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25, Boulevard Van Iseghem
44000 - NANTES |
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FEMMES DE VOIX,
CHANSON FRANCAISE |
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La complainte de ma
vie, Fréhel, éditions Fortin |
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Chanter |
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Souffle sublimé, inspiré, vibration
communielle qui vous portent plus haut :
le poète, des hommes, retient et
comprend leurs chants, cet art
d'élévation qui gravit tout le corps,
charrie ses énergies et les transfigure. |
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Ethnologues et ethnomusicologues se sont
eux aussi montré soucieux du chant des
hommes ... recueillant autant que faire
se peut les voix rituelles des cultures
lointaines, saisissant le lien primitif
radical de la religion au rythme, du
rythme psalmodié à l'incantation,
scrutant les fonctions des scansions,
récitatifs des chants traditionnels de
labeur, jamais tout à fait profanes,
eux, non plus. A l'opposé, les
sociologues du monde contemporain,
industriel, urbanisé ont montré beaucoup
moins de curiosité pour cet art fugace -
à faible support iconique - où se donne
pourtant un peu à entendre au sens
strict, l'air du temps. |
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Mais avant
de situer comment cet art éphémère, trop
négligé des historiens, des sociologues
peut aussi être pensé comme art de
synthèse révélateur exprimant la
quintessence de l'histoire d'une
nation... inséparable de la vie
quotidienne de ceux qui la
composent[1],
précisons qu'il ne faut pas confondre
chants et chansons. Ils n'appartiennent
finalement pas au même monde. Tout chant
n'est pas - loin s'en faut - une chanson
qui de dictionnaire en dictionnaire, du
Littré au Robert[2],
sera définie de façon toujours un peu
hautaine comme cette petite pièce en
vers qu'on chante sur quelque air, et
qui est partagée le plus souvent en
stances égales, dites complets,
offrant l'allure d'une petite
composition d'un rythme populaire et
facile. |
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Le chant
religieux, lyrique version prestigieuse,
noble de la chose chantée ? Les arts
chansonniers de la complainte, de la
rengaine, de la satire, de la
ritournelle, de la goualante, de la
romance et des flonflons seraient eux
autant de versions galvaudées, mineures
de la chose chantée ? Chants et chansons
participent bien, sur le temps long,
d'histoires bien divergentes aux
hiérarchies indiscutables, indiscutées.
Il y a là deux histoires incompatibles
et du divertissement et de l'émotion, et
de l'engagement ... pour des classes
sociales qui pourront occasionnellement
se croiser ... dans les salles du
Caf’conc’' par exemple, mais dont les
identités, les destins, les cultures
sont bien éloignés. |
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Bien sûr ce clivage
ne vaut pas de tout espace et de tout
temps. Les chansons de gestes vivaces
jusqu'au XVème siècle, les chansons de
toile du Moyen âge appartiennent l'une
et l'autre à notre histoire littéraire.
Elles nous parlent donc bien de
l'espace-temps d'un usage lettré de la
chanson. L'une est épopée politique,
travaillée par l'improvisation des
jongleurs, l'autre mettant en scène une
femme à son ouvrage parlant de celui
qu'elle aime, relève de la tradition
courtoise. Mais ces chansons plus
proches du récitatif, du poème que du
chant, nous ramènent surtout en des
temps où domine la tradition orale, où
"l'impérialisme" de l'écrit n'a donc pas
encore aidé à opérer cette scission
franche entre le populaire et le lettré
dans l'art de raconter la légende,
l'anecdote, le récit de guerre ou de
cœur. Toutefois indépendamment des
institutions du spectacle se développant
du XVIIIème siècle, au début du XXème,
distribuant qui à l'opéra, qui au
cabaret artistique, qui au caveau, qui à
la goguette, dans la brasserie ou encore
le beuglant du quartier ... tout le
monde chante des chansons, et ce dans
des moments conviviaux et festifs. |
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Le banquet - même
celui de la très grande civilisation
grecque et romaine
- s'accompagne de pièces chantées. La
chanson relie les commensaux quand
Bacchus ou Dionysos, Aphrodite ou Vénus
sont au rendez-vous. Ainsi repère-t-on
une autre source de ce discrédit de
l'esthète face à la chanson, pièce
chantée naissant, s'élevant toujours au
beau milieu des bruits et échauffements
de table. Manger, boire et chanter sont
plaisirs de parole, de bouche, de rire
substantiellement liés. La chanson hors
scène, ne demande ni recueillement, ni
écoute scrupuleuse, mais elle suppose
l'accord, au moins ponctuel, sur un
divertissement et sans doute l'entente
tacite du groupe autour d'une
transgression de légère ou plus
polémique portée. Aussi avant que la
chanson n'ait vraiment conquis son
espace scénique avec le cabaret, le
music-hall, le café sera-t-il sur fond
de tabac, de rumeur vive, en ses allures
plus bourgeoises ou plus prolétaires,
son décor privilégié. Refrain spontané
des ouvriers réunis, ou bien air de
comique troupier, de la pierreuse, du
gommeux au Caf’conc’", la chanson doit
se frayer un chemin dans le sillage des
bruits ambiants, un chemin qui, parfois,
la hausse au dessus des verres et des
clameurs ... |
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Cet autre du langage |
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La langue parlée fait
d'emblée surgir la double dimension du
langage ... celle des mots qui précède
le sens, celle des rythmes, des
prosodies, des souffles qui englobent
les mots et leurs enchaînements.
L'écriture - pour partie oralité
intériorisée - est d'ailleurs traversée
par ces mêmes mouvements superposés de
la signification. Mais de façon plus
évidente la parole courante nous dit que
l'intonation précède, comprend le sens.
Alors les mots sont dans la voix[4]
et cela même si, au fil des arguments,
des discours, des conversations, des
textes la voix semble se perdre ; et
cela même si seul le poème, en son
travail critique sur la langue, peut
éventuellement espérer, parfois ...
retransformer les mots et les phrases en
voix"[5].
Chassé-croisé, dialectique qui nous
annonce que le canevas des mots et de la
voix dans le sens, n'est peut-être pas
aussi élémentaire, paisible qu'il y
paraît. |
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La
coexistence de ces deux pôles nous est
révélée dans la langue parlée. La langue
chantée nous en révèle la tension, le
paradoxe, la dissonance même, elle qui
tantôt cherchera le juste équilibre
entre la voix récitante et la voix
musique, mais qui, en d'autres
circonstances, cherchera à radicaliser,
à mener jusqu'au sublime la
contradiction inouïe de ces deux
registres - Qu'avec la musique, la
voix tende à sortir du langage
... voilà ce dont témoigne le chant
lyrique. |
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Une voix à contenir |
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Sur ce thème Michel
Poizat
démontre - on le sait - comment dans
l'opéra qui a pour particularité
d'associer, en des combinaisons
variables, voix pure et voix
signifiante, tout excès d'effacement du
récitatif va provoquer scandales et
querelles. Abondance de vocalises dans
l'opéra italien, note prolongée dans le
prélude de l'or du Rhin, effets de voix
chez Berio, Sprechgesang "discordant"
chez Schönberg : chacune de ces
tentatives exhibe une voix-musique,
belle insensée aux marges du langage
articulé, transgressant les limites du
logos, de sa loi, de son ordre.
