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25, Boulevard Van Iseghem
44000 - NANTES |
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LA VOIX, LE VERBE
FEMININS DES CHANSONS FRANCAISES |
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De l’éclat à la demi-brume ? |
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Dans le cadre
de la chanson française dont la plus
longue lignée socio-esthétiques est sans
doute celle de la « poétique réaliste »,
il s’agit d’étudier la métamorphose
induite par l’entrée active des femmes.
Ces dernières vont introduire une
nouvelle écoute, une nouvelle réception,
une autre esthétique du genre
« chanson » et ce, avant même de devenir
auteures et compositrices de leur propre
récital. |
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Le charisme de l’interprète tendait à
devenir affaire de femmes depuis Yvette
Guilbert. Dès la fin du XIX° siècle elle
déploiera sur la scène du café-concert,
une dramatique de la voix chantée-parlée
qui fera des émules. Réduisant le corpus
étudié aux figures majeures des
chanteuses qui se
sont imposées sur une période allant du
premier tiers du XX °siècle au début du
XXI° siècle, nous commencerons par
aborder cette question de la
réappropriation féminine de la chanson à
travers la pratique et l’enthousiasme de
l’interprétation ; en effet, c’est bien
par la voix des femmes qu’advient cette
mutation « théâtrale » de l’art de
chanter qui marque music-hall et cabaret
de l’entre-deux-guerres.
Les femmes subvertissent la chanson de
l’intérieur en investissant le geste
vocal dans une distribution de rôles qui
semble les maintenir au service de
paroles hétéronomes. Á quoi correspond
cet imaginaire, cette exposition du
féminin du côté de l’affect vocal ? Á
quelle division du travail dans
l’expression de l’émotion, ce trait nous
renvoie-t-il ? |
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Mais, si les femmes empruntèrent
longtemps les mots des hommes pour les
animer de leur propre signature vocale,
elles se firent pourtant auteures,
d’abord sans le proclamer. Puis, des
femmes revendiquèrent le chant de leurs
mots et ce à deux moments clefs de
l’histoire contemporaine : dans les
années 50 apparaissent les pionnières ;
dans la foulée du mouvement de 1968
d’autres talents se font jour. Nous
devons alors interroger les contextes de
telles éclosions et les formes
esthétiques inédites (?) qu’elles
engendrent, déplaçant en nuance ou en
force les lignes de partage de la
sexuation normée du monde. |
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L’histoire n’est
jamais linéaire et celle du chant des
femmes ne l’est pas davantage. Á l’heure
de la standardisation langagière et
musicale de la « variété », le paysage
féminin des chansons peut-il encore
s’inscrire dans une parole
« authentique » ajustant des mots, des
images, des musicalités à un chant
profond ? Nous désignons simplement par
« authentique », ce vocable interdit
dans les sciences sociales, une capacité
à restituer l’audace fulgurante, inouïe
d’une expérience vive (en l’occurrence
de son être sexué, de son genre)
indépendamment de toute orthodoxie
ambiante. |
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Inventer par leur
voix |
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L’entrée de la
chanson dans sa forme spectaculaire,
autrement dit sa mutation en un art se
donnant simultanément à entendre et à
regarder, ouvre sur une ère et une
culture de l’interprétation à puissante
signature vocale. Que spectacle et
interprétation soient liés, peut
aujourd’hui sembler simplement cohérent.
Mais, au-delà de la cohérence, il
s’agit surtout d’un trouble, d’un
bouleversement du sentiment esthétique
lié à la chanson. Et c’est via cette
mutation, via ce trouble de l’écoute,
que vont naître de grandes figures
féminines de la chanson. Certes Paulus,
Ouvrard, Mayol, Dranem … furent des
personnalités chansonnières plébiscitées
en leur temps. Toutefois, traces et
mémoires du frisson vocal, du délié
interprétatif vont se porter sur les
évocations d’Yvette Guilbert, Yvonne
George, de Nittâ-Jo, Lys Gauty, Berthe
Sylva, de Damia, Fréhel, Suzy Solidor …
Toutes ces femmes de chansons (et non de
lettres) ne relèvent pas du même
registre, on note cependant que la
plupart des noms avancés se rattachent à
la tradition culturelle et esthétique de
la chanson réaliste. On pourrait ajouter
les noms de Germaine Montero, de
Monique Morelli, de Catherine Sauvage,
de Patachou qui, dans la période d’après
la seconde guerre mondiale, reprendront
sous des modulations plus distanciées et
parfois avec de nouveaux auteurs (Carco,
Tranchant, Mac Orlan, Ferré à ses
débuts), cette veine réaliste travaillée
par une tournure plus littéraire. C’est
ainsi que du premier tiers de la IIIème
République jusqu’au milieu du XXème
siècle et au-delà, les femmes s’imposent
dans la chanson par la spécificité de
leur empreinte vocale (je ne parle même
pas de Piaf) |
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Pulsations |
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Il nous faut alors
commenter et le maintien de cette
coloration réaliste, néoréaliste du
chant populaire et les raisons de sa
prise en charge émotionnelle par la voix
des femmes. Commençons toutefois par
poser quelques propositions
préalables : |
|
- |
Que la voix soit une
composante essentielle de la
chanson, qui pourrait le nier ;
mais la centralité d’une telle
composante n’est paradoxalement
pas aussi certaine au regard des
fortes variantes historiques de
son statut dans le langage
musical. |
- |
Que la chanson soit d’abord
ce corps-fait-voix, là encore
qui pourrait le contester, mais
que la chanson soit par nature
incarnation interprétative rivée
aux résonnances d’un verbe,
d’une narration, d’un personnage
… voilà qui nous relance vers la
mobilité historique de la
pratique chansonnière. |
- |
Au regard de ces prémisses,
nous dirons que centralité
vocale et centralité
interprétative sont filles d’une
double mutation ; la
métamorphose sous le second
empire de l’espace scénique de
la performance chantée désormais
accueillie dans le cadre bâti du
caf’conc’[1]
comme divertissement à écouter
et à voir ; et la progressive
métamorphose en cet espace
conquis de la chanson d’un
corps-voix sculptant sa diction,
ses intonations, ses gestes par
contamination du modèle
théâtral. C’est bien Yvette
Guilbert qui réalise et qui
théorise ce passage à la
centralité vocale
interprétative, ce passage du
corps chantant au corps à
vocalité sémantique, du corps
chantant à la présence vocale
dévoilant ˗lisible, audible˗
l’image et l’âme d’un rôle
personnifié, assumé. Elle
n’hésite pas à insister sur
l’homologie de tout travail de
stylisation créatrice : « En
réalité, qu’il s’agisse de
l’opéra, de la tragédie, de la
comédie, il n’y a qu’une seule
et même technique, que ce soit
pour une tragédie d’Euripide,
pour une tragédie de Racine, de
Corneille, ou pour une simple
chanson, les études à faire sont
les mêmes…La chanson (je l’ai
souvent répété) n’est rien
d’autre qu’un drame condensé.
L’interprétation de la chanson
est donc à la fois difficile et
facile. Difficile parce que
l’interprétation porte seule
tout le fardeau de sa
présentation ; facile parce que
l’interprète est indépendant,
parce qu’il agit librement sans
entrave, seul sur scène, sans
collaborateurs inférieurs.[2] »
|
|
Cette didactique du
chanter publié en 1928 place toute
grammaire interprétative sous le drapeau
de la Plastique, définie par
« les Anciens » comme science
d’exposition de toutes les passions ;
filtrée par les arts de la pantomime, de
la danse, de l’éloquence récitante, de
la pensée musicienne des mots, de leurs
assonances, dissonances et rythmes.
C’est par cette nouvelle symbiose des
représentations de l’ouïe et de l’œil ˗
conduite de main de maître par cette
talentueuse « diseuse » de caf’conc’˗
que la chanson se retrouve comme
sanctuarisée dans ce premier quart du
vingtième siècle. Symbiose savante,
nourrie de références aux grands gestes
dramatiques et lyriques. Mais les actes
souvent devancent les principes. |
|
Et c’est surtout une
autre dramaturgie du chanter qui va
marquer les tympans et les esprits dans
cet entre-deux-guerres. Aussi peut-on
parler d’une ligne de fracture dans
l’inspiration interprétative (pourtant
naissante) entre d’un côté les
interprètes qui admettent et assument
que l’art commence dans l’artifice
(Guilbert, puis Montero, puis Morelli
par exemple) et les interprètes qui
approchent la mise en valeur de leur
persona scénique comme une catharsis
personnelle[3] ;
espérant au-delà du masque et du rôle,
atteindre l’auditeur-spectateur par le
bref dévoilement de leur être ; espérant
par l’enthousiasme de leur voix, par le
chemin de leur souffle se fuir, se
trouver, éprouver leur chant profond.
Pour cette période, il est en ce sens,
aisé de penser à Damia, Fréhel, Piaf,
Suzy Solidor peut-être … Plus tard
viendra Barbara. |
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Poétique
réaliste : une affaire de femmes |
|
S’interroger sur la
tradition réaliste de la chanson ne
saurait être abordé ici dans toute sa
complexité et toute son ambiguïté aussi.
