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La perspective des dynamismes vocaux
Inouïe, rétive, inommée
Que les pratiques d'écriture, que l’invention de la
raison graphique aient sur la longue durée, gommé
l’intérêt central de l’authenticité et de la corporéité
des voix humaines, bien des plumes de philosophes, d'ethno-historiens,
de critiques littéraires en conviennent. Dans le vaste
espace social des communications différées s'estompent -
hors sphère familiale, privée, hors registre de
l'affectivité, au delà de la réunion, de la rumeur des
proches - prestige, priorité, valeur des coprésences
vives et de leurs ajustements improvisés.
L'oeil, le point de vue gagnant en finesse d'analyse et
acuité de perception, ont réduit (parfois spécialisé
dans le métier ou l'écoute musicale) les attentions de
l'oreille et de l'ouïe. Il y a historicité et conflits
des cultures sensorielles, perceptives. Mais au-delà de
ce constat comment saisir les tensions sociales, les
luttes d'usages, les enjeux d’imposition où prirent et
reprennent continuellement force ces divers antagonismes
socio-sensorielles de l'expérience dont les univers de
référence résistent à l’analyse ?
C'est dans l'optique de la dépossession, de l'aliénation
que se place Michel de Certeau
pour décrire cette maîtrise ancestrale, hégémonique du
graphe sur le corps tatoué de l'esclave ; pour décrire
l'imposition de la puissance scripturaire, dans
l'échange marchand, la vie administrative, juridique,
dépouillant la parole de son efficacité, puis le langage
de son oralité même. Reste à cette dernière, l'échappée
de quelques éclats vocaux tels le cri, le juron,
l'interjection, le rire ou autres sonorités
signifiantes, plus ou moins paralangagières. Ces
fragments de voix étant foncièrement irréductibles à la
loi écrite, il resterait au sociologue des "cultures
ordinaires" d'en rechercher les énergies, les échardes,
les respirations, les moires. Michel Serres
n'en appelle pas à cet horizon d'étude, ce n'est pas à
l'aune des rapports sociaux et de leur histoire qu'il
mesure cet effacement, ce refoulement des connaissances
orales-auditives. Au contraire, il les approche par le
biais d'une réflexion sur le mythe, celui d'Orphée dont
le chant et la mort suggèrent le modèle plus ou moins
atypique d'un savoir et d'une sagesse perdues
n'appartenant qu'à l'ouïe.
Partant de la chanson de geste Paul Zumthor
redéfinit, quant à lui, les contours historiques d'une
scène sociale médiévale où récitants, chanteurs,
chroniqueurs, trouvères et autres jongleurs ou
jongleresses de bouche font résonner les voix
omniprésentes d'une poésie orale, d'une poétique
populaire
où l'intervention du style vocal façonne et domine
toujours la lettre.
Ainsi à ne retenir que ces trois repères : Principe de
la dépossession et de la bribe vocale résiduelle,
allégorie du rite orphique, monde de la performance
publique des conteurs et histrions, on perçoit d'une
théorie à l'autre de larges discontinuités. Les mots, le
temps, les contours explicatifs sont de facture
hétérogène ; cet éloignement même des définitions, des
problématiques déjà signale l'amplitude, la difficulté
des phénomènes à cerner, à nommer. Serait-ce trop dire
qu'en raison des césures, mises à distance plurielles
existant par rapport à notre propre oralité, nos propres
arts vocaux - rhétorique, poésie ou chanson - nous avons
bien du mal à entendre dans le flux des discours, la
matérialité des voix, même si l'impact de ces dernières
déclenche "à fleur de peau" impressions, troubles ou
jugements intuitifs ? Outre cette déficience de
l'audition quotidienne, la formalisation scientifique à
propos de ce nuancier social des modulations, des
inflexions vocales ne semble pas plus aisée. Si l'on se
réfère aux trois auteurs précités, la composante vocale
devient objet d'investigation pour autant qu'elle
renvoie à de nobles généralisations. En effet, pour les
uns elle renvoie à la grande lutte sociale entre les
peuples de la transmission orale et les élites
conquérantes maniant la lettre, le manuscrit, l'archive.
Pour les autres, elle renvoie soit à l'originelle
musicalité de la langue, soit au dialogue étouffé (fin
XVème siècle ) de la parole vive avec le texte versifié
ou rimé.
Nous sommes encore loin de l'étude concrète de la parole
courante. Et si les ethnologues de l'oralité populaire
se sont, eux, bien placés sur son terrain, cela fut
essentiellement pour l'envisager en ses thèmes, ses
lexiques, ses syntaxes, très rarement en ses voix ."Aucun
livre, aucune étude ne classent les types de voix,
aucune nomenclature ne traite comme il faut de
l'étonnante complexité des phénomènes vocaux
écrivait dans les années soixante Edward Sapir, qui fut
le premier, sans doute, à discerner l'idée d'une
anthropologie globale des paroles ordinaires qui irait
de la voix à la phrase et qui substituerait à la
"lecture" des propos recueillis, leur écoute. Il ouvrait
pour ainsi dire le chemin d'une anthropologie auditive
dont les applications ne furent malheureusement que
limitées.
Cependant Edward Sapir nous livre quelques trames
fondatrices :
1°) En
suggérant l'idée d'une interprétation spontanée des
qualités vocales de l'émetteur chez tout acteur social,
il met au centre de sa problématique de la parole ce que
d'autres plus tard, créant l'intonologie
appelleront "la compétence intonative de l'auditeur-locuteur".
2°) Il
évoque l'idée d'une "symbolisation" de l'attitude à
travers la voix : les pratiques, les modèles
articulatoires ou mélodiques devenant en quelque sorte
synthèse des statuts endossés et des cultures acquises.
Notre question directrice peut alors se résumer d'un
seul trait : chercher à savoir ce qui se symbolise des
cultures ouvrières à travers le parolier ouvrier.