Ainsi toute l'histoire de l'opéra semble
pouvoir se lire à travers cet enjeu
d'une articulation bien tempérée entre
voix et sémantique. Le chant lyrique
renverrait alors à cette forte censure
sociale de la voix donnée, reçue hors
sens ... entre deux fissures menaçantes
du langage anéanti ; celle de la voix
s'exténuant, se déchirant dans le cri,
douleur ou jouissance, celle de la voix
s'engouffrant dans le silence, béance
ouverte sur la nuit qui seule peut
succéder au cri ... |
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Dans le souffle du monde
S'enivrer, perdre sens
indicible
la plus haute joie
(Wagner) |
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Logos,
raison des mots et chora,
indétermination volubile, force
fusionnelle du rythme logent au cœur de
la parole : Platon qui inaugure toute
notre tradition philosophique avait,
dans le Cratyle, déjà posé cette
bivalence langagière. Logique archaïque,
structurante du fantasme ou greffe
socioculturelle entretenue par le
pouvoir ? S'il est difficile de trancher
constatons seulement que la séparation -
logos et chora - s'accompagne des
élaborations métaphoriques et
imaginaires d'un dimorphisme sexué du
langage. |
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Femme - Miroir de la voix |
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Aux marges
du langage : le continent féminin de la
voix ... Placée au bord d'un illimité
hors sens, dans cet éternel retour de la
pensée sauvage, de la vie au sein du
matériau langagier - la voix est donc
dans le même temps identifiée à la femme
et à l'irrationnel. Un irrationnel
tantôt miniaturisé jusqu'à
l'insignifiance, jusqu'au mépris de ces
petits bruits aigus des causeries de
femmes. Mais un irrationnel également
surdimensionné comme quête rebelle,
puissante, abrupte de l'innomé. Ainsi
Julia Kristeva dans les horreurs du
pouvoir évoque-t-elle la voix - ce
féminin de la parole - comme
accueillant tous les discours, docile à
toutes ses influences, mais ne se
reconnaissant en aucun et les excédant
tous. Sur un autre plan, autre
exemple : Michel Poizat
nous apprend qu'à l'opéra tous les cris,
moments de plus haute intensité, moments
du risque suprême de la déchirure
seraient, dans le chant lyrique, presque
toujours affaires de femmes ou de
personnages féminins. |
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Le mythe en ce qu'il
contient de codage de la réalité
psychique consciente et inconsciente
nous dessine lui aussi quelques
silhouettes de voix-femmes. C'est
Eurydice,
compagne d'Orphée, incarnant la voix
pétrifiée, happée par le royaume des
ombres. C'est Echo,
nymphe évanescente, longue plainte que
Narcisse au regard sans amour ne peut
entendre. Autrement dit, la mythologie
nous laisse la trace de destins de
femmes au travers de ces destins de voix
tendues entre néant et châtiment. |
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Femme-voix, homme-parole si le chant
lyrique actualise et réactive une telle
métaphore, c'est que l'opéra met en
scène - pour le ravissement inquiet de
son auditoire - la femme fantasmatique -
corps castré, imaginé coupable. Vouée à
la douleur, elle est cri. Mais aussi
corps du désir sans loi, corps d’un
désir imaginé sans limite. Elle est
source de peur, elle est voix à
étouffer. Si l'on suit le fil
interprétatif proposé par Michel Poizat,
on comprend que l'émotion de l'amateur
d'opéra s'articule autour de cet
imaginaire fantasmatique masculin où la
femme prend place entre extase,
souffrance et mort dans cette fascinante
échappée du langage. La voix - premier
objet perdu de la jouissance,
radicalement marquée du sceau du
manque
dès les premiers âges de la vie. |
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Si cet imaginaire
fantasmatique vaut pour le langage
parlé, s'il vaut pour le chant, comment
œuvre-t-il du côté de la chanson ? Avec
quelles logiques de reproduction à
l'identique ? Avec quels déplacements.
Comment l'interprétation féminine
va-t-elle se séparer, répondre au
masculin dans ces autres registres et
lieux ? Selon quelles figures de
paroxysme ? Selon quelles figures
d'émotion ? Selon quelles figures de
destinée ? ... |
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Paroles et chansons |
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Déplacement peut-être
dans le sens où Jean Louis Calvet nous
propose une définition de la chanson
comme alliance inexorable d'une mélodie
et d'un texte.
Si elle se caractérise par cette mise en
résonance de deux linéarités parallèles
- chaîne des sons et des mots
s'articulant à la chaîne des notes - la
chanson ne serait donc pas vraiment
soumise à ce travail, précédemment
exposé, de la tension dynamique entre
parole et musique, source de querelles
et de renouvellement dans l'art lyrique.
Si l'art chansonnier correspond à cette
impossible disjonction air et parole,
sauf à perdre la chanson, à la
disqualifier, à la voir mutée en un
genre vocal différent, plus expérimental
ou plus poétique... il faut donc pour
"ces petites pièces à couplets faciles à
fredonner" voir où se joue cet
imaginaire de la voix des femmes, s'il y
a même place en ce divertissement léger
pour la femme-voix. |
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Mais la
définition de Calvet semble toutefois
assez restrictive. Il est vrai que la
référence au texte, au dire du langage
chanté est bien tout à fait récurrente
et organisatrice de l'intérêt de la
chanson ... et pour le chanteur et pour
le récepteur. Un rapide balayage
historique nous le rappelle aisément.
Chansons de terroirs, de marins,
d'ouvriers pour se raconter entre soi
les fiertés, la mémoire, les duretés
partagées. Chansons de subversion,
chansons satiriques dénonçant les
injustices du pouvoir : les célèbres
mazarinades inaugurent peut-être le
genre ; les cabarets chantants de la
révolution en reprendront la veine, les
goguettes moins littéraires, plus
populaires seront interdites pour s'être
inscrites, avec beaucoup d'audace et de
verve, dans cette tradition chansonnière
de la dérision et de la contestation. |
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On l'entend, la
chanson courante de plein vent, de
ponts, de ruelles; de cafés ou
d'auberges est parcourue de révolte ;
elle l'éveille, s'y engage. Elle est
bien un dire ; rebelle, elle a besoin de
mots pour passer le témoin. De mots
forts - comme des drapeaux, des emblèmes
- quand elle se fait souffle, parole et
chœur d'une résistance. Dans la chanson
traditionnelle et les autres - beaucoup
de complaintes pour le prisonnier,
l'exécuté, le naufragé, l'errant, le
gueux : accompagner la plainte, c'est
aussi l'énoncer, c'est déjà appeler
souterrainement au chorus des
plaignants. La complainte enchaîne
couplets sur couplets ... elle est
interminable. |
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A contrario, il est
aussi des chansons patriotiques qui
feront florès depuis la fin du XIX°
jusqu'à l'après guerre mondiale. La
commune, ses fusillés sont déjà bien
loin. Chansons cocardières ou chansons
mélodramatiques édifiantes participent
alors de la mise en mouvement d'une
police des mœurs pour un peuple encore
trop vivant. Un tel travail de
moralisation insidieuse et douce ne peut
s'appuyer que sur des images ambiantes,
sur une sage harmonie des paroles et des
mélodies. |
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D'ailleurs si la
censure frappe au Caf'conc' toute
allusion politique "déplacée" elle
oublie d'entendre l'énorme grivoiserie
qui envahit la scène. L'obscénité est
certes moins dangereuse que la critique
des puissants, elle est toutefois
transgressive. Il semble même que la
liberté de contestation étant
bâillonnée, ce soit une autre
provocation qui prenne le relais -
provocation perverse, salace aux
rudesses aujourd'hui bien oubliées,
paradoxalement peut-être même,
inaudibles. C'est libertinage contre
liberté citoyenne. Mais dans le troc, la
référence parolière encore s'impose,
elle est bien le vecteur des plaisirs et
des rires attendus. |
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Eclats de voix et chansons |
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Dans les genres du
Caf'conc', on parle encore de diseuse
pour désigner la chanteuse réaliste ;
gommeux et comiques s'imposent dans le
brouhaha par leurs techniques de
diction. Pourtant cette association
permanente de l'air et du texte, dans la
chanson, révèle ici quelques failles. La
chanson de divertissement du Caf'conc'
construit nombre de ses succès à partir
de l'engouement pour un matériau sonore
manifestant la faillite du parolier.
Foin de la didactique. Foin de la
morale. Pas de message. Le refrain est
"idiot", les paroles "pour rien" du
comique troupier se jouent de leur
propre vacuité. Les inlassables
répétitions de la chanson-scie font
fureur ... les plaisirs réjouissants du
babil se donnent libre cours. L'art
chansonnier a lui aussi ses échappées
hors sens, hors langage se dessinant
cette fois, du côté des secousses ou
éclats de rire ... ivresses d'instants,
décharges d'énergie, libérations
dynamiques ou émotions détournées. Ce
qui, par ricochets, nous rappelle cette
autre dimension de la chanson, qui sera
toujours air d'accompagnement du pas,
celui de la marche, ou celui de la
danse; autres circonstances où le sens,
les paroles s'évanouissent, parfois
totalement, au profit de la cadence, de
l'entraînement, de la mise à l'unisson
des corps, ceux qui défilent, ceux qui
vont ... chaloupant, glissant sur les
bitume, piste ou parquet de bal. |
|
La chanson n'est donc
pas seulement "phrases qui sonnent". Le
divertissement chansonnier nous permet
de l'appréhender. Mais ce sont aussi (et
surtout ?) les mélodies de la ferveur
qui nous feront constater cet
arrachement magnifique, insensé de la
voix dans le paysage chansonnier.