D’abord parce qu’il s’agit d’une
histoire de temps long[4]
(d’inauguration masculine d’ailleurs) et
que ses manifestations s’amplifient,
changent, s’estompent au gré des forces
sociales susceptibles d’en porter le
flambeau. Disons de prime abord que la
chanson d’esprit, de tonalité
« réaliste » (toutes nuances
abolies !) : |
|
- |
Premièrement suppose des
héros populaires que ces
derniers soient victimes,
martyrs, rebelles ou insurgés.
|
- |
Secondement suppose le
contexte sociopolitique propice
à la germination, à la
reconnaissance de ces « Grands
hommes », à l’implantation
durable de leur symbolique
mobilisatrice, exemplaire ou
archétypale dans la culture
commune ; autrement dit, pour ce
qui nous concerne, un contexte
sociopolitique propice à ce
roman des peuples passant par
l’intime conviction du chant.
|
|
Suivant ces
postulats, on pourrait donc évaluer les
avatars de l’accentuation « réaliste »
des chansons à l’aulne de cet humus
social. Si elle s’affirme dès la
monarchie constitutionnelle de Juillet
de 1830, se confirme dès début du XXème
siècle jusqu’en son milieu, et au de-là,
elle suit désormais le fil des
résistances, des déclins, des
soubresauts, des effacements de la
chanson populaire de langue française
dans l’économie- monde des
divertissements. |
|
Écho des déchirures
nationales d’après 89, révolution
industrielle, mouvements
insurrectionnels, diffusion de la
littérature de colportage, intérêt
folkloriste des sociétés savantes
locales … il n’est pas besoin d’insister
pour comprendre que le XIXème siècle
fut bien siècle à accueillir épopée,
légende et complainte du peuple social,
celui des terroirs, celui des ports et
des villages côtiers, celui des villes.
Voilà qui eut pour conséquence de faire
la part belle au répertoire réaliste. Il
devient pour l’imaginaire collectif
l’emblème du chant populaire dans
l’espace français à la fin du XIXème.
L’épisode meurtrier de la première
guerre mondiale ne fera que renforcer
cette empreinte narrative et
stylistique. Or, c’est le moment où
parmi nombre de femmes postulant à la
scène, certaines vont devenir ces
héroïnes de la chanson. |
|
Ce qui permet
d’avancer l’hypothèse d’une telle
dominante « qualitative[5] »,
c’est le fait que ce sont des
postulantes à profil socialement
hétérogène, assez éloigné, qui vont
s’engager dans ce répertoire du fatum.
En effet, qu’elles viennent d’un
prolétariat du spectacle forain (exemple
magistral de Piaf), du prolétariat tout
court (Berthe Sylva, Damia, Fréhel) ou
qu’elles soient de milieu ouvrier ou
petit-bourgeois (Yonne George, Lys Gauty,
Renée Lebas), elles vont adopter dans
cet entre-deux-guerres, un registre
similaire de chansons[6].
Plus encore qu’elles soient passées par
une formation musicale, voire même par
le classique (Germaine Lix, Andrée Turcy,
Renée Lebas, Lucienne Delyle) ou
qu’elles n’aient connu que l’expérience
abrupte de la rue, elles vont adopter un
phrasé, une tessiture de même facture.
Ainsi, bien que chacune de ces
interprètes possédât un grain de voix
propre, il n’est pas si évident dans ces
sororités des voix de gorge et de
ventre, dans ces parentés de vocalités
charnelles affirmées, de distinguer à
première écoute « à l’aveugle » une
Nitta-Jô d’une Germaine Lix, une Lys
Gauty d’une Berthe Sylva, une Piaf
gouailleuse du tout début d’une Fréhel
etc. |
|
Ce style vocal˗ que
l’on peut brièvement discriminer par une
diction toujours nette détachant les
intentions et les mots, une implication
soutenue dans l’expression chantée[7],
une aisance dans les graves[8],
mais aussi un mélange de force vitale et
de mélancolie si caractéristique d’une
Fréhel par exemple ˗ se retrouve aussi
bien chez les interprètes du premier
réalisme, celui d’après Bruant, que chez
les interprètes du réalisme de la
deuxième chance anobli par la
littérature. À quelques nuances près
d’âpreté, de « sauvagerie » (mais tout,
en la matière, est affaire de nuances
aussi), interprètes plutôt comédiennes,
se composant une figure de circonstance,
ou interprètes plus existentiellement
liées à ces portraits de douleur,
partagent pareils traits intonatifs et
résolus de l’évocation. La ligne de
fracture˗ que nous avions précédemment
signalée entre deux inspirations
interprétatives, l’une de recherche et
d’adresse théâtrales, l’autre de
battement et d’Éros immédiatement vital˗
sont gagnés par l’atmosphère de la
performance mélodique. L’expérience
d’écoute comparée des interprétations
d’une des chansons-phares de ce
répertoire à savoir Du gris[9],
par Berthe Sylva, puis par Germaine
Montero, est à ce titre, très
révélatrice de l’écart et de la fusion
des styles. |
|
On peut s’étonner
cependant du fait que cette chanson qui
va trouver un si fort écho dans la
culture commune, ne prenne corps qu’à
travers les timbres féminins, désormais
seuls vecteurs de cette métamorphose de
l’émotion esthétique captée par le verbe
mis en musique ; émotion de performance,
d’énonciation et de réception plus
intériorisée, plus aimante, plus
tourmentée, plus tactile, plus attentive
même à quelque communauté de destin[10]
… au-delà des silhouettes, des récits
sulfureux, malheureux campant déchéance
et solitude pourtant socialement bien
circonscrites autour des marins, des
prostituées, des ouvrières, des
mal-aimés, des soldats, des nomades, des
paumés, des égarés en tout genre. Si la
mort, si la nuit rodent chez les Misfits
du chant réaliste, la folie des
passions, le pas de côté, la
désespérance peuvent frôler toute vie.
C’est ainsi que Piaf déclara à propos de
cet épuisement, de cet isolement moral
d’après son tour de chant : « Qu’ils
étaient venus [ils : le public] pour ça
et qu’à chaque récital, elle endossait,
elle recevait en elle toutes leurs
angoisses, tous leurs chagrins ». |
|
Dans cette optique du
risque de dérive des vies, ajoutons
quelques mots à propos du personnage de
la prostituée, si récurrent, dans cet
énoncé réaliste. Certes, une telle
figure est archétypale ; elle l’est de
mémoire ancestrale, aussi lointaine que
la sainte pècheresse Marie-Madeleine de
Magdala. En cela, elle condense l’image
pérenne d’une attraction/répulsion
fortement romanesque. Et cette strate
joue aussi dans les chansons en
question. Mais être prostituée renvoie
également à un statut historiquement
connoté. Ainsi dans la période
considérée, la maison close est une
institution normalisée pour la
bourgeoisie ; familière aux époux, plus
inconnue de leurs femmes. Dans le même
temps, elle constitue un grand risque,
un danger non négligeable pour les
filles des familles ouvrières. Aussi, la
présence de la prostituée dans la
chanson réaliste ˗qui s’adresse à tous
les publics˗ est d’autant plus
vaillante, d’autant plus percutante
qu’elle cumule plusieurs symboliques :
elle est l’intime ou l’ordinaire
confidente, elle est l’altérité même,
l’étrange étrangère, mais aussi le plus
proche danger d’un ultime déclassement[11]. |
|
Il existe deux
perspectives pour comprendre cette
exclusivité féminine d’embrasement vocal
servant une poétique sociale des
chansons. Je prends « poétique sociale »
au sens de Michel de Certeau[12]
qui subsume sous ce syntagme toute forme
d’appropriation filtrée, aiguisée,
vivifiante, cruciale d’un item culturel
existant (qu’il soit ou non légitime,
peu importe). Les chansons sont là, dans
le vague de l’air. On les entend dans
les rues, les bistrots, les cabarets,
les music-hall. Les chanteuses qui
émergent sont celles qui s’impliquent
avec empathie dans ce chant des larmes. |
|
On peut alors dire
qu’il s’agit pour cette exclusivité d’un
simple alignement sur la distribution
sexuée des rôles ; les femmes ayant un
privilège souvent constaté bien que très
canalisé, de manifestation des affects
et du sentiment[13].
Pleurer, consoler : les chanteuses
réalistes ne feraient donc ˗en
esthétisant, en sublimant, peut-être˗
qu’accorder leur voix à cette ligne de
conduite, à cet éthos fondateur d’ordre.
Pourquoi pas ? Sois sage ô ma
douleur et tiens-toi plus tranquille[14]
… il faut bien que quelqu’un assume la
tâche toujours inachevée
d’humanisation ! |
|
Je préfère me tourner
vers une autre hypothèse (non
contradictoire d’ailleurs) à savoir que
fortes, précisément, de cet héritage
sexué d’une proximité aux épanchements
de cœur, les plus grandes chanteuses de
ce temps, de ce verbe vont˗ par
exploration d’une intonation pleine et
directe de l’imploration, de
l’incantation, de la compassion, du
pathétique intime˗ libérer pour elles et
leurs auditeurs tout un inconscient de
peines sociales et psychiques inouïes.
Ce travail d’effusion des plaintes
constitue une aire d’affranchissement de
l’anesthésie émotionnelle dont elles
sont les passeuses, les voix de passage.
Traumatisme de la première guerre
mondiale, affrontements brutaux des
idéologies, des honneurs, des
expériences de classe … l’époque avait
enfoui bien des chagrins et des fureurs.