3°) Il
met en place des grilles analytiques permettant d'isoler
- entre autres - les différents éléments constitutifs de
la dynamique vocale. Sa définition a donc le mérite
d'être opératoire ; elle a également le mérite de
dissocier tant au niveau de l'intonation qu'au niveau
des rythmes, la part des régulations de langue et la
part des régulations dites "d'expression sociale". Les
premières relèvent des lois phonologiques d'une langue
maternelle qu'appréhendent la linguistique : les
secondes relevant de façonnements externes à la langue,
elles peuvent donc éveiller la curiosité des ethnologues
de la parole.
Il reste
que les voix même captives du magnétophone sont de
nature fugitive, que les qualificatifs usuels les
décrivent maladroitement, tandis que les découpages
phonétiques les émiettent en séries de petites unités
discrètes. Sur le graphe des durées, des fréquences, des
intensités où l'intonologie stylise, fixe les sons et
les tons s'évanouissent les dynamismes, les pulsions,
les mouvements instantanés des entités vocales.
Faut-il en conclure : Belles éphémères que la mesure
fige, que la séquence désarticule; que les savantes
mises en discontinuités détruisent ? Pour l'observateur
en sciences sociales, plutôt que de vouloir organiser un
bataillon de démonstrations, de preuves, de certitudes
positives, ne s'agirait-il pas, en ce cas, de s'inventer
un rôle de simple porte-voix, de simple monteur ou
montreur d'échos ? S'agirait-il de s'en tenir au seul
tracé d'un horizon d'attention soutenue envers ce
tact caché des voix ? Seulement sur le film des
voix, préparer le paysage, le silence et l'imagination
critique... Comme si pour parler d'elles, toujours le
langage s'apprêtait à manquer ; comme si sur les courbes
de ces voix ouvrières entrecroisées, on se savait
d'avance contraint à toujours osciller entre la raison
d'une analytique dont Edward Sapir donne la note et le
souffle inspiré des poétiques de la matérialité se
prolongeant de Gaston Bachelard à Francis Ponge.
Des décors aux rythmes vocaux
Obstacle lié à la structure même de la vocalité,
obstacle lié aux censures, aux oublis culturels d'une
civilisation, à l'orientation prise par les théories
linguistiques, aussi ; la paradigme d'une typologie
sociale des voix semble avoir bien du mal à émerger dans
le champ des sciences humaines. Entre
sociololinguistique, sociologie du langage, histoire de
la langue, les approches les plus concrètes se situent
sans doute du côté des recherches
sur l'accentuation régionale ; même si ces dernières à
trop traquer l'accent, y perdent tout espoir et méthode
de saisie unifiée de la parole survenue, entendue et
dite. Comment dans ce domaine déjà incertain des usages
sociaux de la voix pourrait-on alors poser la question
des usages ouvriers de la voix ? Puisque la difficulté
s'accroît ... risquons nous d'abord de manière
intuitive, détournée et utopique !
Les gestes, les décors, les voix : Sur la scène
théâtrale leur association signifiante s'impose à
l'esprit. Hors performances, hors spectacle leur lien
n'a plus cette éclatante évidence. Pourtant, c'est à
partir d'une recherche réalisée sur les pratiques
décoratives
des familles ouvrières que germa l'idée de cette
approche des vocalités. D'une recherche à l'autre se
frayent des chemins fragiles et discrets : ici, celui
des devises accrochées aux murs. En effet, bien des
portes en cours d'enquête se sont ouvertes sur des
décors de graphes, de maximes de vie, un réseau
d'expressions "toutes faites" inscrites sur faïences
brillantes à bordures dorées - que le thème de telles
sentences concerne les hommes, les femmes, l'amitié,
l'amour maternel ou les bons divertissements de vin, de
chère ... importe peut-être peu.
En la circonstance l'essentiel n'est-il pas démontrer
son ralliement à un "on-dit" partagé, à son air de
sagesse familière qui vous retiendrait par sa voix avant
de vous retenir par son sens ? Car dans ces ouï-dire,
dans ces prêts à dire, la cohérence à la cadence
s'assemble. Ce ne sont pas les proverbes issus des peurs
et des expériences paysannes que l'on retrouve sur ces
maigres rimes achetés au plus près, en passant par le
bazar ou le super marché. Toutefois ces sentences brèves
que l'on s'offre en famille, cet enchaînement de
répliques savoureuses, sentimentales, coupantes données
si aisément à "l'entente", à la lecture publique,
participent d'une croyance et d'un plaisir voisins :
ceux éprouvés à re-connaître le monde, à conserver ses
vérités en une parole qui fait autorité par son rythme,
ce premier, cet ultime "lieu" ou "bien" commun.
Dérisons-éclair, épaisseurs, outrance du trait, syllabes
assonantes, images frappantes, fulgurances proches du
slogan : les fréquents usages décoratifs ouvriers de ces
rituels langagiers me confrontaient d'emblée à cette
"diction", ce style "formulaires" dont un Marcel Jousse,
un Paul Zumthor
nous rappellent qu'ils sont au coeur des traditions de
"l'univers d'oralité"
se maintenant (en échos même affadis) de l'épopée au
dicton. La question des usages ouvriers de la voix
m'apparaît donc comme question concernant l'histoire, la
vivacité, la persistance des usages ouvriers de la
formule.
de certaines formules. Le fait est connu. Reste à penser
et repenser en situation quelles sont les efficacités,
pertinences, fonctions sociales de ces procédés, de ce
goût formulaires qui, de la parole réifiée sur le décor
mural à la parole imprévisible, mobile des échanges,
animent en maintes occasions et formes, les parlers
ouvriers.
Se référant aux devises décoratives - dont les
tonalittés vont du tendre au violent, d'ailleurs - on
peut supposer que ce "formulisme"
n'est pas seulement à analyser en termes d'expressivité
émotive, morale, affective, ludique mais en termes de
rééquilibrages régulateurs de tensions, contradictions,
conflits.