Prenons pour voir cela un témoin un peu
éloigné de notre sujet, mais un grand
témoin : le flamenco andalou - celui
venu des familles gitanes les plus
marginales. |
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…Que vais-je
faire de cette plainte
que mon cœur endure ..." |
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...Pour l'amour
de Dieu, assez de coup de bâtons
tuez-moi, je suis José de los de Reyes
le gitan du Puerto de Santa Maria ... |
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Dans le contexte
espagnol, les gitans sont l'ethnie la
plus réprimée. Jetés en prison, envoyés
aux galères, condamnés aux travaux
forcés, aux mines de mercure, ils
inventent, dès le XVII° siècle, un chant
de souffrance où le dire du malheur
historique, social s'exprime et se
désarticule aussitôt tout le long de cet
ample phrasé souterrain de la voix
déchirée … suppliant, invoquant.
Ouvriers à la ville, médaille d'or au
cou, rage au cœur, dans un bar de Madrid
ces gitans, venus de Séville ne disent
pas leur plainte, ils la psalmodient,
l'accompagnent d'un tapotement de la
main à l'angle du comptoir. Cette
chanson-là, populaire en ses sources,
ses inspirations, ses récits, ses lieux
témoigne et d'une passion quasi mystique
de la douleur et d'une brûlure habitant
plus que le langage, la voix. C'est un
chant d'hommes sur lequel parfois, les
femmes dansent... majestueusement. |
|
On le voit par cet
exemple voisin, la chanson connaît donc,
elle aussi, outre le hors sens du rire,
le lyrisme du cri. Fréhel, Damia, Piaf
les trois interprètes qui nous occupent
seront, elles aussi, dans la chanson
populaire française, (et au delà pour
Piaf) figures de souffrance. Sont-elles
pour autant en d'autres tessitures,
timbres et gammes, l'équivalent de ces
femmes-voix de la plainte que l'on a
découvert dans le chant lyrique ? |
|
Il faut, pour tenter
d'esquisser une réponse à cette
question, passer par plusieurs étapes
argumentatives. Mais on pourrait
d'emblée, en anticipant quelque peu,
avancer l'hypothèse d'une réponse
négative dans la mesure où pour ces
femmes, la plainte est une prise de
parole biographique, historicisée, qu'en
leurs chants, récits et puissance
invocatrice de la voix s'harmonisent,
qu'elles sont en somme, tragédiennes
d'un cri passé dans les mots ...
L'économie fantasmatique de la
femme-voix est ici à la fois sans doute
reproduite et pourtant singulièrement
déplacée. |
|
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Marge, enfermement, écarts
féminins |
|
En ce tout début du
siècle quand Marguerite Boul'ch, 14 ans,
rôde dans Paris ... du côté de Pigalle,
des boulevards, de la Place d'Italie
pour traquer une audition, la loi
sauvage de l'offre et de la demande
règne sur une société de spectacle
prolifique et protéiforme. Mimes,
diseuses, danseurs espagnols, russes,
contorsionnistes, équilibristes, hommes
protée travestis ou phénomènes ... les
jeux de cirque, de tréteaux, les
répertoires de café-concert se mêlent en
une palette hétéroclite et très
instable. Des directeurs de salles
nombreux, souvent peu scrupuleux offrent
à beaucoup de postulants ... la scénette
impromptue d'un café, d'une brasserie,
d'un restaurant, d'un cabaret... pour
quelques "tours", quelques refrains,
quelques soirs, quelques francs ou un
repas. Sur fond de difficultés
économiques graves, d'accumulation de la
paupérisation dans les villes, les
marchands de divertissements placardent
sur les grands boulevards, à Montmartre
des affiches alléchantes ... |
|
Avis aux demoiselles[13]
Afin de surmonter les difficultés
qu'éprouvent actuellement beaucoup de
jeunes personnes à trouver de
l'occupation dans les divers corps
d'Etat, M. Duhem, professeur 5, rue
Sainte Apolline, met à la disposition
des jeunes filles qui voudraient aborder
le Café-concert tous les éléments
indispensables leur permettant de
trouver après 15 ou 20 leçons un
engagement de 150 ou 200 francs. |
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Serge Dillaz
fait état d'annonces un peu plus
tardives adressées - cette fois - aux
jeunes ouvrières sans emploi. |
|
Voilà que l'on flatte
les rêves de promotion sociale de
postulantes désespérées, naïves, prêtes
à tout, que l'on sollicite pour soutenir
le spectacle, un vivier de figurantes
féminines. Commerce véreux, trafics,
désenchantements assurés. Plus lucides,
évitant les plus grands pièges ...
Fréhel, Damia et plus tard Piaf
participent toutefois elles aussi, de ce
rêve "fou" d'évasion d'un destin social,
et de cette brèche ouverte (traquenard
et chance "tout en un") aux femmes dans
les arts populaires du spectacle. |
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|
Interdits de jeu,
Interdits de chants |
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C'est que le
spectacle saltimbanque, ambulant celui
qui, depuis le XVI°, traversa conflits,
querelles, censures l'opposant aux
institutions artistiques officielles de
la Comédie Française et de l'Opéra,
avait en 1862 vécu l'un des grands
avatars de son histoire. Haussmann
réaménage Paris... disparu le boulevard
du Temple, cette frontière de la ville
vouée aux distractions et
fréquentée par toutes les couches
sociales.
Reste "pour profiter", malgré tout, d'un
tel auditoire et d'une telle veine à
déterminer des espaces spécifiques;
reste à enfermer publics et acteurs en
multipliant les scènes spécialisées.
Sous chapiteaux, sous tonnelles, en
salles avec ou sans loges, le marché
privé de la distraction s'étend dans
Paris et ses faubourgs. Héritier de ce
passage opéré par les spectacles
populaires de l'extérieur vers
l'intérieur, le Caf'conc' devient
institution à la fin du XIX siècle,
préparant l'arrivée du Music-hall, début
XX°. A cette période charnière,
propositions et affairismes, autour de
ces types renouvelés de l'attraction du
grand nombre, battent leur plein. |
|
L'importance que vont
prendre Fréhel, Damia, Piaf, le culte
porté à leur voix, l'aura entourant leur
personnage, leur dimension légendaire
... ne peuvent pas s'appréhender sans
cette mise en perspective. Elles
chantent sur fond
d'institutionnalisation des arts
citadins de plein air - arts
d'inventivité orale, arts du corps
repoussés aux limites de la ville. Dans
cette expression, cette exhibition
minorée, les femmes ne trouvent qu'une
place plus minorée encore, à la marge de
la marge en somme ... |
|
Avant que les
représentations citadines du mystère de
la Passion ne soient frappées
d'interdiction royale en 1548,
dès que le drame religieux - ancêtre du
théâtre populaire participatif - fut mis
en scène sur les parvis des églises ...
les femmes y furent interdites de
figuration et de jeu. Pour la chanson
populaire même refoulement. Il semble
d'ailleurs qu'en la matière leur mise à
l'écart soit le reflet exact de leur
exclusion de l'espace public. |
|
Chants de
corporations, chants ouvriers, chants
satiriques, chants révolutionnaires sont
des paroles d'hommes. Les femmes - dans
l'univers citadin surtout - ne
participent donc qu'accidentellement à
ces chœurs de la résistance, de la
mémoire, de l'emblématique
communautaire, ces grands ressorts de
l'émotion, de l'engagement populaire
chantés. Sur le registre parodique,
comique, grivois ... elles seront
longtemps inconcevables, puis tolérées
et désirées et ce, dans la période
évoquée justement, sur des scènes et
avec des répertoires parfaitement
canalisés. Dans cet univers de la
chanson occupé par des paroles d'hommes,
des voix charismatiques de femmes
allaient s'élever... Que s'était-il donc
passé ? |
|
|
Femmes en scène : entrées
et sorties |
|
Si la tradition de la
chanson satirique persistait autour du
Chat Noir, de Bruant, si une chanson
expressionniste réaliste s'imposa Rive
gauche grâce à une interprète
brechtienne comme Marianne Oswald, le
Caf'Conc', puis la revue de Music-Hall
naissante avaient fait triompher la
chanson de divertissement, les scènes
multiples socialement métissées du rire,
de la fantaisie, du clin d'œil chantés
avaient intégré le registre féminin ou
plutôt avaient distribué le corps des
femmes dans l'exhibition du spectacle. |
|
...