Sur intonation franche de la prière, de
l’incantation, de l’imprécation
vengeresse, du cri, d’une fatale béance,
de la nostalgie radicale : elles osent
donner souffle au frémir triste de
l’âme. Elles sont les premières voix de
la chanson qui nous point[15].
Elles sont les créatrices, actrices,
auteurs de ce punctum dont Yvette
Guilbert avait, sur un plan plus large,
élaboré la théorie[16]. |
|
De plus, ce chant
libéré des larmes, ce chant nocturne,
est aussi celui qui confère une dignité,
une consistance morale, aux sujets dont
il traite. Ces personnages errants,
dévastés acquièrent de la valeur, de la
superbe à travers leur voix ; les récits
de ces drames, crimes, vagabondages
destinés aux faits divers, reprennent
grandeur et renommée à travers elles.
Enfin, cette exploration des dénuements
sociaux et psychiques, en les dévoilant,
par surcroît, les dénonce. Non par
résistance critique ou militant mais par
simple et irrévocable excès d’engagement
vocal. Alors, le terme de poétique
sociale des chansons réalistes pourrait
bien être dépassé ou complété par celui
de poésie de son chanter, de ces voix
dans la mesure où elles parviennent à
partir de ces microcosmes de
l’enfermement social, de ces failles
vives des lignes de vie et de cœur, à
mener l’auditeur vers la source
irradiante d’un transport mélancolique
et tragique à portée universelle. |
|
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Des mots
d’emprunt |
|
L’accueil
d’une voix est souvent précédé
d’un verbe qui en fraye l’écoute
dans notre civilisation de
l’œil. Et le registre de ce
langage qui prépare, aiguise,
oriente, dérange ou rassure
l’oreille de l’auditeur, nous
donne à comprendre un horizon
d’attente et d’éthos réceptif.
Ce logos qui sera ou complice,
ou lyrique, référentiel, ou
critique est un médiateur, un
miroir, un régulateur de goût.
Il nomme la quintessence et
l’avenir d’une voix. Damia,
Yvonne George auront leur poète
Robert Desnos, qui se fera
chantre de leur magnétisme
tragique. L’intelligence
scénique d’Yvette Guilbert sera
louée par Freud, par Proust.
Piaf mais aussi Marianne Oswald
et Suzy Solidor seront préfacées
par l’éloquence d’un Cocteau,
rétif au contraire au talent
d’une Fréhel. Germaine Montero
sera, elle, parlée par Prévert
et Mac Orlan. Avant l’hommage de
leur Tombeaux (entendus au sens
littéraire ) immortalisant pour
certaines le poème de leur chant[17],
elles auront des articles de
presse. |
|
Dans ce
chassé-croisé entre paroles
d’hommes et voix de femmes,
cette mise en écriture
˗exclusivement masculine[18]
ou presque[19],
de la performance chantée des
réalistes˗ n’est-elle pas le
premier symptôme clair de
l’hétéronomie latente dont reste
empreinte cette magistrale
interprétation ? Nous posant
précédemment la question de
l’écho inégal de ces voix, leur
écart en renommée ne tient-il
pas pour partie à cet étai
littéraire plus ou moins soutenu
et donc plus ou propice au
déroulé de leur idéation, de
leur roman sur le temps long ?
|
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Effets d’annonce |
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Toutefois, si
des hommes de lettres entendent
préparer la sensibilité auditive
du public à ces voix qui -entre
"La dérive", "Ces femmes qui
la nuit"et "La valse des
costauds", n’hésitent à se
livrer en toute obsession et
indécence des affects- d’autres
oreilles ʺcultivées˝ surent bien
montrer leur dégoût de classe et
manifester leur état de choc
devant de telles transgressions
aux règles du bien chanter.
C’est ainsi que le critique et
écrivain André Suarez fustige
globalement la vocalité de ces
réalistes en les plaçant même
hors humanité du timbre
mélodique : « Elles sont
célèbres, illustres même,
toutefois, elles sont la honte
de la mélodie et la parodie du
chant. Presque toutes ont une
horrible voix grave éraillée, un
contre-alto dévié qui s’engorge
… trois ou quatre notes basses
et impures qui altèrent avec
deux ou trois cris épais entre
le dogue qui ronfle et les sales
soupirs qui traversent les
chambres de l’asile de nuit.
Elles hurlent ou elles râlent[20] ».
Si donc leurs voix
divisent, ce n’est pas cette
haine qui va décider de leur
sort, mais au contraire les
paroles du transport
enthousiaste. |
|
Prenons
quelques exemples, d’abord celui
d’Henri Jeanson et de Pierre
Varenne pour Germaine Lix. Dans
Paris-Soir Jeanson décrit ses
impressions après le premier
récital de Germaine Lix à
L’Olympia: « [...] Robe
verte, cheveux blonds, sourire
rose ... la grâce, l'esprit, la
puissance, la sensibilité de
Germaine Lix sont des dons qui
n'échappent pas à l'attention de
la foule. Le public l'acclame,
et il a raison. Elle a la
souplesse de talent de
Fréhel et d'Yvette
Guilbert, elle ira
loin... ». Pierre Varenne ajoute
à son propos : « Cet art simple
et vrai, cette légèreté de
touche, cette pudeur dans
l'émotion comme dans l'ironie...
Chez elle tout est charme et
tact. Elle a de la race, elle
est exquisement française. C'est
une grande artiste [...] ».
|
|
Sans attendre
les laudes d’un Cocteau, on peut
lire dans la presse sous la
plume d’Henri Contet,
journaliste de Paris-Midi et
parolier attitré d’Édith :
« Elle chante et c’est le
contact instantané avec
l’auditoire, la possession
immédiate, l’envoûtement. Nous
les auteurs de quoi avons-nous
l’air ? Nous écrivons pour elle
des balbutiements : elle en fait
des cris, des appels, des
prières. Lorsqu’il nous arrive
de trouver un mot qui paraît à
sa mesure, nous restons toujours
stupéfaits, plus tard quand nous
l’entendons chanter ce mot-là.
Elle en fait un géant[21].
Á moins que le chroniqueur, ici
Yves Novy, .ne fasse semblant
d’abdiquer tout langage pour
mieux souligner l’évidence et
l’emprise du charme : « Du
tempérament de cette artiste, de
cette voix si naturellement
prenante, pathétique par sa
curieuse sonorité, par cette
intonation de prière et
d’imprécation qui s’en dégage,
nous ne dirons rien
[22] » …
|
|
Mais bien
qu’au commencement de l’éveil
sensible peut se situer le verbe
configurant amour ou désamour
d’un phrasé « qui dérange »[23], ce
ne sont pas ces soutiens lettrés
qui, d’abord, vont décider du
large engouement suscité par ces
chants et qui, d’autre part,
soulèvent le principal
étonnement … L’étonnement le
plus grand réside dans le
paradoxe entre une maîtrise à
forte personnalité de leur
signature vocale et une
non-maîtrise quasi complète des
paroles qu’elles énoncent. |
|
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Double jeu |
|
En sa
trajectoire historique, la
chanson réaliste ou le réalisme
des chansons relève d’un énoncé
masculin impliqué dans les
soubresauts politiques de la
France d’après la
révolutionnaire. Dans la seconde
moitié du XIXème siècle, les
chansonniers des goguettes
créent des chants révoltés,
séditieux. Leurs accents sont
ceux de la dénonciation :
l'univers de la fabrique, la
condition ouvrière, la
paupérisation "Demain, dans
cette usine, tu puiseras la
mort" chante-t-on. Charles
Gille (c'est lui l'auteur de ces
mots), Eugène Pottier,
Jean-Baptiste Clément
s'inscrivent dans cette mouvance
d'une chanson réaliste militante
où dominent le parolier et ses
engagements. |
|
Sur les
scènes du Caf'conc', les accents
du genre réaliste sont tout
autre. On pourrait alors parler
de deux lignées, de deux phases
de l'expression réaliste
chantée. L'une où l'on dénonce
la crise sociale ouvrière,
l'autre où l'on interprète les
drames du paria. Tout s'est
déplacé. Avec des auteurs comme
Jehan Rictus, Montéhus, la
figure référentielle du peuple,
c'est désormais le déclassé,
« le réfractaire à l'ordre
social » (Gaston Couté, Jules
Jouy), cela deviendra
« l'apache » (Aristide Bruant),
redoutable et fascinant pour la
bourgeoisie même. Et si de la
chanson rouge à la chanson noire[24]
l'intensité de l'écoute est
passée du parolier à
l'interprète, la signature de ce
néoréalisme n’en reste pas moins
exclusivement masculin. |
|
Et sans doute
est-ce là que la distorsion
entre énonciation et énoncé du
chant s’avère la plus flagrante.
En effet, une équivoque va
désormais se glisser dans la
reconnaissance du véritable
auteur de la chanson et ce, dans
la mesure où ce nouvel écho du
désarroi intime prend non
seulement pour voix des accents
féminins mais prend de plus pour
récit des biographèmes qui
portent à imaginer la fresque
des chansons comme de véritables
autoportraits. En effet,
errance des amours, marginalité
de mœurs, misère de naissance,
détresses de survivantes
correspondent bien à des
expériences cruciales pour
Fréhel, Damia, Suzy Solidor,
Yvonne George, Piaf… Elles
feront également tout pour que
ces chants leur ressemblent.
Elles choisissent d’ailleurs
avec soin leurs paroliers afin
que métaphore du chant et
fiction de l’être soient portés
à leur mimétique incandescence
dans la liturgie du récital.
