainsi les virtuosités et le
roman de la voix dans les
origines du monde, les baptisant
ainsi des valeurs sacrées de
leur source utérine et de leurs
emprises maternantes… ce
chanter-là paradoxalement, peut
dépasser les limites de son
territoire et de ses nourritures
identitaires. Il peut franchir
les seuils de la culture
ethnicisée et résonner dans le
genre humain de la culture.
Certaines figures incandescentes
de la chanson réaliste
rassembleront aussi, sous leur
aura, plebs et populus.
Comme le témoigne en autre
façon, la convocation de
refrains populaires dans les
œuvres de haute culture…
C’est fou ce qu’ j’ peux t’aimer
Ce
qu’ peux t’aimer dès fois
Dès
fois j’ voudrais crier../
Car
je n’ai jamais aimé
Si
jamais…/
C’est
sûr que j’en mourrai…/
C’est le murmure de la chanson
de Piaf qui est posé là en
lisière lancinante, hachurée du
poème Durassien de l’amour et de
la mort dans Savannah Bay.
En témoigne dans le même esprit,
le souhait d’Alain Resnais pour
le scénario d’Hiroshima
lorsqu’il déclara : “ Je veux
que cela ressemble à une chanson
de Piaf ”. Il est d’ailleurs à
constater qu’en ces situations,
l’ordre est comme inversé, que
c’est la chanson, que ce sont
les chronies et phonies de la
voix qui ouvrent
et étayent
l’espace littéraire.
/…/ Pourtant
des mots
Yen
avait tant
Y
en avait trop…
Le refrain est repris par la
jeune femme et Madeleine
l’écoute toujours avec
passion…Madeleine acquiesce au
chant …Madeleine est comme
lézardée à partir du chant. Le
silence s’installe entre les
deux femmes. Madeleine reste
dans cette sorte d’égarement
provoqué par la chanson…
La jeune femme ( sur un ton très
réfléchi ) déclare soudain :
« C’est vous que j’aime le plus
au monde ; plus que tout. Plus
que tout ce que j’ai vu. Plus
que
tout ce que j’ai lu. Plus
que tout ce que j’ai. Plus que
tout. »
Ainsi chanson et écriture
radicale se génèrent-elles,
simplement, étrangement, dans Savannah Bay.[39]
Ce
que l’on retrouve en cet élan
vibrant de l’artiste cherchant
l’accès à la voix de l’écrit,
cherchant
les mots
incandescents qui diraient sa
rumeur[40]
La page blanche là devant
Comme un appel et qui attend
Que cogne l’heure du cœur battant
Et que m’entorche un nouveau chant[41]
Par la flamme et par les failles
Si la chanson n'est jamais plus
grande que lorsqu'elle devient
parade contre l'oppression,
l'aliénation, qu'elle se fait
archet contre le fusil, arme
pour désarmer l'ennemi[42],
elle peut toutefois accéder à
d'autres grandeurs. Moins
héroïques. Moins épiques. Ce
sera le registre de la chanson
réaliste des années trente,
geste poignante de descente dans
les zones sous-marines d'une
détresse.
Sur base marchande, la chanson,
en ces débuts du siècle dernier,
commence
l'aventure de sa représentation
spectaculaire. Pour la chanson
réaliste, c'est toute sa
substance dramatique qui s'en
trouve chamboulée. De source
vitale, d'objet de transmission,
d'impulsion de l'être-ensemble,
elle devient texture, couleur,
personnage à contempler, aimer,
haïr en tous sens et sensations
: l'éloquence d'une gestuelle,
les vagues désirantes,
invocatrices d'un timbre, les
faces palpitantes d'un visage,
l'espace d'un décor. Dans cette
représentation, la chanson
devient lumière, image et graphe
de la vocalité … elle se donne à
voir, intègre des valeurs
picturales[43].
Obscurités des ruelles, du
firmament, images carmin du soir
pour la rage et le crime : la
chanson réaliste devient toile.
Chanson à voir, elle est déjà chanson à peindre[44],
portant son "habit de lumière,
dans l'ombre du chagrin"[45]
chantera Léo Ferré.
"Le passé balayé", "les amours
oubliées", la cavale, les
galères et toute solitude bue,
les interprètes de la chanson
réaliste sont comme des
éphémères, des ombres en suspens
dans le vide de leur chant. Par
un cumul d'écart à la vie
confortable et aux bonnes mœurs[46],
elles incarneront l'étrange
énergie du cru, par rapport à la
civilisation du cuit. La vie des
"paumés" se transforme en fable
de l'ensauvagement inspiré.