On dit que j'ai de jolies gambettes
... C'est vrai
... On dit que j'ai le nez en trompette
... C'est vrai
... On dit que j'ai la voix qui traîne
... C'est vrai
...Mais après tout, on n'est pas là à
l'Opéra, |
|
Mistinguett chantera
cela plus tard, au Casino de Paris. |
|
L’Epileptique ... est
sans masculin ; la diseuse, la pierreuse
de même. On dit le gommeux, la
gommeuse, le gambilleur, la gambilleuse
(?) ; mais le comique troupier est sans
féminin : le répertoire figé du café
concert distribue inégalement les
genres. Mais les femmes y sont très
présentes, des personnages apparaissent,
disparaissent au gré des humeurs
changeantes du public. Toutes et tous
participent à la tonalité dominante du
moment : couplets et refrains
licencieux. Une grande interprète comme
Yvette Guilbert fera une première
carrière sur ces accents-là. |
|
Femmes-voix du
plaisir impossible dans l'espace
lyrique. Ici l'espace chansonnier devenu
très accueillant pour des chanteuses de
passage joue sur une érotisation d'accès
du corps féminin ; corps dont la
disponibilité semble accentuée par
l'interprétation d'un répertoire
grivois. Mots d'hommes dans la bouche de
la chanteuse. Frissons et petite
délectation dans le public. Bourgeois,
cousettes, soldats s'émeuvent,
rougissent ou s'émoustillent. Dans les
secondes galeries, le faubourg bruyant
s'échauffe, en redemande et du "plus
cocasse" et "du plus corsé" et du "plus
provocant" ... L'enfermement du
spectacle saltimbanque a donc à la fois
démarginalisé les femmes-artistes, et
rangé celles-ci dans des rôles
inoffensifs. Fréhel, la pionnière va se
jouer et se libérer du genre, s'inscrire
à nouveau dans la marge et faire de cet
écart de rébellion, le tremplin de sa
voix. |
|
|
A nouveau, l'air libre |
|
Il est
curieux de constater que pour les deux
grandes interprètes que sont Fréhel et
Piaf l'expérience fondatrice de la voix
- dans ces temps inauguraux de
renfermement prolixe du spectacle
populaire - sera celle de la voix lancée
aux passants, qu'elle aura pour cadre de
résonance : la rue, espace ouvert aux
déambulations, aux intempéries, aux
bruits, aux hasards; la rue où l'artiste
ne peut jamais compter sur un public
mais éventuellement sur des
attroupements provisoires "de gens"
subitement alertés, arrêtés, subitement
pris par des manifestations qui en
appellent toujours à ce fond commun
des émotions archaïques[18],
celles des rires et des larmes. C'est à
partir de ce lieu non prédéterminé, de
ce lieu de l'aléa par excellence
qu'elles vont commencer à imaginer
nécessité, volonté, désir tenace ... non
pas tant de sortir du rang que
d'échapper au destin. Leur voix y
parviendra, pas elles. En cela même,
elles sont déjà figures de tragédie
absolue. |
Piaf,
Fréhel avant d'être des voix de T.S.F,
des voix enregistrées, des voix de
concerts ... par conséquent plus ou
moins séparées du public dans la
distance de l'artiste, sont donc d'abord
des voix de plein air, rôdant une
expressivité abrupte de leur passion
dans les cours d'immeubles, les
passages, devant les terrasses. Cette
voix anonyme jetée dans l'espace ouvert,
ces voix errantes par nécessité,
comportent bien déjà quelque chose de
l'ordre du cri ou de l'effroi. En tout
cas cette naissance du chant est
inscrite dans l'histoire de leur
interprétation et de leur voix. Cette
dernière gardera toujours trace de ce
primordial égarement et de ses peurs ...
Elles l'écrivent, elles en parlent
d'ailleurs avec force. |
|
C'est la rue qui
m'a dressée, la rue qui m'a faite telle
que je suis, avec mes qualités et mes
défauts, la rue qui m'a appris à
chanter. En passant devant les bistrots,
les premiers phonographes à manchons
m'envoyaient de leurs voix nasillardes,
amplifiées par d'énormes pavillons, les
refrains à la mode. Je m'arrêtais net,
je restais parfois sous une pluie
glaciale, mes petites jupes soulevées
par la bourrasque, en extase pendant des
heures. La chanson s'enregistrait en
moi, air et paroles: je n’oubliais plus
jamais la chanson entendue. A cinq ans,
je chantais dans les estaminets, montée
sur une table. On me donnait des sous.
Ma mère, ravie de ces profits
inattendus, m'envoya chanter jusqu'à
deux, trois heures du matin. |
|
Du temps de Fréhel,
il y a encore bien des troubadours aux
quatre vents des rues. Beaucoup de
gravures en témoignent. On y chante de
tout : chansons traditionnelles,
comptines, refrains de province,
refrains à succès.
On peut aisément supposer que
l'adolescente fascinée par la vogue des
mélodies ne choisit guère son
répertoire. Elle met sa voix dans le
sillage de toutes les écoutes. Mais
n'oublions pas qu'en cette période,
c'est aussi la misère, la solitude,
l'inégalité que l'on met en musique. La
tradition de la complainte ... se
continue d'ailleurs davantage dans la
rue que sur la scène. Fréhel avouera
plus tard sa passion pour Monthéus,
auteur anarchiste opposant farouchement
monde ouvrier et monde bourgeois...
le brave gars, casquette vissée sur la
tête, et le bourgeois qui arbore
un chapeau bordé de soie. Alors
imaginons ... après d'autres refrains,
sans doute, cette voix de rue, fervente,
s'élançant sur les paroles âpres de
Monthéus. Car très vite il semblerait,
ses biographies en témoignent - que la
voix de Marguerite Boul'ch interpelle,
provoque le passant avec ce timbre, cet
accent de résonance d'un drame social
vécu…Comme le fera plus tard Edith
Gassion. |
|
|
Ruptures en germe |
|
Marginales l’une et
l’autre, le sont par leur histoire.
Marginales, elles le sont... retournant
côté cour, à la marge du spectacle qui
s'organise désormais sur scène.
Marginales aussi, car sorties du genre
du divertissement, occupant les
registres d'une douleur ardente que les
hommes ne chanteront quasiment pas, sous
ce mode sensitif aussi intense, aussi
direct, dans la chanson populaire
nationale du moins. Marginales et
captivant leur auditoire par cet écart,
car si elles reprennent, l'une et
l'autre partiellement, la tradition de
la complainte, à la différence des
autres "diseuses à voix", de rues ou de
concerts, elles ne chanteront pas "des"
complaintes, mais - chacune à leur
manière - leur propre complainte. Mêler
sa vie à la complainte, transformer
l'une en l'autre, toujours. C'est de ce
mouvement d'intériorisation profonde du
drame social que sourd la puissance de
ces voix. |
|
Couplet 2
|
|
A
l'âge où tous les autres marmots
A l'école vont s'meubler l'cerveau,
De bonn'grammaire
Avec un tas d'mauvais loupiots
Dans les coins on allait jouer au
Pèr' et à la mère,
Bien sûr ces p'tits jeux innocents
Ne dév'lopp'nt pas précisément
Les bonnes manières.
A quinze ans, droit' sur mes ergots,
J'allumais tous les gigolos
L'œil effronté
Comme un moineau ! |
|
Toutes deux
chanteront ces couplets. Don absolu. Don
impudique du malheur social, intime dans
le chant. La môme Pervenche, la môme
Piaf sont des voix indisciplinées - par
excès de vérité - qui vont magnétiser
... ou déranger. Quand elles se
produisent la première fois au cabaret
"leur égarement" consterne, bouleverse.
Edith Piaf évoquera cet étonnement
produit devant son premier public de
concert : |
|
J'ai chanté. Il y
a eu un silence de mort. Je crois que ma
misère les gênait. Puis les gens
applaudissaient sans s'arrêter
. Colette,
dans "La Vagabonde" esquissa ce portrait
inspiré d'une Fréhel débutante :"Elle
a dix-huit ans. La chance l'a saisie
sans ménagement, et ses coudes
défensifs, toute sa personne têtue
penchée en gargouille, semblent parer
les coups d'un destin funeste et brutal.