Piaf sera l’une des plus
exigeantes en la matière. |
|
Un topos
apparaît ainsi s’être installé :
à savoir que le succès de ces
femmes est lié à cette présence
substantielle de leur vie dans
leur chant. Certes, une grande
part de leur aura, de leur
poétique relève de cette mise en
miroir. Toutefois, nuances et
médiations s’imposent. Si, dans
leur cas, personne et persona
scénique, répertoire et
biographie se frôlent, ils ne
fusionnent pas. Et surtout on
semble toujours dans cette
assertion passer sous silence le
fait que tous les auteurs de
leurs chants sont des hommes.
Que « ces réalistes » chantent
l’amour qui naît, celui qui bat,
celui qui part, qu’elles
chantent le plaisir, les larmes,
les guinguettes, le temps du
musette, « Le cafard[25] »,
« La coco[26] »,
la séduction, « Les fortifs [27]»,
Paris, Montmartre, le trottoir,
« L’angélus de la mer[28] »
ou « Les nocturnes [29]»
… tous ces mots passent par le
filtre sensible et l’éloquence
d’un imaginaire sexué. Dans
cette chanson réaliste, non
seulement les paroles sont
masculines et les voix
féminines, mais ces paroles
traduisent par substitution un
imaginaire fantasmatique du vécu
féminin qui reste, lui, encore
fondamentalement silencieux.
Cette distribution coutumière du
matériau langagier ne
pose-t-elle pas question ?
N’est-ce pas paradoxal
d’affirmer que le chant de ces
interprètes est chant de leur
vie alors la maîtrise directe de
tel dire leur fait défaut ? |
|
Est-ce à
dire : aux marges du langage, le
continent féminin de la voix ?
Placée au bord d'un illimité
hors sens, dans cet éternel
retour de la pensée sauvage, de
la vie au sein du matériau
langagier, la voix est donc dans
le même temps identifiée à la
femme et à l'irrationnel. Un
irrationnel tantôt miniaturisé
jusqu'à l'insignifiance. Mais un
irrationnel également
surdimensionné comme quête
rebelle, puissante, abrupte de
l'innommé. La lecture
socio-psychanalytique de Michel
Poizat[30]
nous apprend qu'à l'opéra tous
les cris, moments de plus haute
intensité, moments du risque
suprême de la déchirure
seraient, dans le chant lyrique,
presque toujours affaires de
femmes ou de personnages
féminins. |
|
|
Le temps de
dire |
|
Le rapport de
cette pionnière qu’est Yvette
Guilbert aux textes de chansons
est très éclairant sur cette
difficulté à se saisir de
l’autonomie parolière. D’abord,
on apprend dans L’art de chanter
une chanson[31]
qu’elle a écrit l’un de ses
succès Je suis pocharde. Mais
elle en dénigre immédiatement
la valeur textuelle : «
C’était très mauvais, mais
scénique ! Et à mes débuts je ne
cherchais rien d’autre, car je
savais que mon interprétation
camouflerait la puérilité des
petits vers. C’était une de ces
chansons qui font qu’on regarde
l’interprète plus qu’on ne
l’écoute et je l’avais écrite en
ʺscénario actifʺ bien plus qu’en
ʺcouplets poétiquesʺ». « Je
suis pocharde » n’est sans doute
pas un sommet de poésie chantée
mais il est notable de constater
qu’elle éprouve le besoin de
s’excuser, tout en ajoutant :
« Je me suis fait de nombreuses
chansons ! Je ne les signais
pas toutes … partant du principe
que c’est le chanteur et non
l’auteur qui est le véritable
créateur d’une chanson ».
|
|
L’ambiguïté
est totale. D’une part, elle
semble vouloir insister non
seulement sur ses propres
textes mais surtout sur son
action directe concernant les
écrits des chansons des divers
compositeurs, et d’autre part
elle minimise à outrance le
poids du verbe des chansons
comme si seules comptaient la
maîtrise voire l’emprise de la
diction, de la ponctuation, de
la composition expressive
entendues comme « art
d’allumer et d’éteindre les mots
˗ de les plonger dans l’ombre ou
de la lumière [...] ˗ de les
caresser ou de les mordre […] de
les envelopper ou de les
dénuder, les allonger ou les
réduire. ». Elle poursuit
même sa logique jusqu’à un
dénigrement plus ou moins feint
: « Qu’est-ce que le texte
d’une chanson ? Rien ! Qu’un fil
rouge, un tracé souvent mal
fait, incomplet […] comme les
petits cailloux du petit Poucet
[…]. Les paroles écrites d’une
chanson ne sont pour moi qu’un
accessoire […], des babioles de
mots » sur lesquels
s’exercerait un art de savoir
les lire au-delà de leur
écriture même. Á ce propos,
quand Yvette Guilbert souligne
l’importance de sa trouvaille
des Lonlonlaire et Lonlonla qui
amplifierait la puissance
tragique de l’écriture de La Glu
(d’abord interprétée par
Theresa), elle nous fait penser
aux déclarations de Barbara
affirmant : « Je mets des mots
sur la musique, parce qu’il le
faut. Mais si c’était possible,
je ferai simplement la, la, la »[32].
Á la différence de taille
cependant qu’Yvette Guilbert
n’abordera jamais composition et
réalisation entière d’une
chanson. Aussi face à la fameuse
diseuse du caf’conc’, éprise de
théâtre, de recherches sur les
répertoires populaires anciens,
face à ses ambivalences touchant
aux écrits des chansons, peut-on
se demander : Est-ce là
coquetterie ? Volonté farouche
de défendre une place dans la
langue du côté de la vie de la
voix ? Crainte d’affronter en
toute illégitimité littéraire,
sa prise de parole ? Inutile de
trancher ! |
|
Après cette
intervention guilbertiste sur
les textes chantés, quelles sont
les traces d’un apport féminin ?
Si l’on suit la tradition
socio-esthétique de la chanson
réaliste, il apparaît bien que
seule Piaf s’avance en
aventurière d’un verbe, en sujet
féminin de la parole chantée, en
figure auctoriale d’ailleurs
largement minorée. En effet, de
toutes les réalistes et
assimilées[33]
des années vingt aux années
soixante (y compris la
sulfureuse Suzy Solidor,
interprète d’une volupté
lesbienne appuyée), il n’y a que
Piaf qui ose aller vers
l’écriture des chansons.
Imprudence, vaillance de
l’autodidacte. Saut inassouvi
dans l’acculturation.
Curieusement celle dont
l’instruction scolaire est la
plus brève, celle qui ne passe
par aucun apprentissage
solfégique va esquisser quelque
pas vers le statut d’auteur /
compositeur/ interprète… cette
forme-cabaret, cette forme neuve
du chanteur des années soixante.
Elle met des mots simples et
d’une indépendance scandaleuse
(Je renierai ma patrie, je
renierai mes amis si tu me le
demandais, on peut bien rire de
moi, je ferai n’importe quoi si
tu me le demandais…), elle
compose d’oreille, elle crée
« L’hymne à l’amour », « La vie
en rose » … et plus de quarante
titres, le plus souvent destinés
à d’autres interprètes. Elle est
donc, elle, dont on va consacrer
la voix inouïe, la première à
prendre discrètement la chanson
aux mots[34]. |
|
Cette
hésitation à chanter en nom
propre (écrivaines et poétesses
ayant pourtant déjà pris la
plume dans l’édition livresque[35])
reste toutefois sujet à
étonnement et indice d’obstacles
et de refoulements
particulièrement vivaces. Pour
interroger cette irruption des
parolières, phénomène
apparemment acquis ou stabilisé,
mais toujours sujet aux grandes
déconvenues, nous posons en
première hypothèse que l’arrivée
du chant/texte des femmes est en
lien avec la constitution de
celles-ci en sujets historiques.
Nous posons en seconde hypothèse
que le cadre actuel d’une
routinisation des préoccupations
féministes accrue par
l’effacement paradoxal du
féminin prôné par les théories
radicales du genre sonne
peut-être le glas du chant des
femmes malgré de notables
résistances. |
|
Un seul
exemple suffit à circonscrire
une telle fragilité du statut.
Il suffit en effet d’avoir à
l’esprit le déroulé de la
carrière d’Anne Sylvestre qui,
dans les années soixante-dix et
la vague d’un premier féminisme,
affirme un chant qui met en son
centre un verbe tout à la fois
classique, lettré, mais aussi
ironique, à facture subversive
originale grâce à des titres
emblématiques, comme C’est la
faute à Eve ou bien comme Une
sorcière comme les autres ; or,
cannibalisme de ʺla
civilisationʺ, de ʺla
professionʺ, son seul renom
repose˗ s’il n’est même déjà
amoindri˗, sur ses compositions
destinées aux enfants. |
|
C’est dans
l’après seconde guerre mondiale
qu’une nouvelle figure de la
chanson d’auteurs prend son
essor. Une maîtrise esthétique
complète allant du message
lyrique ou épique à son
incarnation scénique est
désormais de mise. C’est le
temps des auteurs-compositeurs
interprètes. D’abord des hommes
se lancent. Mouloudji sera un
des premiers. Dans ce sillage,
des femmes musiciennes
s’avancent, avec leur guitare,
c’est Marie-José Neuville, c’est
Anne Sylvestre, c’est
Gribouille, ou bien se montrent
derrière leur piano, c’est
Barbara, c’est Eva. Ce ne sont
pas les premières, mais plus
célèbres, elles font figures de
pionnières. En la matière, la
première ACI française est
Nicole Louvier. Son disque-phare
remporte en 1953 le grand prix
de la chanson française.