L'ensauvagement des meurtres et
des délits : la chanson, la
chanteuse s'accordent avec
Jules, Gino, Dédé et autres
gueules d'amour, bons danseurs
et sinistres gigolos. Mais aussi
l’ensauvagement des délaissés,
des vagabonds : forains,
abandonnés dans le froid et la
faim, ou bien nomades primitifs
d'une route sans fin, symboles
d'une humanitude où toutes les
marges et bohèmes - chanteuses
d'en bas, saltimbanques d'à
coté, mécréants
en dehors des
pistes - peuvent, dans les
métaphores des chansons,
fraterniser … comme en celle-ci,
bien plus tard …
Ce
sont de drôles de types qui
vivent de leur plume
Ou
qui ne vivent pas, c'est selon
la saison
Ce
sont de drôles de types qui
traversent la brume
Avec
des pas d'oiseaux sur l'aile des
chansons.
Leur
femme est quelque part au bout
d'une rengaine
Qui
vous parle d'amour et de fruit
défendu[47]
Monde de la poisse, bistrots
louches, hôtels de passe …
L'utopie du prolétariat ne passe
pas la rampe, on garde les
refrains "des mômes de la
cloche"[48].
Et voilà triste, gaie ou bien
saoule, la figure des vaincus.
Mais ceux qui ont perdu
l'avenir, ont pourtant gagné en
universalité de compassion, de
com-plainte - en l'occurrence -
dans le miroir retrouvé de
l'antique destin dont le chant
des femmes est le messager. Le
temps n'est plus, reste le passé
immense, son empreinte océane
dans le regard et la voix d'une
Fréhel par exemple, dont le film
de Jean Duvivier[49]
conserve l'étonnante archive.
Des œuvres filmiques, poétiques,
romanesques nous signalent non
pas que les distances sociales
et symboliques s’amenuisent,
mais que des transferts se
glissent, que des langages de
figuration de cet Autre de la
fange s'ébauchent, que des
langages de sublimation de cette
altérité bannie resurgissent.
Dans la civilisation des lettres
notamment. Celle-ci est en mal
d'un style primitif perdu, les
chanteuses populaires lui en
offriront les plus envoûtantes
allégories. Ces voix doloristes,
où résonnent à la fois
appropriation subjective
plébéienne du monde et
réminiscences d’un tragique
chrétien seront sources
d’écritures littéraires.
La
voix.
La
vie.
Le
feu.
Le
noir.
Sans doute bien des grandes
traditions populaires du chant –
Flamenco, fado, blues en leurs
inspirations initiales, et même
les premières variations du rap new-yorkais[50]
– charrient-elles cette
combinaison d’énergie,
d’arrachement, de tension et de
dérive. Ainsi, avec les grandes
interprètes réalistes qui nous
occupent, on est bien dans un
répertoire de genre avec ses
codes, ses folklores, ses
accessoires, mais on est aussi
passé outre. L’essentiel de la
vie s’est élevé dans ce chant
qui parle de déchirures, de
celles que la voix reprend en
ses vallonnements, pliures,
fronces et remémorations. Tout
est là texture et signe d’une
passion. La robe, les mains, la
gorge, l’encolure, les yeux, la
bouche, le tourment, le geste,
les cheveux. Tout est plein.
Aimer, chanter, mourir sont en
grand élan de connivence. Tout
s’incarne comme dans les mondes
saturés de l’allégorie baroque.
Ce dolorisme n’est bien sûr pas
sans ambiguïté. Mais son succès
ne correspond pas pourtant au
seul attrait magnétique des
fatales soumissions. Ce dire
féminin paradoxalement est un
réalisme de l’ombre, qui fait
affleurer entre musique et sens,
l’image intime de la voix. Cette
expérience transie, ce risque,
cette maîtrise, cette
dissolution de soi. La voix, ce
continent oublié du langage, cet
avers sorcier de la
cantillation, si l’on en croit
l’histoire de l’art occidental
du moins, que les chants soient
lyriques ou sacrés. On touche
là , sous les formes historiques
et chansonnières de cet abandon
féminin au pathétique, un
universel enfoui.
Sur la trace d’anciennes
braises
Dans leurs rôles de
pleureuses, dans leurs
incandescences destructrices,
ces interprètes réalistes
de la première moitié du XX°
siècle, semblent absorbées par
les tradition et normes des
dimorphismes sexués du monde.