Elle chante en cousette, en goualeuse
des rues, sans penser qu'on peut chanter
autrement. Elle force ingénument son
contralto râpeux et prenant, qui va si
bien à sa figure jeune d'apache rose et
boudeuse. |
|
En 1905 à
"la Pépinière", bar-buffet où débute
Fréhel puis Damia, l'heure est aux
revues, aux vaudevilles. Dans ce
contexte où "l'on retrouvait
pêle-mêle les plaisanteries pas très
fines du vaudeville militaire, la
célébration des petits métiers,
les joies du cocufiage et
quelques couplets frondeurs adressés à
la classe politique
,
l'une et l'autre font figures de
"décalées". Les historiens font état de
cette dissonance. Que
pouvait faire la môme Pervenche dans un
tel contexte ? Comme beaucoup d'autres,
comme Damia qui débute là deux ans plus
tard, jeune et inexpérimentée, elle
resta en retrait, venant chanter son
répertoire lors des matinées ou avant la
revue du soir ... Pourtant ... une
rumeur flatteuse commençait à circuler
autour de cette fille presque devenue
femme et comme surgie de nulle part |
|
Au bout du compte :
beaucoup de conteurs, de chanteurs des
rues, peu de chanteuses. Pour les
femmes, la rue dit la proximité à la
déchéance. Peu d'énergie aussi forte
pour échapper au pire ... la
prostitution qui les entoure. Un style
inattendu, dans le contexte chansonnier
de l'époque. Ce sont là quelques
déplacements de l'attention ...
présidant à l'apparition de ces
filles-femmes-voix dans la chanson
populaire ; celles dont l'histoire a
retenu les noms, du moins ; celles - qui
parmi d'autres oubliées, sans doute -
offrirent aux publics un chant dans
lequel elles se consumèrent. |
|
|
Dramaturgies |
|
Sans doute
semble-t-il paradoxal d'affirmer que
Fréhel et Damia sont des pionnières du
point de vue de notre imaginaire
moderne, contemporain de la chanson.
Pourtant, même si elles furent, l'une et
l'autre, voix de la mémoire, des
guinguettes, d'un peuple disparus, elles
marquent toutes deux, un tournant sur la
scène chansonnière. Avec elles naît
l'interprète, celle dont la personnalité
domine le répertoire, en impose à la
musique, aux mots, aux sentiments qu'ils
suggèrent. Non qu'il n'y ait pas
auparavant de grands talents
interprétatifs ... à la manière d'une
Yvette Guilbert, par exemple, dont Serge
Dillaz
nous
rappelle tout le travail expressif,
toute la recherche de traduction émotive
... et les longs gants noirs et
l'élégant port de tête gracieusement
incliné. |
|
Mais à la différence
de ces artistes modulant leurs jeux sur
les nuances du chant, Fréhel et Damia se
construisent un style spécifique, fait
de traits repérables permanents, uniques
et dont la chanson immanquablement se
marque. Il est d'ailleurs à noter que
l'une et l'autre - Fréhel surtout -
imposeront à l'écran leur
personnage-vedette. On pourrait presque
dire que Fréhel chante toujours Fréhel,
que Damia chante toujours Damia. Elles
pouvaient en ce sens "tout chanter" - et
ce, même si elles prendront finalement
soin de leur répertoire - car le public
se déplaçait pour elles, pour un style,
un timbre, une présence parcourant plus
forts que tout, l'ensemble des mélodies
et des airs. Piaf ne fera qu'amplifier
le phénomène, le portant en particulier,
à une échelle plus internationale. |
|
Cet art cultivé de
l'autoportrait chanté sera l'affaire
exclusive des femmes de ce temps. On ne
constate pas d'équivalent masculin ...
ni pour Maurice Chevalier, ni pour
Charles Trenet, contemporain de Piaf, ni
même pour Yves Montand. Cette
individuation de l'interprète correspond
d'ailleurs assez bien à cette
modification du sentiment collectif
tourné vers ce désir de publicité de
l'intime dont nous avons examiné
quelques contours et que nous pourrions
retrouver en particulier dans les
développements et succès du roman-photo.
Concerts en salle fermée, T.S.F.,
phonographes au foyer : plus le
spectacle va vers un mouvement
progressif d'intériorisation, plus il en
appelle à cette extériorisation de la
confidence, de l'intime supposant la
mise en place, la mise "en ondes" d'un
nouveau parolier amoureux, d'un nouveau
nuancier de l'émotion, de ses troubles,
de ses secrètes attentes, de ses
puissantes affres, de ses émois, de ses
insondables désillusions. |
|
La chanson est à la
fois gestuelle, vêtement, ombre et
lumière, sémantique et voix. Elle est
symbiose entre musique et décorum, entre
tous les éléments visuels et sonores
tendant à rendre patent le sens
sommeillant
encore entre notes, graphes et lettres
de la partition. Voilà que le rideau se
lève sur nos trois interprètes, risquant
chacune à leur manière, ce moment rare
et fugace de la symbiose chansonnière
... |
|
- Fourreau
noir, gestes superbes à l'antique, Damia
se lance ...
- Femme puissante, mains sur les
hanches, Fréhel fait face…
- Corps menu, "front de Bonaparte, yeux
d'aveugle" ...
Piaf, immense, dilatée. |
|
Mais au delà de
l'esquisse des silhouettes, que peut-on
mettre en mots et en relations ? |
|
|
Fréhel : de la biographie
à l'autoportrait |
|
Ce qui frappe à la
lecture de la biographie de Marguerite
Boulc'h - nommée Fréhel - née en Juillet
1891, au cœur du quartier populeux des
Epinettes, dans le XVII° arrondissement
de Paris, se sont d'abord quelques
noires similitudes avec l'enfance et la
destinée ultérieures d'une Edith Gassion
- nommé Edith Piaf. Pour l'une et
l'autre, d'abord une naissance dans un
contexte familial gravement paupérisé,
paupérisation de saltimbanques pour
l'une, paupérisation ouvrière pour
l'autre. Et sur fond de vie rude : |
|
... une
petite enfance, partiellement délaissée,
chez des grands parents,
... un grand manque maternel,
... un père absent,
... une habitude très précoce à l'alcool
- ce qu'elles chanteront toutes les deux
dans "Comme un moineau", |
|
... une
prompte exploitation parentale de leur
voix enfantine,
... peu de repères moraux sans doute,
mais pourtant, chez l'une et l'autre,
une grande religiosité, une piété envers
un Dieu de pitié qui sait bien ce que
nous faisons
et qu'au bout du compte notre cœur
est toujours pur comme la neige, |
|
... une errance
adolescente, sans abri, sans attaches,
dans Paris. (Damia avec un parcours
différent, connaîtra aussi ces
déambulations parisiennes, après rupture
consommée d'avec le milieu familial) |
|
Tout est brutal, tout
va très vite : |
|
... les
hommes, très nombreux,
... la déchéance physique, aussi,
... leur dépendance sans relâche à
l'alcool et à bien d'autres drogues |
|
Mais commune est
aussi, leur ténacité : |
|
- dans le
travail (dans la seconde partie de sa
carrière, Fréhel répète beaucoup, sur
des textes mieux choisis)
- dans leur capacité à se redresser face
à la maladie, à l'adversité, à des
évènements biographiques bouleversants. |
|
Deux enfants
"miraculés" - maladie oculaire pour
l'une, diphtérie pour l'autre - raconte
la légende. Deux femmes, au bord du
suicide, appelant un amour sans réponse.
Un même rapport extatique, fusionnel au
chant, seul rédempteur dans cette voie
de l'autodestruction; mais une
rédemption qui vous brûle, vous dévaste
encore. Pour l'une et l'autre, on dira
que leur voix semblait venir du ventre,
sortir des entrailles,
nous hanter "des pieds à la tête"...pour
faire surgir les "grandes plaintes de la
nuit". Les mots veulent cerner ces voix
chevillées au corps. Les métaphores
s'organisent autour d'un lyrisme de la
transe. |
|
C'est une étoile
qui se dévore dans le ciel nocturne de
France
C'est elle qui contemple les couples
qui s'aventurent encore à aimer, mourir
et souffrir |
|
ce qu’écrit Jean
Cocteau à propos d'Edith Piaf. |
|
Pourquoi je chante
? Est-ce que l'on sait pourquoi et
comment on mange, on remue, on aime ? Je
chante ... J'ai chanté les grandes
détresses de la misère et de l'abandon.