Récompensée, elle sera vite
censurée, gommée des mémoires
quand on découvre que ses
chansons d’amour s’adressent non
pas à un homme mais à une femme.
|
|
|
Entre pleins et déliés : une vie
à réenchanter |
|
De la voix de
l’interprète à la parole
singulière, un autre chemin se
dessine pour celles qui
s’engagent en cet art. Si l’on a
bien pu constater un imaginaire
du féminin du côté de l’affect
vocal, va-t-on aussi aisément
déceler une écriture féminine
dans cette effervescence
renouvelée de la composition
chansonnière ? « La chanson est
l’un des plus sûrs chemins,
quels qu’en soient les méandres
pour aller de soi à soi [36]»
qu’on la fredonne en solitaire
ou qu’on la donne à entendre.
Nous avons bien perçu comment
dans leur engagement vocal, les
grandes « réalistes » faisaient
cette rencontre avec
elles-mêmes. En maîtrisant le
donné verbal du chant, quel
autre accès à soi les
chanteuses, les femmes qui
chantent, vont-elles pouvoir
explorer ? |
|
Constatons
d’abord que la transition˗ même
si on peut la dater˗ n’est pas
si simple. Il y a d’abord ce qui
perdure. La chanson féminine du
déchirement, après le
Libération, va épouser d'autres
formes, plus distanciées, sur
des scènes plus confidentielles.
Mais dans les cabarets de la
"rive gauche" des années
1950-1960, Cora Vaucaire,
Catherine Sauvage chantent
toujours Aristide Bruand et
Montmartre ; on y maintient
l'accordéon et l'orgue de
barbarie ; Sabine Sabouraud,
jupe noire et foulard rouge
rejoue le personnage de la
pierreuse sur la scène de
L'Écluse dont Barbara deviendra
la parfaite égérie. |
|
Dans cette
transition on voit d’ailleurs
deux styles s’affirmer. Il y a
Édith Piaf qui continue à
subjuguer par la puissance du
corps singulier de sa voix,
source de cet envoûtement
populaire, jamais reproduit à ce
degré d’intensité. Chanteuse du
peuple, Piaf est aussi chanteuse
contemporaine de toute une
famille de dames en noir qui
prospéreront dans son sillage.
|
|
Éclat incisif
de paroles vibrantes, précision
de la diction, efficacité
mélodique, dépouillement des
harmonies et sémantique vocale
audacieuse, déliée, élargie :
longtemps l’odyssée des
interprètes féminines de la vie
couleur de nuit (Barbara,
Gribouille, C. Sauvage, M.
Morelli, C. Ribeiro, Sapho[37]
…) va ˗ ajustée à d’autres
niveaux de langue et à d’autres
émois vocaux˗ suivre cette ligne
artistique. Suivre et se
détacher … ce qu’incarne le
mieux Barbara, il me semble.
Pourquoi ? : |
|
- |
Parce
qu’à ses débuts elle
reprend les succès de
Xanroff, d'Eugénie
Buffet, d’Yvette
Guilbert, d'Yvonne
George, non pour prendre
la mesure des choses
passées mais parce
qu’elle s’inscrit dans
la tradition du genre
chanson qui, comme ses
refrains, gardent
toujours quelque chose
d’inchoatif, ce goût de
l’éternel retour. |
|
|
- |
Parce
qu’elle tarde à imposer
ses propres textes. Ses
premiers albums de 1960
et 1961 s’intitulent
«Barbara chante
Brassens », « Barbara
chante Brel ». C’est en
1964 que sort « Barbara
chante Barbara »,
l’album qui contient la
célèbre chanson « Pierre[38]»
qui inaugure à la fois
un autre charme (timbre
cristallin, un peu
voilé, souffle alangui,
caresse vocale) et un
autre chemin allant de
soi à soi (mêlant
impudeur et silence
d’une attente érotique).
Et la question du dire
du désir féminin (qui
existait bel et bien et
crument même dans la
pulsion vocale des
réalistes), la question
de sa reformulation
abyssale, de son essor
imaginaire est l’un des
enjeux de cette
appropriation féminine
du registre verbal des
chansons. Peut-être même
l’enjeu central d’une
métamorphose
chansonnière allant aux
rives de cette strate
archaïque,
confidentielle et
toujours en quête de son
langage. Le pari est
risqué, il sera rarement
tenu. |
|
|
Et si Barbara
peut s’appréhender comme la
figure exemplaire de cette
transition, c’est qu’elle est
habitée d’une contradiction
créatrice. D’une part, elle
inaugure ce nouveau lien de soi
à soi qu’autorise son
indépendance textuelle. Le mal
de vivre, Nantes, L’aigle noir,
Mon enfance, Le soleil noir …
témoignent bien d’un autre
lyrisme tourné vers des
dévoilements intimistes inédits.
D’autre part, elle est la plus
nostalgique de la demeure
vocale, du frémir/jouir de la
voix pure délestée du poids des
mots qui surgissent,
disparaissent, se brisent,
s’embrasent, s’éteignent au fil
d’un phrasé traversé de silences
et de mélismes. |
|
Précisons
deux choses : d’abord notons que
dans l’aventure de cette
écriture féminine des chansons,
les auteures ne sont pas légion
(Gribouille[39],
Anne Sylvestre, Colette Magny,
Béa Tristan, Claire, Michèle
Bernard, Brigitte Fontaine,
Isabelle Mayereau, Catherine
Ribeiro et en 2° génération
Juliette, Véronique Pestel). Et
beaucoup de plus ne seront
reconnues pour l’essentiel que
comme interprètes (Magny,
Ribeiro, Juliette). D’autre
part, insistons sur le constat
que si l’opacité du tragique de
la vie, souvent appréhendée par
le biais des malentendus et
déconvenues de la rencontre
amoureuse entre les hommes et
les femmes[40],
est bien la vibration la plus
appuyée par ces voix des
« réalistes », c’est bien cette
énigme que l’écriture féminine
des chansons continue à investir
et suggérer. |
|
Dans ce
faisceau des lumières noires du
chant féminin, attachées au
dialogue de l'amour, de la mort,
de la perte…on retrouve
Catherine Ribeiro, mais aussi
Pascale Vyvère, Isabelle
Fontaine, Jo Lemaire, Anouk,
Martine Kivits etc, pour ne
prendre en contre-point, que des
interprètes presque anonymes
ayant entre 30 et 40 ans. Même
si les univers musicaux sont
différents, elles chantent
toujours La douleur qui fascine
et le plaisir qui tue… il suffit
de se remémorer l'interprétation
âpre et frémissante de la très
baudelairienne Catherine Ribeiro
dans " Qui a parlé de fin". Ou
réentendre le timbre clair, le
grain velouté et le phrasé ourlé
de tristesse pensive d’Isabelle
Mayereau dans Dormir (1996).
|
|
Ces chants de
femmes portent l'ardeur, le
vacillement des existences
inquiètes … Mais cette fois,
dans l’appropriation d’un verbe
poétique, dans un mouvement
d’accès à la chanson à texte,
telle qu’on la perçoit dans
l’univers francophone de la
chanson. Certes, les auteurs-
compositeurs- interprètes
masculins épousent eux aussi
cette opacité du tragique à
vivre, mais ces chanteuses
écrivant l’abordent avec
l’espoir et l’éros d’une
inspiration naissante[41]
cherchant à penser, à
apprivoiser en elles un non-dit
féminin de l’être, du rapport au
monde, précisément. Ce que
Claire chante dans les années 70
: |
|
« Reste- t-
il en vos cœurs une braise,
Femmes de silence et de vent.
Les mots ne souffrent pas qu'on
les taise
Si longtemps.
Lors cueillir ceux qui flottent
dans l'air tout près.
Prenez ce chant à quatre mains
Le courage vous viendra bien … [42]
|
|
« Je
cherche un compagnon de race
Un insoumis congénital
déchiré
habité
de verbe à naître, d'amour à
crever.
Et puis un autre encore,
un autre encore.
J'ai le ventre plus grand que
les yeux[43]
|
|
« Le temps
d’écrire me manque,
me manque
Tant de plaisirs me mentent,
me mentent
M’ôtent le dire
et l’encre
M’’ôtent la dure
alliance
Le temps d’écrire me manque,
me manque
Et c’est mon corps qui parle
Quand ma pensée se tait
C’est dans ce corps qui parle
que ma pensée se fait[44]
... |
|
|
On note une
volonté de s’inscrire dans des
cryptes insoupçonnées du
langage : réflexion latente sur
le langage lui-même, battement
d’un métalangage, peut-être
présent chez un Nougaro bien sûr
pour d’autres thématiques. |
|
|
Un féminin pluriel |
|
Dans le même
temps de cette recherche
aiguisée d’un rapport de soi à
soi qui se dit dans la chanson,
il y a ce tournant dans le
mouvement des mœurs qui
s’inscrit dans la foulée des
événements de 1968. Cette
rupture portant au débat public
sur les thèmes du corps, du
statut, de la symbolique de la
féminité ou de la féminitude.