Imaginaire et histoire des
rapports sociaux de sexe
travaillent cette définition des
femmes par
la figure vocale,
cette échappée insignifiante du
logos, ce pré-dire, ce pays
d’avant le langage dans la
langue. Imaginaire et rapports
sociaux de sexe travaillent de
même ce placement des
interprètes féminines du côté
d’un chant
de la chute, aux
rumeurs mortifères. Mais la
continuité n’exclut pas le
discontinu, au contraire. Et
sous bien des aspects, on peut
voir ces mêmes icônes de la voix
populaire, en figures
pionnières, expérimentant
l’inconnu, créant l’inexprimé,
faisant œuvre d’inconvenance
dans un Paris de
l’entre-deux-guerres, où
d’autres femmes souveraines[51],
lettrées, celles-ci, venues de
Province, d’Europe ou d’Amérique
tenteront, à travers des voies
bien différentes- celle de la
littérature,
de la peinture, de
la critique - d’inventer
d’autres audaces d’art et de
mœurs, d’inventer d’autres
destins de sororité.
Être
l’insolence
Être
la ferveur
C’est toute l’ambivalence de ces grandes dames
de la chanson comme on les
désigne pompeusement de nos
jours. Peut-être, leur manière
de s’inscrire également dans la
féminité du siècle, s’avançant
au gré de cette permanente et
inconciliable oscillation entre
féminisme et féminitude. Les
derniers inédits de Piaf sont à
cet égard surprenants. J’veux
plus faire la vaisselle, j’veux
plus descendre la poubelle.
Ruse de l’histoire, des hommes
et du temps. C’est aujourd’hui
que la grande
voix perdue retrouve la parole. Quand un ami
m’informa le premier, de cette
résurrection j’en fus très émue.
Elle me parlait de ce corps
secret des chansons. Elle disait
les voix silencieuses sous la
voix sonore. Celles qui
ouvrent
à l’écoute renouvelée, celles
qui invitent à toutes sortes de
polygraphies qui en revivifient
l’imaginaire …
Ainsi les icônes
de la chanson populaire se
retrouvent-elles perpétuées sous
d’autres graphes, enchâssées en
d’autres textures du langage et
d’autres entrelacs du texte
puisque nous retrouvons, dans
l’art de la bande dessinées, les
légendes et silhouettes de Piaf,
de Billie Holiday, de Barbara
pour ne parler que des
chanteuses explicitement
évoquées en ces développements.
Entre motif de dialogue avec
d’autres publics et véritable
empreinte sans cesse rejouée,
ces dessins de chanteuses et cet
écho soufflé du croquis et du
trait.
|
|
|
La chanson s’illustre ; son cri
se mue dans les métamorphoses du
symbole et « qui chante son mal
finit par l’enchanter »[52]
Je
répète ces derniers mots : ce
qui est perdu, éperdument rayonne encore[53].
Est pris au sens où les
linguistes se servent de
ce mot pour qualifier ce
qui appartient au niveau
de langue habituellement
mis en œuvre dans les
écrits littéraires, mais
pouvant s’appliquer à
une littérature orale.
Pascal Quignard, Les
ombre errantes, ,Grasset
, 2002
Gramma : le
tracé, le schéma, la
lettre, l’écrit. Grammata : lettres
entrelacées dans les
syllabes et les mots,
unités simples dont
Platon dans Le
politique, fait le
socle de l’apprentissage
de la lecture et
l’initiation au tissage,
lui-même image du
politique, ce tissage
royal, cité par
P ;Hugues dans mots,
motifs, textiles,textes
in Tissu et travail de
civilisation, Editions
Médianes 1996
L’œil
écoute,
titre d’une œuvre de
Paul Claudel
P.Quignard,
op.cit.
Jacques
Bertin, Le bonheur
des autres, disques
Velen, in album 2002, La jeune fille blonde
Herman
Parret, La voix et
son temps ,Ed. De
Boeck, 2002
Identité pour autrui du
moins, c’est surtout
hors frontière nationale
que l’on parle de
chanson française, sous
ce regard du poids du
sens.
La part de
l’interprétation et de
l’expressivité, le
théâtre de la voix
populaire chantée se met
en place sur les scènes
du début du XX°
siècle.
Jean
Vasca, Ecoute le
chant, 1996, in
CD Poètes et
Chansons, collection
Marc Robine
Herman Parret, op. cit.
Distinction
empruntée à Emmanuel
Kant.
Pierre Legendre, La
société comme texte,
linéaments d’une
anthropologie dogmatique,
Fayard 2001, P. 220
Lucrèce in De natura
rerum parle de cette
capture de la voix par
l’oreille, il en parle
comme d’une blessure.
Référence à l’art , à
tout monogramme de
l’expression artistique
pris dans “ la maille du
Texte ” in Pierre
Legendre op. cit.