Cela sort de moi comme le cri qu'on
pousse sur le coup d'une douleur" |
|
Ce que confiera plus
simplement Fréhel dans ses mémoires. |
|
Fréhel Damia, Piaf, elles ... c'était
différent, les autres chanteurs
donnaient du plaisir, elles, elles
entraient dans le coeur des gens. Ma
mère pleurait, elle ne comprenait pas
bien le français, à l'époque, mais elle
pleurait témoigne Charles Aznavour
dans le documentaire "Le roman d'une
existence" que Claude Jean Philippe
consacre à Edith Piaf. Il y a autour de
ces voix, une épreuve du déchirement : à
la déchirure donnée répond la déchirure
reçue. |
|
Ce qui frappe aussi
c'est la terrible cassure ordonnant
cette trajectoire. Il y a l'avant : le
temps de la "liane rousse", Fréhel, très
belle dont la silhouette élancée, une
certaine distinction de traits
contrastent avec l'âpreté du répertoire,
de la voix, l'interpellation sans
ménagement du public, une gestuelle sans
retenue. Tous les contrastes retiennent
l'attention, émeuvent. Fréhel qui
admirait valeur et force du corps, croit
en sa propre beauté. Avec aplomb, sur
scène elle apostrophe bourgeois et
princes en bamboche, elle rayonne, elle
jubile. |
|
Elle reconnaît
tous les soirs dans le public des
secondes galeries, quelques compagnons
d'enfantine vadrouille et ne résiste
pas, pour les saluer, à couper sa
rengaine sentimentale par un joyeux coup
de gueule, un rire aigu d'écolière,
voire une "basane" bien claquée sur la
cuisse |
|
Sa gouaille séduit.
Dans cette France de début du siècle,
sur les lieux de spectacle où les
classes sociales mêlent leurs rumeurs,
Fréhel entraîne dans ses sillages, et
dérives nocturnes tout un petit monde de
nantis, en mal de transgressions, vécues
comme par procuration. Fréhel sauvage,
gourmande ... procure entre scène, vie
et chanson, le frisson du scandale.
Source de grande attirance, de grande
répulsion : elle devient figure et voix
magnétiques. Autour d'elle, le culte
s'organise ... "Je m'en allais de
partout" dira-t-elle, en parlant de
cette époque de conquête et de fuite. |
|
Puis après ... après
combien d'échouages, de tempêtes à
travers Russie, Bulgarie, Roumanie où
elle chante, fascine toujours "les gens
de la haute", militaires, princes,
princesses de haute gamme, elle
reviendra. Durant ces dix années
d'absence, son destin ressemble bien
davantage à celui de la Belle Otéro,
superbe demi-mondaine dont Colette
décrira voluptueusement la troublante
sensualité de la danse, et qui remarqua,
la première, l'adolescente "Pervenche"
et la prit immédiatement sous sa
protection. |
|
D'escale en escale
dans ces capitales des Balkans, Fréhel
se fond à toutes les ivresses mondaines,
morbides de cette aristocratie décadente
de la vieille Europe. Etreintes
éphémères. Etourdissements des ailleurs.
Artifices. Fréhel se perd. Elle saura,
pourtant, dans les nuits blanches de
Saint Petersburg reconnaître un
chant-frère, celui des tziganes, dont
elle parle si bien ... |
|
Parfois à l'aube,
entre quatre et six, histoire de prendre
l'air, on allait à "la pointe", une
boîte de nuit sur la Baltique, chez les
tziganes. C'était pour moi un plaisir
dont je ne me laissais pas. Je n'ai
jamais vu des artistes, dans leurs
chants, dans leurs danses se donner
chaque fois si totalement. Ces visages
mats, ces yeux sombres et brûlants, les
voix profondes, aux accents déchirants,
des femmes, les cris passionnés, les
danses nerveuses des hommes qui
n'avaient pas l'air de toucher terre,
bondissant, tournoyant à une vitesse
insensée, j'en avais la chair de poule. |
|
Elle est revenue de
sa guerre, méconnaissable, corps massif,
visage ravagé. A trente-deux ans, elle
n'avait plus d'âge. Tout attrait perdu,
elle reconquière le public, sur un vrai
répertoire (Carco, Monthéus, Scotto,
Trenet, Marc Orlan). Au delà des
apparences commence le véritable
autoportrait, l'ajustement d'un parolier
mélodique sur son propre cri, celui qui
la relie au destin des siens -
prolétaires et mauvais garçons, gens de
déveine - mais celui qui la relie
également à sa propre histoire de tenace
naufragée. Du gris, La coco, Il est
trop tard, Pleure, Où sont tous mes
amants ? Beaucoup de valses,
quelques tangos, aux titres sans
équivoque. Le chant est bien celui d'un
désespoir lucide, presque monocorde,
parfois même étrangement dépouillé. |
|
Sa déchéance
physique s'accentuera jusqu'à l'extrême
défiguration. Il y a d'elle, dans les
années 50, quelques photos
insoutenables. Fréhel, tellement
indigne. Tellement digne, qui affirme
j'ai été heureuse plus que n'importe
quelle femme. Sa biographie trace un
cercle parfait. En fin de parcours,
épuisée, elle retourne à son quartier
d'enfance. Elle n'a plus de ressource;
elle chantera encore en plein air, à la
foire du trône, aux grandes fêtes
populaires du parti communiste. La rue
l'a reprise. Sous ses oripeaux de
clocharde qui la reconnaîtrait ? |
|
|
-Reste au milieu
de ces ruines, la voix. |
|
Le récit de Nicole
et Alain Lacombe est en cela éclairant :
Alors qu'elle allait se faire arrêter
par la police pour vacarme ... elle se
met à chanter. Les passants s'arrêtent.
Les policiers la reconnaissent, éberlués
la laissent partir, en s'excusant, en
l'appelant Madame Fréhel. |
|
-Reste au milieu
de ces ruines, le regard
de quelqu'un qui a depuis
longtemps perdu toute illusion sur le
monde qui l'entoure. |
|
Un des derniers témoins
de Fréhel raconte : son visage était
un véritable champ de courses,
boursouflé. Une femme au bord du
gouffre. Forte. Et ces yeux délavés !
Elle était ailleurs. A plusieurs
reprises je me suis dit qu'elle était
habitée. Des yeux tellement clairs qu'on
avait l'impression qu'il y en avait des
milliers derrière, comme des papillons
transparents. |
|
Comment mieux résumer
cette vie toujours tenaillée entre
souillure et pureté. |
|
|
Fréhel, figure de
résistance et de mémoire |
|
Fréhel n'a
pas, à proprement parler, de jeu
scénique, au sens où Damia, soeur plus
rangée de ses équipées nocturnes, va
parvenir à le mettre au point. On peut
même dire que sans artifice de lumière,
de costume, de micro ... elle ne
s'appuie en concert que sur deux
registres : la voix et la répartie.
Fréhel est dans une relation d'empathie
par rapport au public. Tout ce qui
installe l'artiste en sa distance,
l'importune. Tous les témoignages
concordent : la puissance expressive de
"cette nature", de cette voix ne se
donne à entendre que face à la réponse
complice, aimante, vibrante d'un
auditoire-miroir. Il n'y a pas chez
Fréhel, d'élaboration théâtralisé du
geste. La gestuelle s'inscrit dans le
prolongement spontané de la voix. Clins
d'oeil, mimiques clownesques quand la
chanson doit amuser. C'est elle qui
entonne Tel qu'il est, il me plaît,
avec une faconde, un plaisir non
dissimulés. |
|
Mains sur les
hanches, corps bien planté au sol ;
quand la voix s'approfondit, s'enfle.
Mains en élévation, visage renversé
quand la note se prolonge, va crescendo
pour disparaître. |
|
La chanson, c'est
comme une vague sous-jacente, c'est la
mer en moi, et tu la portes tout d'un
coup : c'est Serge Reggiani qui
parle. Il semble que la gestuelle de
Fréhel ne fasse rien d'autre que suivre
au plus juste, sans effet surajouté, le
chemin de cette vague frayée en soi. Il
n'y a pas là de rhétorique sémantique du
corps chantant. |
|
Au moment où le
disque, les orchestrations, la mise en
scène des émotions organisent tout un
champ de médiations entre artistes et
spectateurs, Fréhel fait du refus, son
style. Choix de coeur
en faveur de l'accordéon, négligence des
uniformisations de la variété, Fréhel,
unique, se radicalise. Ce qui d'ailleurs
ne lui permettra pas d'avoir de
filiation directe, à la différence d'une
Damia dont par instants, la mélodie
parlée,
les modulations vocales les plus posées,
font penser à Juliette Gréco. Même
visage mobilisé, frémissant. Même
estampe blanche et noire. Une
stylisation apparentée, du moins. |
|
Les paumés, les
gueux, les forains, ceux qui triment à
l'usine et viennent, sur un air de
musette, prendre du bon temps : Damia,
Fréhel, Piaf se firent chacune l'écho
retentissant des destins collectifs que
tout portait à oublier. Chacune, à des
degrés différents et de façon plus ou
moins constante. Mais c'est aussi
l'aventure tragique des peuples que ces
femmes font résonner en leur voix. Pas
toujours les mêmes peuples, ni la même
manière de hisser leur désarroi
ordinaire, leur silence, jusqu'au
chant. |
|
Damia
chante des drames nationaux, ou plutôt
semble pouvoir porter tout évènement
jusqu'à sa dimension nationale, à la
différence de Piaf dont le talent
s'affinera dans la vibrante
intériorisation sentimentale de
l'évènement extérieur comme, par
exemple, pour la fameuse chanson de
Marguerite Monnot Mon légionnaire.