C’est sur cette trame de
surgissement d’un universel
sexué que bien des parolières se
greffent. Il y a là deux
générations de
parolières-interprètes
contemporaines de l'émergence
politique du féminisme ʺdit
historiqueʺ maintenant. Les
femmes qui chantent, en ces
gammes, depuis les années 70-75,
accompagnent le mouvement
d’apparition des femmes en
sujets de l’histoire. |
|
Les chansons
de la souveraineté poétique se
mêlent en ces répertoires aux
chansons de la souveraineté
politique dont les tonalités et
les mots ne convergent pas
nécessairement. Ces chansons
captent les grands combats du
moment en sa quotidienneté, en
ses épopées. |
|
Un point
partage et un aspect
convaincant, susceptible de
transcender la mode de ce chant
épousant inégalement veine
politique et veine poétique va
être de situer dans le rappel
d’une mémoire de leurs
devancières de chants ou de
combats. Comme si elles
s’inscrivaient dans le temps
long d’un féminin pluriel.
Difficile d'opérer quelques
coupes dans cette production
diversifiée, mais à s'y risquer
cependant, on constate d'abord
que plusieurs
auteures-interprètes de la
première[45],
puis de la seconde génération[46],
placent leurs chants dans le
sillage et la demeure des
grandes voix populaires
féminines. |
|
Que ce soit
sous forme d'une
réinterprétation des thèmes
"classiques" de la condition
féminine fixée par le répertoire
traditionnel[47],
sous forme de réadaptations des
chansons emblématiques d'une
Yvette Guibert[48],
d'une Eugénie Buffet, d'une
Edith Piaf[49],
sous forme encore d'une
composition originale sur le
thème précis de cette filiation
réenchantée - on pense, en
particulier, à "rimes
féminines" crée par
Juliette Noureddine, dite
Juliette - ce répertoire
s'écoute aussi comme miroir de
résonances. En effet, il semble
que la langue musicale de ces
auteures vienne parfois se
ressourcer - images vocales et
traces sémantiques comprises -
aux figures matricielles d'un
chant de femmes. Ainsi cette
langue, de chansons en chansons,
laisse t- elle flotter dans
l'air quelque aethesis de la
connivence ordinaire de l'entre
soi féminin, faisant alors à sa
manière, surgir un peuple … de
l'art modeste des chansons même
si toutes ces auteures sont hors
veine populaire de la chanson à
la différence des réalistes.
|
|
En ligne
d'inspiration croisée ou
parallèle, ces chants
féminins-là sont aussi gardiens
d'une mémoire de figure héroïque
féminine de l’engagement
républicain. Michèle Bernard,
dans ses dernières chansons,
retrace le chemin de Louise
Michel, militante, exilée,
rêvant de peuple libéré et
d'humanité renaissante : |
|
« Sous les
niaoulis, Louise apprenait à
lire
aux petits-enfants de la
Canaquie
Sous les niaoulis, sous les
niaoulis,
Louise à quoi rêvait-elle
Loin des barricades et loin des
fusils, si loin du pays[50]… »
|
|
Toutefois sur
ce registre de convocation d’un
pluriel féminin, Anne Sylvestre
est sans doute la plus
remarquable ; elle qui fera
courir, en son répertoire, toute
une farandole de prénoms
féminins : |
|
« Pauline,
Ronde Madeleine,
Madelyne,
Jeanne-Marie,
Mathilde,
Marie Géographie,
Clémence… » |
|
Autant de
prénoms anciens, autant
d'occasions de chanter le
basculement de la vie : la fin
du tragique[51],
l'amour plus léger[52],
l'avenir ouvert[53].
Cette trame allégorique des
prénoms scelle d'ailleurs le
lien entre les figures
ancestrales du petit peuple des
servantes, cousettes, lingères
ou autres employées à domicile
de la chanson traditionnelle et
les nouveaux horizons féminins
rebelles dont l'auteure se fait
ouvertement porte-parole. Dans
"le portrait de mes aïeules",
qui possède la grâce fluide
d'une chanson de toile, qui
juxtapose entre "Mathilde au
piano" et "Madelyne avec son
bonnet à tuyaux", des tableaux
intimistes à la manière des
maîtres hollandais,
l'auteure-compositrice exalte
cette continuité des mondes
féminins de l'histoire. |
|
« Je vous
appelle à la rescousse
je vous appelle à mon secours
femmes en qui j'ai pris source
mais dont l'image tourne à court
qui ne demeurez dans l'histoire
que sous la forme de portraits
ô vous dont l'œuvre dérisoire,
jour après jour, se défaisait
Je vous appelle et je commence
derrière l'immobilité
De vos maintiens de convenances
à deviner la vérité
Et quand monte en moi la colère
que désespérément
Je crois retrouver au bout, la
lumière
C'est vos visages que je vois »"[54] |
|
Les figures
de femmes que ce chant met en
filiation semblent d'ailleurs
plutôt se référer à des
enchâssements ruraux, des
ascendances petites-
bourgeoises, provinciales aux
ardeurs sourdes. C'est ce peuple
de femmes aux maisons bien
rangées, aux vertus ménagères
qui est convié à la subversion
des mœurs et à la nouvelle
dynamique solidaire. De chanson
en chanson, s'égrène tout un
paysage d'alliances sororales
fabuleuses, initiatiques qui, de
rondes en berceuses, défont et
refont le monde en plus
harmonieux. La dimension de ces
peuples-sœurs est plus complice
que républicaine. Mais ce chant
du grand sentiment sororal est
aussi celui de la souveraineté
du sujet. De fileuse, de
brodeuse la femme de la chanson
est devenue centre de la toile.
|
|
« Je suis
le centre du motif
Je suis l'araignée prise au
piège
Je suis l'égoïsme tardif… » |
|
déclare Anne
Sylvestre, en ce refrain
enchanté de l'indépendance. Leur
chant, sans être militant ou
didactique, est porté par ces
débats publics[55].
|
|
Le rire sorcier |
|
Après les
larmes, le rire, mais le rire
qui s’enraye et s’enrage comme
un cri. Colette Magny, Anna
Prucnal (essentiellement
interprète toutefois), Claire
toutes vont mettre leur
insolence[56]
dans le combat. En effet, c'est
plutôt l'énergie d'une émotion
étranglée par le sarcasme qui
guide leur pas et leur voix. Il
est vrai que la mise en dérision
des servitudes et des pouvoirs,
la maîtrise du rire critique -
après le partage des larmes qui
se maintient- le voyage dans la
géométrie de l'absurde
s'inscrivent bien en rupture
sacrilège des règles du genre
sexué de la pratique
chansonnière. C'est sans doute
Brigitte Fontaine, baptisée la
diva hors- la - loi qui maniera,
au plus loin, ces outrances "du
rire fou", du ʺ rire de
l’araignée noireʺ baladant ses
chansons imprévisibles en tenues
de scène extravagantes, en tenue
de voix acérée, précise "comme
le fil d'une faux"[57].
|
|
« J'ai
perdu
Mon chapeau et mon caleçon
J'ai gagné
L'amour fou du roi des lions
J'ai perdu
La raison, le chemin
J'ai gagné
L'art de délirer sans fin
Y' a une drôle d'odeur dans la
cuisine.
Y' a une drôle d'odeur dans la
cuisine"[58].
"Je sais même pas parler une
langue étrangère
j'ai pas fait un travail sur mon
corps
et je suis incapable de passer
l'aspirateur
parce que je suis conne »[59].
|
|
|
Manquer à
sa parole |
|
Les femmes
dans la chanson avaient figuré,
exposé des engagements, des
styles vocaux, puis elles
revendiquèrent ˗ pour un rapport
spécifique au monde – une
écriture propre, une empreinte
textuelle. L’ère de l’autonomie
conjointe des jeux de voix et de
verbe n’était-elle pas désormais
acquise ? Affirmant leur statut
d’auteures ˗ celui même que
Barbara avait tardé à endosser ˗
les femmes, les interprètes
féminines n’étaient-elles pas
bel et bien entrées dans le
langage plein d’un chanter
singulier ? Cette conquête
n’était-elle pas inaltérable ?
Ce passage, sans retour ? Une
vision évolutionniste hâtive ne
peut répondre que par
l’affirmative. Cependant pour
que l’aura d’un univers musical
s’impose, il faut à
l’originalité de l’artiste, un
humus : lieux d’accueil, chambre
d’échos, convergence historique
ou médiations opportunes. Or,
même si toute périodisation en
matière de flux chansonnier
s’avère toujours trop corsetant,
que constatons nous du point de
vue de ces nouvelles
incarnations et textures du
chanter féminin ? Á ne relever
que les noms des plus mémorables
˗ placées en figures éponymes
d’une telle tradition ˗ nous
dirions : |
|
- |
Que
l’effervescence des
cabarets Rive Gauche
d’avant et d’après la
seconde guerre mondiale
assura l’éclosion d’une
Barbara, d’une Anne
Sylvestre, |
- |
Que le
soutien d’une émission,
radiophonique, telle la
Fine Fleur, servit le
talent d’une Colette
Magny, d’une Monique
Morelli, |
- |
Que les
élans et sillages
sociétaux de 1968
favorisèrent l’écoute
d’une Brigitte Fontaine,
d’une Michèle Bernard,
|
- |
Que le
printemps de Bourges des
années 80 offrit un
tremplin à l’arrivée
d’une Juliette
Noureddine. |
|
|
Ces cadres
n’ont plus cours et l’économie
contemporaine de la production
musicale n’en favorise pas les
substituts. Orientation des
politiques culturelles,
apparition, consolidation d’un
féminisme d’État, soumission
idéologique à une relégation du
genre « chanson française »,
soumission esthétique à la
dévaluation du français dans la
chanson : la singularité d’un
chanté féminin n’avait que peu
de chance de survivre à de tels
déplacements de structure et
d’idéation. Même si le
rayonnement maintenu des
pionnières et de leurs
héritières continue à donner
l’illusion de sa présence vive,
aujourd’hui cette singularité
n’est plus … Elle n’est plus ni
souhaitée, ni aiguisée, ni
fécondée. Et si le chant des
femmes ne s’est pas tout à fait
effacé, il s’est du moins
beaucoup affadi, désamorcé en
toute signifiance de voix, de
textes et de mélodies. C’est à
propos du constat de cette
« pause » du chanté féminin que
nous parlons d’une
« demi-brume ». Mais l’histoire
n’ayant ni fin, ni sens unique,
le point d’interrogation
s’impose, nous menant aux rives
d’une mince espérance portée par
quelque hapax ou quelques
fulgurantes. |
|
|
La demeure désertée |
|
« Rien n’est
jamais acquis à l’homme, ni sa
force, ni sa faiblesse, ni son
cœur ». On le sait. In fine,
cette toute jeune autonomie du
langage féminin des chansons
allait se heurter à l’obstacle
d’une hétérophonie inhibante.