Maison isolée à la périphérie du bourg, Jacqueline, 30
ans, vient d'accrocher au seuil de son logis, au dessus
de l'étroite porte d'entrée, ces mots noirs et peut-être
frondeurs : "Ne jetez pas votre mari; ce qui a servi,
peut encore servir'...Comme si la devise était bien
ce langage-guide de la tradition orale, ce monde qui
se remet en ordre quand une bouche le prononce,
comme si l'accord - ici, celui du couple - se reformait
bien à l'aide de ce pacte léger soutenu par les frêles
harmonies acoustiques du verbe - sur fond de "noise",
cependant ! pour reprendre l'expression de Michel
Serres.
Autrement dit, le rituel des formules n'évite ni la
critique, ni la complexification des visions du monde,
mais il les contourne, parfois. Il permet l'échappée.
Aussi pourrait-on faire l'hypothèse selon laquelle ce
schème formulaire - outre ses fonctions de conservateur,
de réassurance serait à mettre en parallèle avec tous
les arts d'esquive, de dérobade d'une culture ouvrière
qui n'est, ne fut qu'occasionnellement celle de
l'affrontement.
Mais la question d'un style formulaire ouvrier à définir
dans ses rôles expressifs, mémoriels, stabilisateurs ou
plus agonistiques, n'est qu'une question restreinte, à
prendre comme figure exemplaire de ces gestes vocaux et
sémantiques qu'il s'agit d'appréhender dans une fluidité
discursive beaucoup plus globale. En effet passer de la
lecture de l'oralité à une écoute des vocalités suppose
que l'attention se tourne vers les actes cursifs de
l'énonciation et non sur les seuls recensements
monographiques des énoncés.
Émile
Benvéniste
philosophe et historien du langage, nous enseigne que le
rythme est synthèse du signifiant et du signifié, qu'il
est toute la matérialité sonore des phonèmes, des mots
alliée à leur énergie communicative, qu'il est le dire
et le vouloir dire, son et sens mêlés. André
Leroi-Gourhan
élaborant son concept de "rythmicité figurative" -
gestes, mesures, mouvements mis en forme symbolique dans
les chants, les musiques, les danses - livre son
intuition concernant le fait que cette rythmicité-là,
opposée à la rythmicité technique, renferme, désigne
sans doute la propriété intime du langage.
Il me paraît essentiel de rendre ceci opératoire sur un
plan ethno-sociologique. La notion sapirienne de
dynamisme vocal évalue plus strictement les contours
mélodiques, accentuels de la phrase. Plus largement,
pour se situer aux sources de ce que portent,
transmettent, impulsent, taisent ces voix ouvrières,
mieux vaudrait comprendre leurs rythmes et leurs
"rythmicités", déceler les multiples facettes,
spécificités de ce que l'on pourrait appeler d'un terme
générique leurs rythmies récurrentes. Avant de discuter
ce point, remarquons que voix et rythmes semblent
occuper dans le paysage ouvrier une place
particulièrement forte.
- D'abord il y a - au début du siècle - comme nous le
montre Laurent Marty
à propos des ouvriers roubaisiens, le réconfort de la
chanson
le baume de ces voix unies pour exister, pour survivre.
- Puis il y a la cadence, au coeur du travail, celle
dont cet ouvrier italien, devenu écrivain, nous dépeint
l'ivresse poignante.
"Je
rentre à la maison et j'ai faim, je me mets à table, ma
femme fait la cuisine, les enfants se flanquent des
beignes, la machine à laver fait un bruit infernal, je
prends mon assiette vide, et machinalement je me mets à
taper sur la table, moi aussi sans le vouloir, pour
faire du bruit, je tape fort sur la table, encore plus
fort, maintenant je suis presque satisfait, il manque
une dernière touche : j'allume la télé. Maintenant, j'ai
vraiment l'impression d'être à l'usine. L'accoutumance
au bruit provoque d'étranges extases mécaniques.
S'intéresser à cette zone d'échos de l'expérience
vocale, auditive n'est pas indifférent au positionnement
du thème de l'oralité par rapport à un groupe, une
classe sociale. Comme on ne saurait analyser les voix de
femmes sans la référence à leur statut de locutrices
étouffées, à l'histoire de leurs silences, on ne saurait
entendre les voix ouvrières indépendamment de "leurs
bruitages", sans ce fond de cultures rythmiques : tempo
de la chanson qui divertit ou choc de la cadence qui
brise.
Ce que désigne la notion de rythmie c'est le faisceau
des rythmes signifiants à l'oeuvre dans un parolier, les
uns sémantisés par les acteurs eux-mêmes, les autres
échappant à leur contrôle intentionnel. Si l'on veut
composer ce "battement du sens", cela suppose une
audition des rythmies populaires du discours sur
plusieurs pistes d'enregistrement.
a) Celle des gestes, donnant la mesure des mots,
selon leur propre logique et leur propre grammaire.
Toute voix nous ramène aux corps parlants. Les pratiques
ouvrières du travail, du divertissement engagent des
forces, des arts corporels. Sur cet arrière-plan des
mobilisations ouvrières du corps, on peut utilement
chercher à savoir comment se marque (se marquait ?) chez
ces producteurs, avec quelles spécificités,
l'amplification de l'énergie communicationnelle dans la
gestualité ? On se demandera sous quelles modalités,
avec quels "élans" du dire, quels indices de la retenue,
en quelles intensités de regards, mimiques faciales,
allusion de la main s'opèrent ces ébauches du toucher
dans la parole échangée ? En situation de rencontre
publique,
familiale, familière, que ces hommes, ces femmes se
retrouvent entre pairs ou dans des relations
dissymétriques, on peut tenter d’observer des
mutations, tenter de comprendre comment se maintiennent
en leur art et leurs actes communicatifs - rythmicité
gestuelle aidant - cette entente synchronique, invisible
entre les interlocuteurs.
b) Celle des dynamiques vocales prises stricto
sensu. C'est en termes de tessiture, de ligne mélodique,
d'accentuation, de pause, de débit, de vitesse qu'il
faut alors tenter de caractériser les inflexions propres
à chacun en chaque occurrence interactive, à tels
moments de son âge et de son parcours biographique.