Lorsque Damia chante sa supplique pour
les naufragés bretons, c'est l'océan que
sa voix et son jeu interpellent. Les
marins deviennent emblématiques, ils
sont tous ces héros morts, happés par un
destin impitoyable. De même dans
L'Angélus qui sonne ... les
silhouettes paysannes évoquées se font
symboles du pays tout entier. Damia
s'avance en figure de proue, animant
d'un lyrisme épique les grands drames
communs qu'elle donne à partager. Toutes
les trois auront, en un sens, quelques
accents de ce type. N'oublions pas
qu'elles traversèrent une ou deux
guerres, dans une France préoccupée de
son armée, de son unité nationale, de
ses colonies. |
|
Mais Fréhel se fera
chantre d'un autre peuple ... celui
qu'elle connaît, celui qu'elle
maintient, qui la maintient en sa
mémoire. Il y a parfois beaucoup de
similitude entre le répertoire de Fréhel
et celui de Damia. Fréhel aussi chante
l'océan ... Hardi les gars, ohé les
gars. |
|
"J'ai bourlingué
de par le monde
J'ai subi des grains, des tempêtes
Le vent à vous casser la tête
Suivi du calme plat ...
A vous les jeunes que la mer tente
Plutôt mourir dans la tourmente
Que de crever sur un grabat
Hardi les gars, ohé les gars ... |
|
D'un timbre de
stentor, c'est des siens dont elle
parle, elle qui choisit comme nom de
scène Fréhel, ce cap avancé sur les
côtes de la Manche. Ces gens de mer avec
lesquels son chant fraternise, sont des
familiers et non des héros nationaux.
Ils ont les visages, les accents bretons
de ses grands-parents, de ses cousins.
Pour que son histoire soit encore plus
vraie que nature, Fréhel forcera le
trait. Dans ses mémoires, elle fit de
son père cheminot, un marin. Il y a chez
elle, un romanesque tragique de la mer,
fondé sans doute sur un vécu précoce de
drames familiaux. Primes images de
l'enfance où se développe l'imaginaire
d'une angoisse. Le marin, c'est elle,
qui a tant bourlingué. Elle, attirée par
les plages, les écluses, les eaux
froides, l'infiniment violent de
l'océan, l'espoir glacé des noyades, la
mort par engloutissement, le "grand
plongeon" |
|
"... Près de l’eau qui coulait doucement
on la vit rôder longtemps ...
Puis dans un dernier sanglot
elle glissa sans bruit
au fil de l'eau
emportant vers l'infini séjour
son beau rêve d'amour |
|
Damia et Fréhel
chantent l'Océan, mais dans le fil de
solidarités non identiques. De même
lorsque l'une et l'autre chantent
caboulot, guinguette, accordéon,
nostalgies des ambiances populaires
d'avant-guerre, les titres se
ressemblent à s'y m'éprendre : |
|
-
Musette (Fréhel)
- La guinguette a formé ses volets
(Damia)
- La rue (Damia)
- C'est la valse des costauds
(Fréhel)
- Le café-chantant (Damia)
- Rien ne vaut l'accordéon
(Fréhel)
- Du gris (Fréhel)
- Rien que pour un mégot (Damia) |
|
Mais la similitude
n'est aussi qu'apparente. La voix de
Damia est moins sûre, moins directe.
Damia évite le registre de l'argot que
ne délaisse pas Fréhel.
Sa diction, elle aussi, très marquée par
les r roulés,
les voyelles terminales allongées, les
syllabes montantes très détachées n'a
toutefois pas ce sceau permanent. Elle
s'éloigne parfois de cette empreinte, de
ces rugosités de la voix de goualeuse.
La voix de Damia porte trace d'une
distance. Elle n'est que spectatrice des
nostalgies évoquées, des plaisirs
entrevus. Sa nostalgie est plus
documentaire qu'enracinée.
Comme dans Le café chantant
qu'elle interprète en 1938, sur les airs
d'une marche, elle est "la belle
chantant pour les gueux, les vagabonds".
Fréhel est, quand à elle, tout à sa
nostalgie. Elle remonte le cours de sa
mémoire. Lorsqu'elle chante le décor de
"nos vieux faubourgs", elle entre dans
son univers : la zone, les fortifs, les
marlous, les enfants maudits. Elle se
rattache, par le fil d'Ariane des
mélodies, à son propre passé. Elle est
d'emblée sur le terrain d'une émotion
communautaire "éternisée", dont aucune
mode la déroutera. Emotions scellées
dans les rythmes que l'on danse enlacés
...La Java, mais "la vraie de vraie",
la valse mais, celle qui est "à tout le
monde",
que l'on danse entre ceux "qu'on pas
l'sou et ceux qu'on pas l'rond". "Sans
besoin de beaux habits, on s'en fout".
Mais sans besoin non plus de la "musique
démocratique des Pickups, bonne pour les
bistrots,
parce qu'il faut des bals "là où les
musiciens sont vivants" car "rien ne
vaut l'accordéon", "pour le grand
frisson". |
|
L'antagonisme des mondes parcourt son
chant de mémoire. Sa nostalgie est
partisane. Chez Damia, elle a un
caractère universel, elle est dépouillée
de ses aspérités trop socialement
appuyées. Le prolétaire n'y apparaît que
comme une ombre fugitive. Fréhel
insiste. Elle chante Carco, Farière,
Marc Orlan, Monthéus...tous ceux qui
comme eux savaient dire la liberté, la
tentation anar et les grandes cavales.
Ceux dont les textes avaient été
dessinés dans les petits vents de
barrière de Paris, ou tout contre les
escaliers de la butte Montmartre, pour
célébrer "la commune libre" |
|
Fréhel n'est pas
politique ... mais tout naturellement,
son souvenir la ramène à ses proches.
Entre mélodies tristes et bravades, elle
se rallie à une communauté encore campée
sur sa bravoure et ses désespérances.
Elle la conforte, elle s'y réconforte.
Et même si les mots semblaient parfois
désuets ... qu'importe. Il y avait là un
cri sublimé, un poème sans âge, ni
belles lettres qui résistaient ... au
réel, à l'écrasante conformité. |
|
Du gris ... Où sont
tous mes amants ? ...une vraie liberté
de ton, sans moralisme, sans effet
littéraire. De vrais cristaux d'époque
et de vie dont on a oublié la créatrice.
Fréhel généreuse, monolithe se
démarquant de tous et qui fit là un vrai
don à notre patrimoine chansonnier, car
art d'instant, appropriable par tous. |
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Pas un texte ... un dire |
|
Fréhel fréquente les
écrivains mais refuse la littérature.
Son choix de parolier, n'est pas un
choix de texte, mais un choix de thèmes.
A la différence d'Edith Piaf qui se
disciplinera aux contraintes de la
"chanson de qualité", Fréhel restera en
dehors de ces considérations. Jean
Cocteau admire Piaf et l'admet dans son
monde. Il restera très mal à l'aise face
à Fréhel ... tout en saluant ses
performances cinématographiques.
Beaucoup moins consensuelle que Damia ou
Piaf, Fréhel restera à distance du monde
littéraire. Elle émerveillera pourtant
Marianne Oswald, femme de radio, grande
prêtresse aux accents gutturaux, de la
chanson réaliste. Seule Marianne
provocante autant par sa voix d'étrange
facture que par ses textes chantés,
rendra un hommage écrit à la mort de
Fréhel. |
|
"Fréhel était
morte hier matin ... J'avais peur de la
regarder. Habillée en bretonne, un
corsage noir perlé, un petit foulard
rouge au ras du cou et les cheveux
devenus gris, Fréhel reposait comme
enfoncée dans les draps. Ses lèvres
autrefois pleines n'étaient plus que
deux traits collés l'un à l'autre, comme
si elle avait voulu à tout prix retenir
un immense secret |
|
Quels liens - secrets
eux aussi - pouvaient bien relier cette
femme poétesse, écrivain à cette autre
femme simple, grande force abrupte et
déchue ? Au delà de la convention
lettrée des mots, une manière de dire,
sans cynisme aucun, la cruauté brute du
monde ... peut-être. |
|
On croyait tout ce
qu'elle évoquait dans ses chansons ..."