Depuis les années 80 l’invasion
anglophile ne cessa de
s’affirmer dans la culture (ou
plutôt dans le travail de
déculturation) des chansons. Le
diktat d’un génie sonore de la
langue anglo-américaine rallia
producteurs, programmateurs,
consommateurs voire même
amateurs de musique et de voix.
« Sing white ! [60]» devint
le mot d’ordre qui connut tant
de followers en tout genre.
Laissant dans le fossé leur
langue maternelle, ils et elles
abandonnèrent de facto toute
chance de faire sourdre d’un
chant un charme apte à lier le
réel, le symbolique et
l’imaginaire. |
|
Pour
justifier cet égarement ou le
nier, on argumenta bruyamment
sur la musicalité comparée des
deux idiomes. La comparaison se
fit au détriment du français
adjugé moins musicalement
viable, comme si toute langue ˗
a fortiori celles d’une
francophonie à matrice ancienne,
à hybridation sélective, à
maturation sociopolitique lente
˗ n’était pas, en sa morphologie
propre, une intuition, une
intelligence d’oreille qui
connaît sa musique ! Nous
habitons plis et déplis de notre
langue, au fil et en-deçà de
toute énonciation. Rompre avec
sa diction, ses calliphonies,
ses élisions, ses silences
porteurs en eux-mêmes de chocs
émotifs, de valeurs symboliques,
c’est se couper de son poème,
autrement dit, de son
intraduisible. Il est bon
d’entendre Françoise Hardy[61]
déclarer à propos de son dernier
opus et de son unique titre en
anglais écrit par Yael Naim : « You’re
my home, la chanson m’a beaucoup
émue, encore plus quand j’ai su
qu’elle s’adressait à ses
parents et You’re my home,
c’était le plus juste, en
français, la traduction ça
n’allait pas ». Si une telle
lucidité avait eu droit de cité,
l’échange aurait prévalu sur
l’intrusion. |
|
Car se
coupant du poème de sa langue,
on se coupe de son penser. Or ce
plein chant des femmes en son
aube avait encore à
circonscrire, à partager, l’insu
de ses lyrismes, de ses nuits,
de ses incomplétudes, de ses
ambivalences, de ses humanités.
|
|
De plus, on
ne peut sur cette voie éviter la
question complexe du rapport
entre tempo, rythme du chanter
et ligne du parler d’un idiome.
Ainsi à cette désertion de la
langue française se joignit tout
naturellement une mise à l’écart
du « genre chanson française »
correspondant aux traditions
d’un placement spécifique du
verbe dans une culture
longuement travaillée de
l’euphonie musicale. Bruno Nettl[62]
qui ira jusqu’à considérer tout
le langage musical comme un
phénomène phonétique
superposable à la morphologie
syntagmatique, lexicale,
syntaxique de la langue, fait
l’hypothèse que la prosodie du
mètre poétique impose toujours
sa loi dans la mélodie française
aux arrangements du rythme. Dans
la même veine, Jeff Cohen[63]
parle de la chanson française
comme forme musicale
irréductible, liée au sérieux du
modèle classique et dont la
ligne d’ensemble est toujours
subordonnée à l’intelligibilité
du texte. Ce trait essentiel
confère à la mélodie une allure
rectiligne et à la structure
harmonique, un aspect
minimaliste si l’on s’en tient
aux seules caractéristiques
musicologiques. Il prend pour
exemple de grandes chansons :
Avec le temps de Ferré et Ne me
quitte pas de Brel. |
|
Cette lecture
musico-linguistique de la
chanson comme articulation entre
deux systèmes sémiotiques
comparables (sonores et
séquentielles) ˗ l’un marqué par
l’unité minimale du phonème et
les segmentations phonologiques,
l’autre par l’unité solfègique
et les organisations harmoniques
˗ est certes très liée au
succès, dès les années soixante,
d’une sémiologie générale[64].
Si le parti pris structural de
cette dernière peut désormais
être considéré comme beaucoup
trop limitatif, reste la
question implicitement posée de
l’intelligence d’un phrasé
musical dans une langue donnée.
En effet, la chanson française a
bien accueilli en son genre
grand nombre d’influences
exogènes : rythmes
afro-étatsuniens,
latino-américains, jamaïcains,
caribéens … le problème n’est
pas là. En effet, si « quand le
jazz est là, le java s’en va »,
toute importation ne peut se
faire que dans un mouvement de
réappropriation, que dans un
usinage adéquat à l’oreille
d’accueil, en l’occurrence,
oreille fidèle à cette
prévalence du texte et de son
intelligibilité. Car in fine ce
qui est visé ce n’est pas tant
la variation mélodique puisée à
toute gamme de libre emprunt que
le discernement possible d’une
parole de la voix chantée, que
les contours audibles d’une
diction, que l’éthos signifiant
d’un répertoire. Or, ce qui
advint et participe en toile de
fond, à cette dilution de
l’écrit chanté des femmes, c’est
le passage à une esthétique de
la performance sans répertoire,
c’est cette noyade de tout élan
d’un dire clair et discriminé
dans une surexpression des
tempi, dans une surexposition de
l’instrumental. |
|
Christine and
the Queens à peine trentenaire
et nommée plusieurs fois déjà
aux victoires de la musique nous
semblait bien être l’artiste
symptomatique de ce règne de
l’indistinction ; nous semblait
bien représenter l’interprète
moderne d’un effacement
discursif, l’interprète
contemporaine de ce langage
féminin des chansons placé sous
régime de l’indétermination[65].
Á suivre les paroles à peine
identifiables de Christine
(2015) ou de l’intranquillité
(2016) par exemple, on constate
que les syllabes valent plus que
le mot, les mots plus que leur
articulation en quelque
narration, quelque évocation
sentimentale, onirique, épique,
cosmique ou sociétale … Reste
l’éloquence, la virtuosité d’un
corps chorégraphique, d’un geste
habité par un rythme. Voilà que
l’on glisse peut-être de la voix
à la parole, à la danse, ce
langage bien discipliné de
l’hystérie tout naturellement
assignée aux femmes ! |
|
|
Le temps des bienpensantes |
|
Certes toutes
ne s’accordèrent pas à de tels
renoncements. Zazie, Agnès Bihl,
Claire Diterzi à des degrés
divers, pour des audiences
inégales prolongent à leur
façon, cette écriture féminine
dans le genre « chanson
française ». Notons tout d’abord
qu’Agnès Bihl et Claire Diterzi
du moins restent des figures
marginales de l’offre musicale
contemporaine. Le dynamisme
collectif qui enfanta ces
paroles n’est plus en son
printemps. D’autre part, la
tonalité de leurs textes souvent
sertis dans la chronique
sociale, souvent tournés vers
l’aventure hommes-femmes, nous
renvoie à la question périlleuse
du rapport entre art et
idéologie, autrement dit entre
poétique et politique.
L’équilibre est vite rompu… et
l’on passe de l’émotion dirigée,
de la symbolique contenue dans
l’esthétique du chant au
prosélytisme de la proclamation
partisane. |
|
Le cadre de
cet article ne se prête pas au
développement d’une telle
problématique. Aussi nous nous
contenterons d’en goûter
l’intuition à l’aide de quelques
exemples. Le poétique se
manifeste par son écart
suggestif qui, d’ellipses
vagabondes en métaphores vives,
parvient à graver la perception
sensitive d’une réalité amarrée
à son imaginaire. Le langage
idéologique est, lui, toujours
déjà standardisé. Comparons.
D’un côté, prenons Le tissu[66],
chanson écrite et interprétée
par Jeanne Cherhal en 2006,
ainsi que La petite robe de
noire[67],
chanson écrite, interprétée par
Juliette Noureddine en 2013.
|
|
Le tissu,
c’est le voile islamique.