Oswald Ducrot
accorde à la voix dans l'oralité la même fonction qu'à
la signature dans l'écrit :une fonction
"d'authentification" de l'énoncé au locuteur. Ainsi
faut-il observer, autant que faire se peut, à travers
ces relevés empiriques détaillés, ce que les dynamismes
vocaux d'une parole populaire ou ouvrière signent d'un
passé, d'une inculcation, d'une identité, d'une vie,
authentifient d'un statut, d'un vécu, d'un destin
social. On retrouve les balises posées par Edward Sapir
... avec cependant le projet d'insister sur les
phénomènes de continuités, de discontinuités, de pauses,
d'attaques, d'intensifications, de décélérations.
Autrement dit c'est, outre les clefs de l'analytique -
compter - non sans optimisme ! sur le développement
d'un tact musicien
susceptible de capter les flux et reflux de l'onde
langagière. Il faut s'arrêter sur l'investissement
passionné, sur le tremblé des voix si l'on veut se
placer sur le terrain de cet intime contour intonatif du
sens. Peut-être serait-il bon d'accorder un intérêt
particulier aux hésitations - ces reprises, ces ratés,
ces silences avortés - auxquelles les travaux de Basil
Bernstein avaient déjà conféré un statut théorique et
méthodologique crucial.
c) Celle des modulations figuratives, celle des
styles et symboliques rythmiques. Il n'est pas que la
lettre pour transformer le ton en style. Il n'est pas
que les arts oratoires ou les subtilités de la métrique
pour muer ipso facto, leurs harmonies ou fractures
sonores en symboles. Tout train de phrase, ici et là,
s'appuyant soit sur des euphonies, des aspérités de
lexique, soit sur des prosodies grammaticales,
syntaxiques ou bien sur des jeux intonatifs produit des
rythmes figuratifs, autosymbolise ses intentions
d'exprimer ou de paraître. Ce dynamisme figuratif est
inhérent à l'oralité même, que le locuteur s'en soucie
ou non. Ce dynamisme figuratif peut relever d'une norme
d'identification communautaire... comme les scansions
hautes du militant cégétiste local des années cinquante
- soixante-dix par exemple, ou bien comme la gravité
virile du registre vocal chez tous les métallos nantais
de l'après-guerre. Il peut relever de l'expression d'une
contrainte vitale comme l'amplitude de tessiture
toujours surélevée de ces ouvriers-mécaniciens habitués
à couvrir les bruits de l'atelier pour laisser passer
leurs interpellations ou leurs informations. Il peut
relever de l'expression d'un sentiment collectif comme
de débit heurté de la colère dont Olivier Schwartz
signale qu'elle pourrait bien caractériser la tonalité
dominante de cette parole ouvrière sollicitée, enquêtée
dans le nord de la France. Il peut relever d'une réponse
plus situationnelle : voix blanche de cette femme
d'ouvrier paralysée par l'interview ; bouffées de rires,
percussions des familiarités, des saveurs exclamatives
quand la connivence s'installe autour du café ou de
l'apéritif.
A ne considérer que ces allusions sommaires, on saisit
que les phénomènes vocaux compris dans leur "cinétique",
s'ils touchent à la linguistique, touchent aussi à la
dramaturgie. Il n'est pas que la voix d'Edith Piaf -
cette icône de la chanson réaliste dont le XXI°siècle
vénère toujours le mythe, que les familles populaires
mettent toujours à l’honneur lors des cérémonies de
mariage- il n’est pas qu’Edith Piaf non, pour, à chaque
note, donner la mesure du drame. L'ordinaire du style
parler recèle également en ses heurts, ses timbres, ses
ponctuations prosaïques, ses indices sonores de forts
scénarios de figuration.
Stylisation du rapport à soi, aux autres, au monde
extérieur ; c'est à travers le modèle de la gouaille, de
la vivacité, de la sincérité, de l'authenticité, de la
spontanéité ou de la rudesse - autrement dit, dans le
spectre des styles de la tonicité, de la faible
distanciation, de la moindre affectation - que l'on
décode les cultures de la prise de parole ouvrière et
populaire.
A travers cette approche "dramaturgique" des rythmes
sont-ce bien là les seules grandes modalités populaires
de la figuration que nous allons trouver ? En cela
l'analyse des rythmies parolières rejoint les différents
questionnements sur classe et culture ouvrières,
populaires dont - outre les transformations liées à
l'histoire - les dessins, les contours se déplacent, se
remanient, se défont, se recréent au kaléidoscope des
objets et des méthodes sociologiques envisagés,
renouvelés.
Le parolier ouvrier, ses contextes de
résonances
Pour apprécier la voix de Jean Gabin, il faut les
dialogues de Michel Audiard et le tremplin d'un cinéma
français ayant atteint son âge classique. A vrai dire :
il n'y a pas de voix sans parolier, pas de parolier sans
aire de résonance. La voix a, bien sûr, comme lien
privilégié - si ce n'est exclusif- d'apparition : la
parole. On ne saurait détacher de la question d'une
culture parolière distinctive
l'écoute des vocalités ambiantes en milieu ouvrier. S'il
faut débattre des trames de ce parolier "indigène",
c'est en y associant une réflexion sur les espaces,
contextes, espoir de résonance qui le rendent viable et
perceptible. Prendre la perspective des dires ouvriers
et populaires en leur voix.... c'est estimer
l'importance du fait que les paroles prennent corps
entre deux pôles :
- En
amont, il y a la toile de fond des univers culturels
référentiels d'un groupe, d'une classe de locuteurs ; là
où naissent et rebondissent les énoncés.