Chacun de ses galas ressemblait à une
grand-messe pleine de passion".
Les gens voulaient surtout arrêter le
temps en l'écoutant ..."
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Fréhel
adossant aux drames collectifs; son
drame personnel (ceci la distingue de
Piaf) crée un dire de l'éphémère, de
l'ivresse, de l'oubli, du corps à corps
vertigineux de la désillusion, de la
solitude, de l'ironie du sort. Son
amoralisme particulièrement sensible
dans la coco,
un chat qui miaule,
la maison louche,
dessine les contours d'une nouvelle
morale du désespoir et de l'amour libre
... entre autres. On est bien loin d'une
coutume familialiste édifiante. Fréhel
dit, est cette victime lucide. Elle
proclame sa lucidité dans la défaite
amoureuse :
quand on
a trop de coeur ;
dans l'oppression des femmes : il
encaisse tout,
à la dérive
.
"Sombre dimanche"
chante avec profondeur et gravité la
talentueuse Damia. Fréhel vit ce Sombre
dimanche. En cela, elle ne sera jamais
mélodramatique, elle parle de son
histoire comme d'un fait divers
banalement funeste. Elle n'écrira aucun
texte. Ses paroliers s'inspirent de ses
récits, des traces que son parcours
laisse entrevoir. Il semble que ce soit
bien elle, pourtant, qui ait gravé ces
mots sur "son cafard", mais elle n'a
fait que les inspirer. A la différence
de Piaf encore, cette lucidité chantée
est sans hymne, sans reconnaissance,
sans salut. Et cette absence rend ce
dire profondément critique et poétique
en soi. |
|
Fréhel ne chante pas
de texte, sa voix installe un monde
lourd, désenchanté, humain, trop humain
où tout serait toujours, déjà trop tard...
Il est trop tard, ce qu'elle chantera en
1935 sur un rythme de tango. Le tango -
ce lyrisme "très mauvais genre" de
l'exil - dont elle dira qu'il est la
dernière expression dramatique dont
l'époque dispose. |
|
Où sont tous mes
amants ?
Tous ceux qui m'aimaient tant
Jadis quand j'étais belle
Adieu les infidèles.
Ils sont je ne sais où, à d'autres
rendez-vous
Moi, mon cœur n'a pas vieilli pourtant
Mais où sont tous mes amants |
|
Refrain
placé à l'automne d'une vie libre; sans
repentir ni rémission. Refrain appelant
le silence plus que le couplet. Pourtant
le vrai silence noir, celui qui laissera
le spectateur pantelant viendra d'une
autre chanson et d'une autre chanteuse.
C'est Piaf, dans L'accordéoniste.
La fille de joie est triste au coin de
la rue là-bas ... son accordéoniste ...
n'est plus. La mélodie va crescendo,
s'accélère. Piaf détourne son visage, le
dissimule dans un mouvement vif du bras.
Voix étranglée, geste et cri de larmes.
Et plus rien. Arrêtez la musique.
Dernière vocable. Dernière note.
Surprise paniquée du silence brut. |
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______________________ |
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NOTES |
|
[1])
Serge Dillaz, op. cit.
[2])
Louis Jean Calvet in "Chanson et
société" Payot 1981. Voir dans cette
permanence de la définition académique,
le signe du mépris où est maintenu l'art
chansonnier.
[3])
Serge Dillaz, op. cit.
[4])Henri
Meschonnic, L'oralité, poétique de la
voix, in "Pour une anthropologie des
voix" L'Harmattan 1993.
[5])Henri
Meschonnic, article cité.
[6])
Henri Meschonnic, article cité.
[7])
Michel Poizat, "L'opéra ou le cri de
l'ange" A.M. Métaillé, Paris 1986.
[8])
op cit.
[9])Michel
Serre, "Les cinq sens", Grasset.
[10])Didier
Anzieu "Le moi-peau" Dunod, 1985.
[11])Michel
Poizat,op. cit.
[12])Jean
Louis Calvet, "Chanson et Société"
Payot.
[13])
Extrait du livre de "Fréhel"
Nicole et Alain Lacombe, Belfond, Paris
1990.
[14])
Op. cit.
[15])
"En 1699, défense est faite à tout
particulier de présenter comédies et
farces; en 1704, aux forains de
présenter des scènes dialoguées et des
pièces entières, en 1704 de chanter, en
1710 de parler ..." Sylvie Clidière,
"Voix de traverse. Paroles et spectacles
de rue" in Pour une anthropologie
des voix, op.cit.
[16]) Article cité.
[17]) Et ce pour évolution
jugée outrancière et licencieuse des
spectacles.
[18])
Sylvie Clidière, article cité.
[19])
Nicole et Alain Lacombe, Fréhel,
Belfond 1990.
[20])
Nicole et Alain Lacombe, op. cit.
[21])
Nicole et Alain Labombe, op. cit.
[22])
"Comme un moineau" , paroles de
M. Hély, musique de J.Lenoir, p. 11 op.
cit.
[23]) Interview retransmise
sur France Culture... Le pouvoir de la
voix, Août 1995, Piaf ou la voix
déchirée.
[24])
Nicole et Alain Lacombe, op. cit.
[25])
Nicole et Alain Lacombe, op. cit.
[26]) Ceci est vrai pour
Fréhel et Piaf essentiellement.
[27])
op. cit.
[28])
Louis Jean Calvet, Chanson et Société
op. cit.
[29]) Expression empruntée à
Jean Cocteau.
[30])
"Mes pèr' et mèr' des chers comme tout
qui, de plus, n'aimaient pas beaucoup
sucer d'la glace ..."
[31])
Ma complainte "Fréhel"
[32])
"Si mon esprit était perverti mon coeur
au contraire était lui pur comme la
neige ..." "Fréhel" Comme un
moineau, 1930.
[33])
"Maurice Chevalier
[34]) "Note radio.
[35])
Colette "La vagabonde"
[36]) Fréhel sera pourtant
l'une des premières à graver sa voix sur
disque. Elle acceptera l'enregistrement
mais comme une corvée ...qui trahira un
peu l'expressivité de sa voix.
[37]
Quelques accents similaires dans "Du
soleil dans ses yeux" en particulier
(1938)
[38]
La Chanson du vieux
marin (Andrieu et Doniderff)
[39]Sous les Ponts
1935 (Charmeroy - Viaud - Pesenti)
[40]Toutefois il ne faut pas
amplifier l’aspect argotique de ces
répertoires écrits pour une large part,
dans une langue courante et soignée
[41] Venus de l’art
dramatique classique, ne l’oublions pas
[42] Elle troquera sa tenue
de scène de couleur noire pour une robe
blanche pour signifier un passage et
tenter de s’imposer dans un répertoire
plus léger, durant la période de
l’occupation.
[43] La vraie de vraie
1927 (Deloire-Decaye)
[44]
La valse à tout le monde
1936 (Trenet-Jardin)
[45]
Rien ne vaut l'accordéon
1935 (Vander - Charlys - Alexander)
[46]
Nicole et Alain Lacombe op. cit.
[47]
in Nicole et Alain Lacombe op. cit.
[48]
Suzy Delair citée par Nicole et Alain
Lacombe.
[49]
Nicole et Alain Lacombe op. cit.
[50]
Nicole et Alain Lacombe op. cit.
[51]
"La coco" Dufleuve-Ouvrard, 1931.
[52]
La peur "un chat qui miaule" Zwingel -Pesenti
1935.
[53]
"Maison louche", Malleron - Monnot -
Rhegent, 1936
[54]
"Quand on a trop de coeur" Trendo-Flouon,
1926.
[55]
"Il encaisse tout" (Vander - Charlys-Alexander)
1935.
[56]
"A la dérive" Ronn - Daniderfl 1931.
[57]
"Sombre dimanche" Reszo - Marèze -Garda,
1936.
[58]
"Il est trop tard", Vander, Charlys,
1935.
Joëlle DENIOT
Professeur de Sociologie à l'Université
de Nantes, membre nommée du CNU.
Droits de reproduction et de diffusion
réservés ©
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