Patrice Hugues, Le
tissu entre le vivant et
la conscience
Jean
Lurçat, peintre et
lissier intitule ainsi
dix tapisseries évoquant
le symbolisme cosmique
du rapport de l’homme au
monde contemporain
Dante, La divine
Comédie
Roland Mancini, La
voix dans la culture
occidentale
Rite de guérison cité
par Eward Sapir in Anthropologie,
Editions de Minuit ,
Paris, 1967
Henri Michaux, op.cit.
in chanson de Jacques
Bertin, La jeune
fille blonde, disque
Velen 2002
On pense aussi à Gaston
Bachelard dans l’air
et les songes en
évoquant cette
ondulatoire du sens
vivant dans l’oralité
des mots, à cette
signifiance rasant le
souffle, son mouvement,
ses froissements.
Faisant cette référence,
je pense également au TD
d’ethnologie sur la
chanson, initié cette
année par mes soins et
plus précisément au
travail réalisé par un
étudiant de licence sur
les berceuses,
socialisation et
mélancolie – Jérôme
Claudien.
Jacques Bertin, la
solitude in album la jeune fille blonde,
disques Velen 2002
On
peut se référer à la
source d’une vidéo
américaine, Billie
Holiday, the life and
artistry of Lady Day.
Monographie
d’une chanteuse : Billie
Holiday,
Licence de sociologie,
dossier d’enquête
ethnographique
2002/2003- Marion David.
La question de la
politique culturelle, du
politique dans la
culture est bien sûr,
ici posée. On sait le
peu de cas porté à la
chanson par les élites
et leurs relais
institutionnels en
France, et
l’aggravation de ce
parti pris depuis les
années 80, quand cesse
la possibilité d’une
scène parallèle, via la
progressive disparition
du secteur
socio-éducatif, vivier
de créations moins
standardisées à des
échelles moins massifiantes que celle
des
Zénith. cf l’article de
Jacques Bertin, On
connaît la chanson,
in Politis, janvier
1998.
Billie Holiday, You
let me down
Danièle Robert, Les
chants de l’aube de Lady
Day, Editions
Triptyque, 1993, cité
par Marion David
Roland Barthes, Le
grain de la voix,
l’obvie, l’obtus.
Copla espagnole, in Coplas, poèmes de
l’amour andalou,
Editions Allia ,1998.
Guy Luis Mano,
présentation in Coplas,
op. cit.
Copla de la peine et de
l’amour, in Coplas,
op. cit.
Michel
Dugué, Eléments,
formes, nuages, Editions Dana, 2000
Michel
Verret,Les alphabets
de la culture, in Chevilles Ouvrières, Editions de l’Atelier,
Paris, 1995.
Frederico
Garcia Lorca, in
Coplas, op. cit.
Pour la période et le
corpus que j’ai plus
particulièrement étudié,
je pense à Gaston Couté
, le beauceron, le
nostalgique.
Terme
emprunté à Herman Parret,
La voix et son temps,
op. cit., page. 34
Marguerite Duras, Savannah Bay,
Editions de Minuit
1983 , p. 18 , 19, 20
pour les extraits cités.
Jean Vasca, Etrange
affaire, 1997, CD
cité
Jean Vasca, La page
blanche, 1996, in CD
cité
On
pense au récit de
Schnuckenack Reinhardt
pendant la période du
nazisme, in Musiques
tziganes - une histoire
de familles -
document filmé,
diffusion arte / août
2002.
cf
Joëlle Deniot, Chansons de la vie en
noir in Les
œuvres noires de l'art
et de la littérature,
sous la direction de
Alain Pessin et Marie
Caroline Vanbremeersch,
Editions l'harmattan,
Paris, 2002
"Une
bonne chanson, c'est une
chanson que l'on peut
peindre" dira Catherine
Sauvage, citée par Luc
Vidal in Léo Ferré,
cahier d'études n°3,
Editions du petit
véhicule, Nantes, 1999.
Léo
Ferré, L'espoir
cf
Joëlle Deniot, Le
peuple des chansons : la
voix des femmes in
Sociétés et
Représentations, Le
peuple dans tous ses
états, CREDHESS Paris,
1999.
Léo Ferré, Les poètes,
1965
Vincent Scotto, Les
mômes de la Cloche
Jean
Duvivier, Pépé- le
moko, 1936
On pense à l’analyse de
Shusterman dans L’art
à l’état vif ,
Editions de Minuit
Dans
l’avant-garde
internationale du Paris
de l’époque, Janet
Flanner, Gertrude Stein,
Adrienne Monnier,
Nathalie Barney, Renée
Vivien …organisent des
cercles artistiques
féminins. On y
redécouvre Sappho, on y
célèbre la liberté de
Lesbos.
Jean Vasca, Recoudre les
lambeaux, 2001, in CD
cité
Pascal Quignard, Sur
le jadis, Editions
Grasset, Paris,
2002.
Joëlle-Andrée Deniot
Professeur de sociologie à l'Université de Nantes
Habiter-Pips, EA 4287
Université de Picardie Jules Verne - Amiens
Membre nommée du CNU
|