- En aval il y a la zone d'échos ; cet aura de repères
emblématiques susceptibles d'émaner - à un moment donné
- des contenus et rythmes d'un style parlé.
Osons
pour illustrer le propos, un exemple "exotique" très
simplifié : Les gitans andalous dépourvus de tout droit
commencent dès le XVIIème siècle à scander leur douleur.
A partir du XIXème siècle et ceci grâce à une
intégration partielle dans la société sévillane, la
mélopée de leurs plaintes devient, bien au-delà de la
communauté gitane, l'hymne magnifié de leur identité
culturelle. Autrement dit :
- En
amont, le soulèvement du chant surgi de la parole
niée...
- En
aval : la répercussion, l'universalisation du message et
du cri, maintenant la tradition des guitaristes ...
Ainsi
entendons résonner la déchirure du Flamenco. Ainsi les
voix dites ou chantées, ainsi leurs paroliers ne
prennent-ils forme et consistance qu'en un espace de
vibrations.
Loin du texte, prédominent contextes et prétextes.
Le cabaret vécu comme contre-poids de l'usine, le patois
pris comme langue de classe, de communauté localisée,
voire localiste, les sentiments solidaires portés en
bouclier ou blason : Laurent Marty a bien montré que ces
éléments apportent racines et sève à la chanson ouvrière
roubaisienne du début du siècle.
Ceci perdu, le chant s'oublie, se tait...
Si nous insistons sur ce rattachement d'un dire à ses
univers de vie et d'audibilité - ce dont la parole
chantée nous livre en parallèle les paradigmes les plus
explicites - c'est que l'analyse des voix ouvrières
paraît également renvoyer à quelques questions
préalables : celle, entre autres, concernant l'ensemble
des systèmes de communications en vigueur dans le
milieu considéré, celle concernant la hiérarchie des
modalités communicatives à l'honneur dans les pratiques
quotidiennes. Voix et paroliers ouvriers sont peut-être
à envisager en premier lieu sous le signe de ce
privilège accordé, en toute circonstance, aux contacts
directs des personnes, à l'échange conversationnel
immédiat, voire à la contingence de la rencontre, sur
les communications différées qu'elles aient pour support
le téléphone ou la lettre. Il n'y a pas là que le banal
symptôme d'un malaise face à l'écriture.
Malgré la force des modèles scolaires, malgré
l'impérialisme technique et symbolique de l'échange "à
corps perdu", on peut partir de l'hypothèse que bien des
ouvriers et des mondes populaires continuent à préférer
ce rapport concret de l'engagement oral, assurant plus
de prix au jugement intuitif ; qu'ils continuent à
préférer ces actes d'interlocution qui apportent plus de
teneur aux bonheurs d'ambiance, à cette transmission de
bouche à oreille qui va délivrer son surplus de
commentaire à l'information. Leurs dires, leurs voix
seraient donc à replacer, dans ce choeur des cultures et
représentations populaires du temps, des cultures et
valeurs populaires de la présence, des cultures et
usages populaires de la proximité.
Prévalence des gestes déictiques, mimétiques sur la
gestuelle oratoire, mots indexés à l'activité en cours,
marqueurs syntaxiques de la parole situationnelle, tout
nous conduit, à ne pas soustraire des dires ouvriers de
leurs "conditions d'énonciation"
qui pourraient inclure l'horizon social des
co-locuteurs, l'action accompagnant l'acte langagier,
les corps et voix qui le signent pour qui l'écoutent.
Apostrophes, interruptions, intensité expressive,
dégressions, ellipses descriptives, prégnance de
l'implicite : les notes majeures d'une conduite
participatoire de la parole sont données. Tout style
parlé en appelle à cette ressource phatique du langage,
aux indices redondants. La parole ouvrière – mais aussi
populaire, mais aussi ordinaire - use assez
systématiquement de ce recours, elle en exaspère,
concentre les traits, peut-être. Les motifs d'une telle
amplification de l'appel participatoire peuvent
d'ailleurs s'entendre - in situ - de façon ambivalente.
Selon le linguiste Oswald Ducrot
exclamations , interjections désignent le locuteur
présent à ce qu'il énonce, désignent la représentation
de l'affect "échappé à son auteur". Or la parole
ouvrière prend souvent cette intonation exclamative du
plein engagement du sujet dans ses énoncés, de
l'énonciation à la monstration du sentiment exprimé.
Autrement dit sur cette simple reconnaissance tonale,
vocale nous sommes bien ramenés à ces cultures du
partage, aux attentes d'une intersubjectivité
fusionnelle..
Toutefois les bénéfices du face à face ne sont pas
seulement d'ordre communiel. La recherche des
proximités, si elle est ce goût des coprésences vives,
si elle permet de garder autrui à portée d'émoi, permet
aussi de le garder à portée de vue. Faisons l'hypothèse
que l'importance du "jeu" participatif dans le parolier
ouvrier s'interprète également d'un point de vue de son
efficacité sociale défensive. Les stimulations de la
parole phatique, leurs tournures de proximité assurent -
sur une gamme subtile de perceptions - l'identification
de l'interlocuteur ; elles garantissent - pour ainsi
dire - un réglage à bonne distance de ce dernier :
- à
distance intime quand "au quart de tour", au quart de
mots on peut compter sur la connivence, l'accord
communautaires.
- à
distance fière, quand la nuance perceptible du mépris,
de l'exclusion, vous place en un état de vigilance bien
connue, d'ailleurs de ceux-là même qui, dans la
production, déterminent l'efficace de leur geste sur de
fréquents réajustements d'oeil et d'oreille.
Nœud de
l'énoncé ouvrier à son aire prétextuelle, contextuelle
d'énonciation : avancions - nous précédemment. Quand la
"parole phatique" - sa respiration, son rythme, ses
tonalités - se révèle incrustée dans cet usage des
"opportunités proxémiques" si pertinent pour qui se
trouve sous menace réitérée de dévalorisation et de
contrôle, on perçoit mieux la nature insécable de ce
lien.