S’engager dans l’évocation de ce
symbole de l’abyssale
dissymétrie homme/femmes dans la
culture musulmane, ce fut
s’affronter au réel ; ce fut se
placer à l’épicentre de conflits
idéologiques brûlants. Il est
vrai qu’à la date de cet
enregistrement, l’interdiction
du voile intégral ne fait pas
encore loi, que l’enchaînement
des attentats islamistes sur le
territoire français n’a pas
encore eu lieu. Il reste que
Jeanne Cherhal s’avance là sur
l’un des enjeux sociétaux les
plus polémiques cumulant ainsi
tous les risques de bascule dans
le réquisitoire ou dans la
complaisance. Or elle échappe à
ces deux écueils : |
|
« Sur ce
corps qui s’efface
J’ai regardé en face
L’hypocrisie offerte à Dieu … »
|
|
La mélodie
déroule son enveloppe douce. Les
paroles d’affleurements en
affleurements proposent
l’empathie d’un regard de la
femme chantante vers la femme
cachée. Un rien de volupté dans
l’air. Et l’utopie d’une
délivrance s’amorce… Maintenue
en fragile équilibre l’épiphanie
de la femme évadée du tissu
éclaire les dernières notes du
récit. Grâce à cette composition
aérienne, le message reste comme
suspendu dans un songe. Mu par
le désir de la rêveuse éveillée
jamais le message ne s’alourdit
d’un poids sectaire ou
rééducateur. Le chant est
sauvé ! |
|
Un même souffle gracieux, un
semblable tremblement parcourt
la chanson de Juliette. Sur un
air de valse lente, la petite
robe noire entre dans la danse ;
elle est légère, gracile,
aimante : |
|
« Faut dire
c’que ça plait aux filles
Les petites robes qu’un rien
déshabille
Petit bout de tissu
Sans quoi elles iraient nues,
Petit rêve où s’égarent
La main ou le regard … » |
|
Le fort
contraste entre une élégance de
voix, de texte et la brutalité
de l’histoire décrite en
pointillés soutient toute
l’attention et bouleverse.
L’amour qui se défait. Une
inquiétude qui pointe. Voilà
L’enfer ordinaire. Juliette
métamorphose le fait divers
fictif en une allégorie
mémorable qui évite la plainte
victimaire mais qui n’évite pas
le tragique. Ultime murmure, mot
de fin, la danse s’achève sur la
solitude d’une morte. Le chant
n’a même plus à soutenir le
message, il impose un silence
magistral. Quelle différence
avec tant d’indignation
sur-jouée pour dénoncer la
maltraitance des femmes ! |
|
En effet, si
un engagement de type
civilisationnel sur la
sexualité, sur l’emprise
masculine, sur la violence
sexuelle et sexuée génère
toujours la parole féminine des
chansons, le grand écart
subsiste entre une écriture qui
privilégie la beauté du chant et
celle qui en privilégie la
destruction au profit d’une
rhétorique emphatique de la
fureur anonyme. Le vent violeur[68]
de 2001 composée par Agnès Bihl
s’inscrit dans cette autre
catégorie : |
|
« Et s'
récurer, s'essuyer l' c’ur
Passer par le pire de l'hygiène
S' désinfecter de l'intérieur
Et s' rhabiller là où ça saigne
C'est tout c' qui reste d'un
rire plein d' sang
Gratter, frotter, sécher ses
bleus
Des cuisses qui veulent serrer
les dents
Et l' ventre qui peut qu' fermer
les yeux… » |
|
Voix
acidulée, presque enfantine. Une
construction en crescendo avec
rythme précipité et colère qui
s’affirme. La chanson poursuit
un effet vériste par
envahissement d’un lexique assez
cru et par saturation d’images
d’un mal irrémissible.
Finalement après si peu
d’émotion et tant de
mots-drapeaux d’où n’émerge la
souffrance d’aucun sujet, on
n’entend ni le message, ni le
chant. Ce style où la
mobilisation propagandiste prime
sur la poétique sera portée à
son comble en 2007 par cette
auteure dans Touches pas à mon
corps[69].
Tout s’installe dès les
premières syllabes à travers ce
registre emprunté, affecté d’une
voix de petite fille. Sur un
continuum parlé/chanté vogue
toute la symbolique vocale d’un
affolement, d’un apeurement,
d’une supplique.
L’enfant-victime s’adresse en
direct dans « son » vocabulaire
à son père-bourreau, conviant
dans le même temps tout auditeur
sur la scène du crime, à la
honte de l’inceste en acte :
|
|
« C'est
vrai tu sais je t'aime alors
fais pas ça
Fais pas ça
Pas les yeux là où ça fait mal
et les mains
Là où ça fait peur
Moi je sais pas si c'est normal
Quand c'est tout sale à
l'intérieur
C'est pas d'ma faute à moi
Si tu veux me faire ça
Mais quand tu regardes tout
partout
C'est pas du jeu puis t'as pas
le droit
Je sais bien que c'est pas des
vrais bizous
Et puis d'abord c'est pas qu'à
toi
Même que c'est vrai même que
d'abord
Touches pas à mon corps… » |
|
Pas de place
pour la conversion symbolique.
Pas de place pour la résonnance
imaginaire. Même pas pour
l’oreille critique. Mais le face
à face avec « l’obscène », en ce
qu’il contient d’effraction d’un
ordre viable. Si « la société du
spectacle » ne cesse de mettre
son récepteur en situation de
voyeur, elle opère plutôt à
travers le champ visuel des
images et non le champ sonore
des chansons. On peut bien sûr
saluer l’exploit de cette
composition. Transgression
inédite ou alignement de bon ton
aux colères mimétiques ? Sans
doute est-ce indécidable.
Au-delà, il semble que cette
création soit plutôt prisonnière
de son propre tour de force qui
barre la réception et du chant
et du message. A contrario on
pense inévitablement à
l’écriture de Barbara qui de
Nantes à L’aigle noir avance au
gré d’un travail sur soi, qui
dit et ne dit pas, qui sublime
jusque dans ces ambivalences
l’insaisissable de cette douleur
intime et sans retour. C’est au
prix fort de ce façonnage, de
cette modulation de l’expérience
transcendée que la chanson peut
alors faire résonner ˗ sur le
mode du singulier universel ˗
l’écho de cette réalité
socialement tue. |
|
La chanson
française a vu son champ
d’action se rétrécir ; son
peuple s’évanouir au profit d’un
public plus étroit dont elle est
le miroir en matière de
désenchantement esthétique,
parapolitique et moral. La
chanson des femmes parolières,
compositrices, interprètes suit
le mouvement et prend le risque
de réduire son inventivité aux
connivences assurées de l’entre
soi : acquiescement a-réflexif
au bien-fondé du progressisme de
gauche, à celui du conformisme
de l’anticonformisme, au
bien-fondé de la cause
humanitaire, à celui d’une
prédilection pour le style
familier et la syntaxe « coin de
table »[70],
à celui du refus d’une
bi-sexuation du monde… Au titre
de ces tropismes qui
tendanciellement érodent
l’esprit et la lettre du chant
féminin, que constate-t-on pour
les trois chanteuses prises en
référence au début de ce
chapitre ? Se tournant désormais
vers un répertoire où domine la
confidence autobiographique[71],
Zazie prend une autre voie,
Agnès Bihl persiste tandis que
Claire Diterzi ˗ en une
modalité plus sophistiquée ˗ ne
fait que suivre les chemins
tracés : |
|
de
l’écologie, avec entre autres Le
distributeur du temps,[72]d’une
affectation d’un rejet du
sentiment, Je suis contre
l’amour, d’un parti pris pour
l’insignifiance, Berger allemus
dei par exemple… |
|
|
Rescapées de la défaite ? |
|
On aime
toujours croire en des
lendemains plus généreux. Et
nous notons que de jeunes
talentueuses semblent vouloir
relever le défi de cet
appauvrissement programmé d’un
chant qui fut spécifique et qui
s’est rendu par soumission
volontaire à l’uniformisation
rythmique et linguistique des
productions musicales. Amatrices
de poésie, elles écrivent des
textes plus épris de finesse que
d’idéologie. Poètes, elles
savent que seule leur langue
maternelle peut sculpter leur
beau souci de dire au plus juste
l’aube, la colère intime ou
collective. Lucides ou utopiques
elles parlent d’une toute
récente réappropriation de la
tradition « chanson française »
qui, selon leurs propos,
« revient depuis quatre ou cinq
ans seulement après des années
de désert »[73].
Musiciennes, elles insistent à
contre- courant sur la
musicalité de la langue
française et n’hésitent pas à se
revendiquer d’une filiation
autochtone pour y développer
leur répertoire. Elles
s’appellent l. (Raphaële
Lannadère), Juliette Armanet,
Blondino (Tiphaine Lozupone). La
première dans un opus remarqué[74]
chante l’esprit des lieux
(Montrouge, Romance et série
noire, Les corbeaux), l’esprit
du temps et de mélancolie (Mon
frère, Je fume, Mes lèvres). La
seconde retisse la toile de la
chanson d’amour pour y apporter
ses couleurs (L’indien, L’amour
en solitaire). Ce sont autant
d’envols prometteurs,
puissent-ils s’inscrire dans la
durée et dans l’œuvre à l’instar
d’une Françoise Hardy célébrant
« comme une douleur, une alarme,
un cri du cœur[75]».
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Joëlle DENIOT
Professeur de Sociologie à l'Université
de Nantes,
membre nommée du
CNU.
Droits de reproduction et de diffusion
réservés ©Joëlle DENIOT Professeur de
Sociologie à l'Université de Nantes,
membre nommée du CNU. Droits de
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