Paroles nouées à leur espace d'audibilité disions-nous
également. Pour illustrer cela prenons un seul exemple.
Il semble, en effet, que tout ce que l'on puisse et
sache entendre du monde ouvrier provient de sa parole
publique délivrée sur les scènes du travail, ou de ses
périphéries ; délivrée sur les avant-scènes du
militantisme. Ainsi apparaît-elle sous le genre exclusif
de la "parole exécutive" comme le précise Michel Verret.
Certes, mais ceci n'est-il pas conditionné par l'écoute
de locuteurs et de lieux de résonance privilégiés ? Si
l'on examinait cette parole ouvrière en ses franges
féminines, chez ces non-militantes en rupture d'usine,
de salariat qui trompent les longues après-midi de
solitude au fil de "bonnes causeries" avec la voisine
devenue confidente... que pourrions-nous, que
saurions-nous entendre ? Je pense irrésistiblement à
Camille Claudel sculptant l'insigne et délicieux plaisir
des "causeuses"....
Car sous cette occurrence interactive, si le café ou le
tricot sont bien convoqués comme médiateurs matériels de
l'échange, si l'on n'est pas encore dans cet agrément de
la parole détachée, autonomisée en pur jeu de coeur
, on est sans doute également assez loin de la
pulsion d'un dire strictement exécutif. Mais par
là même cette parole n'en devient-elle pas inaudible
pour le groupe proche, pour la classe qu’il est supposé
représenté et pour ceux -mêmes (sociologues ou autres
observateurs) qui prétendent en faire l’analyse ? Ne
franchit-on pas une sorte de seuil de signifiance si
l'on se place dans cette zone d'écoute ? Est posée la
question des locuteurs périphériques à la manière d'un
William Labov
définissant comme faiblement pertinente, pour l'étude
des normes vernaculaires du parler noir américain,
l'analyse de la langue des paumés
mieux scolarisés, plus loquaces, mais vivant en marge de
la bande adolescente où se régénèrent les codes
linguistiques de la communauté.
Le concept de parolier ouvrier me paraît
essentiel par rapport à ce dessein d'approche
transversale qui est le mien. En effet ce projet né
d'une sensibilisation croissante aux rythmes et
nombreuses rythmies signifiantes ponctuant discours,
paroles, récits entendus, recueillis en milieux ouvriers
durant une dizaine d'années de recherche sur le terrain
de la classe ouvrière nantaise n'a pas pour objectif de
cerner les pratiques langagières ouvrières dans le cadre
d'un thème unique ou bien celui d'une pratique
exclusivement circonscrite. Il s'agit au contraire pour
réentendre, "relire", les cultures ouvrières sur le
"blason de leurs voix",
de multiplier les conjonctures de saisie des actes de
langage. En variant les catégories de locuteurs
(centraux ou périphériques dans la classe), en variant
les circonstances de l'interlocution, ses thèmes
(autobiographiques, domestiques, usiniers, salariés...)
en variant les conditions de l'enregistrement (réalisé
en présence de l'enquêteur, ou bien dans le groupe des
pairs sans regard externe)... Il s'agit bien de
rechercher les schèmes, figures, styles d'un parolier
dont les normes peuvent tantôt être distinctives, tantôt
être contiguës à d'autres classes ; les mouvements
contemporains de mutation, d'éclatement, de
recomposition des mondes ouvriers se diffusant aussi
dans le flux des positionnements et repositionnements
langagiers. Le simple indice d'un reflux des tournures
argotiques observé dans les entretiens d'ouvriers d'une
même usine à dix ans d'écart, peut s'apprécier en ces
termes.
Opérer par écoutes rapprochées de ces différentes
manifestations circonstanciées de la parole : telle est
l'option prise pour parvenir à ces croquis des voix
ouvrières. Essai de définition de tropes, de genres,
d'espèces vocales et parolières, donc. Pour préciser
l'image, donnons quelques exemples.
Quand Michel de Certeau subsume sous la catégorie de
"tactiques d'énonciation"
bien des formes populaires de l'oralité, il travaille en
plan de coupe ; il livre là un trait saillant de style
parlé "ordinaire" pouvant servir à notre esquisse. Car
dans ces "tactiques" langagières "du pauvre" c'est
l'acte aigu de la réplique que l'on entend ; c'est
l'aspérité de ces réponses du "tac au tac", le vif
argent, la brièveté des "vannes", "ces bonnes occases",
"saisies au vol" dont on perçoit la prosodie opposée au
phrasé beaucoup plus ondoyant, plus onctueux des
stratégies scripturaires ou des discours mieux rompus
aux arts de la lettre se déployant dans le temps plus
lent des manipulations aisées des faits, des idées, des
hommes. Dans ce schème du parolier populaire
"s'engouffrent" et passent les cris des métiers
ambulants, ceux de l'émeute, toutes sortes
d'acclamations, d'exclamations de rue.... et ceci à bon
escient : Ainsi les coups d'éclats vocaux de tous ces
peuples nous sont-ils donnés aux vents de leur rumeur
sombre ou bruissante. Certes ce populaire-là est bien
vaste, c’est le commun des usages, peut-être. Comme
dans le parcours sensible à travers le parolier des
gens de peu que propose Pierre Sansot, il n’a pas là
ambition de discerner une quelconque spécificité
ouvrière, dont on puisse obtenir de repères opératoires
précis. Mais n’y a-t-il pas justement en cette gamme
d’objet, le besoin d’une véritable souplesse inductive,
seule garante d’une analytique plus adaptée ? En
l’occurrence le laisser passer impressionniste est sans
doute la condition non suffisante mais minimale
pourtant, d’un laisser penser et dire des voix.
A l’opposé, pour caractériser les spécificités ouvrières
d'un parolier populaire Michel Verret propose une trame
conductrice plus stricte : celle de l'indépendance des
dires ouvriers par rapport aux langues de la correction
qu'elles soient régies par des codes de mondanités, des
codes bourgeois ou des normes scolaires. Peut-on dire
paroles ouvrières animées par les ressources rebelles de
l'audace, construites sur les figures libres de l'écart
? Ainsi en témoigne selon l'auteur :
- Les
violences du juron, de l'insulte, de l'obscénité
blasphémant contre l'ordre et l'impuissance où il vous
tient.
- La
liberté explosive du rire et de ses plaisirs réparateurs
raillant le supérieur hiérarchique, le copain "qui
gaffe", "le bleu", "le jeunot", l'incident, le boulot...
le destin.
- Les
fragments discontinus de l'anecdote dénigrée par
l'histoire.
-
L'usage prolixe des métaphores corporelles qu'il
convient de censurer
Cette
découpe laisse bien pressentir combien dans le parolier
ouvrier les dires sont solidaires des corps et des voix.
Il n'y a pas là de parole sans appréciation de son
incarnation. Bons mots, insultes, gros mots,
slogans, récits laissés par l'un, repris par l'autre,
interpellations comiques sur fond de machines ; c'est
tout un univers majeur des sons et des tons ouvriers qui
se laissent entendre ou deviner. Mais ce paradigme de
"l'écart" - anecdote exceptée - ne s'adapte-t-il pas
tout spécifiquement à la situation usinière de la parole
ouvrière masculine ?
Le prestige des moqueries et des moqueurs,
l'appétit du rire, l'arme - sans
ménagement - des surnoms semblent bien se régénérer aux
connivences, fatigues et querelles d'atelier. Chez les
métallurgistes des Batignolles, j'ai souvent constaté
ces jumelages d'évocation entre le "fou rire" et le
"travail fou".
Tommaso di Ciaula témoignant de la vie ouvrière,
rappelle avec force cette rude alliance de la colère, de
la cadence laborieuse, du juron et de toute vocifération
même chantée :
Parfois au travail, nous chantonnons. Non par gaieté
mais par colère, comme dit la fameuse fable de l'oiseau
en cage. D'autres fois nous chantons à tue-tête, au
moins pour dominer le bruit infernal des machines"...
..."La
nuit n'est pas si noire qu'on le dépeint, mais quand ces
damnés là-dedans imposent une cadence de travail absurde
ou quand ils l'augmentent, à force de courir, tu n'y
arrive plus - alors tu deviens triste, les "noms de
Dieu" fusent dans tous les sens"...
... Un
peu comme ces copeaux d'acier qui volent, vous brûlent à
fleur de peau les cheveux, les poils, avant de se
dissoudre dans l'atmosphère de l'atelier. Car il faut
"pour faire une voiture... des choses compliquées, des
études, des projets, de la sueur, des jurons, du sang,
des magouilles..."
nous précise cet ouvrier écrivant. Ce que l'on retient
comme substrat du parler ouvrier n'est-il pas à indexer
au strict contexte salarié et à ses affrontements
latents ? Or la part d'investissement des ouvriers dans
le travail devenant moins monolithique, on peut supposer
qu'il y a sans doute déstabilisation des grands axes de
leur emblématique langagière. Se pose également - au
delà de l'usine- la question de la correction
linguistique. En effet celle-ci travaille de façon,
plutôt contradictoire, le langage ouvrier pris en
situation d'interlocution familiale, par exemple...
quand femme et enfants s'unissent pour demander au mari,
au père de "parler moins fort" ou d'avaler ses jurons.
Abondance du style indirect, mise en scène de la parole
de l'autre, chronologies rapportées d'actes à plusieurs
personnages : l'anecdote ouvrière s'adapte bien à cette
conception polyphonique
du locuteur dont parle Oswald
Ducrot. Qu'il y ait superposition des voix mêlées dans
l'énoncé du locuteur, entrecroisement des énonciateurs,
convocation d'un collectif parlant chez le sujet qui
parle : Voilà ce qui vaut pour tout acte de langage,
mais que l'on comprend plus aisément encore en écoutant
la mosaïque
des récits ouvriers du quotidien...
Toutefois, même si elle se situe d'emblée sur ce terrain
transpersonnel, anonyme de la polyphonie, l'anecdote
ouvrière gagnerait à être surprise sur des lèvres...
plus discrète ou plus secrètes, abordée dans des
circonstances interactives et interlocutrices
hétérogènes pour être entendue dans toute la pluralité
de ses gammes. Du moins est-ce l'horizon des tâches et
des problèmes que soulèvent le bilan de ce que l'on
sait, en configuration typique ou structurelle du
parolier ouvrier. En outre, étudier la parole ouvrière
en ses registres pluri-vocaux, intervocaux, c'est ne pas
oublier le non-dit. Certains non-dits ouvriers en effet
semblent centraux, par exemple "cette façon de cacher
leurs sentiments quand ils sont en peine". S'il y a une
aisance de transgression face à la norme linguistique,
s'il y a une éloquence pour la flamme militante, une
faconde frondeuse, mille manières de se dérober au
sérieux, il y a également une sorte d'impossibilité à
mettre en mots la souffrance ; une retenue cruciale
peut-être (?) qui place le parler des ouvriers urbains
aux antipodes de cette soif paysanne d'expression
"intarissable" des douleurs et des maux ; celle du
moins, dont Anne Guillou évoque les incantations en
terre bretonne chrétienne dans la bouche des plus
anciens... revenus, corps brisés, labeur arrêté à
l'apaisement des paroles.
Ainsi au long de ces voix que
l’on dira ouvrières quand elles sont liées de quelque
façon à l’univers usinier, que l’on dira populaires
quand elles se mêlent au mouvement ambiant de la vie,
s'ébauche un chantier sur les dires, situé entre les
clameurs et le silence.
Joëlle DENIOT
Association LESTAMP
Professeur de sociologie à l'Université de Nantes
Droits de reproduction et de diffusion réservés ©
LESTAMP 2005
Dépôt Légal Bibliothèque Nationale de France
N°20050127-4889
Il s’agit avec l’inclusion d’inflexion
remaniées, de la version longue d’une
communication dont fut tiré l’article publié
dans Métamorphoses ouvrières, l’harmattan à
1995. Mon retour à la question du langage parlé
parallèlement à mes recherches sur la chanson et
le projet de mon prochaine article sur voix
et langage commun à paraître dans la
nouvelle revue en ligne du lestamp-asso Pour
un lieu commun des sciences sociales, m’ont
amenée à réactiver cette thématique.
Michel de Certeau - L'Invention au quotirien.
Michel Serres, Les Cinq sens, Grasset, 1985.
Paul Zumthor, La Lettre et la voix,
Seuil, 1987.
Paul Zumthor s'explique sur le qualificatif de
"populaire" renvoyant dans son texte à l'idée
d'anonymat, de pratiques sans revendication
d'auteur, de mémoire commune, de tradition
partagée plutôt qu'à la cassure sociale
définitive entre lettrés et non-lettrés.
La période envisagée s'écoule approximativement
dans le découpage adopté entre XII et XVème
siècle
Edward SAPIR, Anthropologie, Page 56, Seuil,
1967.
Et ceci, malgré les tentatives des
anthropologues américains tel Bateson,
Birddwhistell... fortement marqués par les
théories sapiriennes.
Mario Rossi, L'Intonation de l'acoustique à
la sémantique, Klincksieck, 1981.
De bouche à oreille - les accents des
francais : Fernand Carton, Mario Rossi,
Denis Autesserre, Pierre Léon.
Joëlle Deniot, Le Bel ordinaire –
Ethnologie du décor ouvrier, L’harmattan,
1995
Marcel Jousse, Le Style oral rythmique chez les
verbo-moteurs, Paris 1925.
Paul Zumthor, op. cit. pages 212 à 219.
Paul Zumthor, op. cit.
Qui, bien sûr, en d'autres élaborations
stylistiques se retrouve en tout registre
langagier : songeons aux aphorismes des
moralistes ou des philosophes.
Terme emprunté à Marcel Jousse.
Paul Zumthor , op. cit.
Michel Serres, Les Cinq sens, Grasset, 1985.
Cf. Emile Benveniste : Problèmes de
linguistique générale, 1966 Gallimard.
Cf. André Leroi-Gourhan, le Geste et la
parole, La Mémoire et les rythmes; Albin
Michel, 1985.
Laurent Marty, Chanter pour survivre,
Fédération Léon Lagrange.
Qui peut d'ailleurs finir en objet décoratif
elle aussi - Laurent Marty signale, document à
l'appui, que l'auteur du "P'tit quinquin" a fait
graver ses chansons sur une série d'assiettes...
les confiant ainsi à la "mémoire de l'ouvrier".
Tommaro di Ciaula –Tuta blu - Actes Sud
1982.
Méthodologiquement, il convient de tabler sur
une plus grande variation interactive possible.
Cf. Desmond Morris : son étude des gestes et de
l'écho postural - Manwatching - A field guide to
human behaviour - Grafton books, Londres, 1978.
Oswald
Ducrot, le Dire et le dit, Minuit 1984.
Au sens où Georges Steiner parle de tact
lexical, grammatical, phonétiique... propre à la
saisie sensitive, intuitive d'un texte. cf.
Georges Steiner, Réelles présences - les arts du
sens, Gallimard, 1989.
Basil Bernstein, Langage et classes sociales,
Minuit, 1975.
Olivier Schwartz, le Monde privé des ouvriers
- Hommes et femmes du Nord, PUF 1990.
Au sens où Anne Guillou parle pour les ruraux,
en terre léonarde "d'un mode tragique de la
conversation".Cf. L'Enclos d'Ebène, Edit.
du Dossen 1990.
Problème explicitement abordé par Michel Verret,
in Culture ouvrière, ACL, 1988.
Laurent Marty, Chanter pour survivre,op.
cit.
Terme emprunté à Michel Verret, op. cit.
Les méthodes d'approche ne peuvent être décrites
ici... mais elles supposent bien sûr un large
éventail de lieux et occurrences de saisie de la
parole ouvrière. Pour situer les réflexions de
chercheurs abordant le langage "la
conversation", sous l'angle d'une "pragmatique
interactive", Cf. Echanges sur la conversation,
Editions du CNRS 1988, sous la direction de
Jacques Vosnier, Nadine Gelas, Catherine Kerbrat,
Orecchioni.
Oswald Ducrot, Le Dire et le dit, op. cit.
William
Labovn Le Parler ordinaire, Minuit 1978.
Terminologie extraite du texte de William Labov.
"Blason des voix" expression de Michel Verret,
in Culture ouvrière, op. cit.
Michel de Certeau, L'Ivention du quotidien, op.
cit.
Cf. Michel Verret, La Culture ouvrière,
op. cit.
Expression d'un ouvrier des Batignolles in
Joëlle Deniot, la coopération ouvrière,
Anthropos, 1983
Joëlle Deniot - Cf. Batignolles, Mémoires
d'usine, mémoires des cités... - Le pain noir
et les roses pompon, CDMOT., 1991.
Tommaso Di Ciaula, Tuta blu op. cit.
Tommaso Di Ciaula op. cit.
Tommaso Di ciaula op. cit.
Oswald Ducrot, Le Dire et le dit, op. cit.
in Michel Verret, La Culture ouvrière, op. cit.
Anne Guillou, op. cit.
Joëlle-Andrée Deniot
Professeur de sociologie à l'Université de Nantes
Habiter-Pips, EA 4287
Université de Picardie Jules Verne - Amiens
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