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Découvrez des synthèses portant sur des thèmes de la sociologie et du développement des cultures populaires, de l'esthétique de la chanson, des connaissances appliquées. Des tribunes s'engageant sur le rapport de l'anthropologie fondamentale des sociétés et des politiques aux sciences sociales, des liens vers des sites web de référence. Si vous voulez les télécharger en vous abonnant. cliquez ici

 
     
  La Normalité, 8° Eté du Lestamp jeudi 27 vendredi 28 samedi 29  juin 2013 Nantes    
     
  Eté du Lestamp 2012, Des hommes des femmes Inerties et métamorphoses anthropologiques   
     
  J Deniot M Petit-Choubrac J Réault L Danchin, 8 mars 2013 Galerie Atelier-Expo Nantes    
     
  L'odyssée du sujet dans les sciences sociales Joëlle Deniot Professeur de sociologie à l'Université de Nantes - Habiter-Pips,  EA 4287 - Université de Picardie Jules Verne - Amiens Membre nommée du CNU   
     
  Joëlle Deniot Professeur de sociologie à l'Université de Nantes - Habiter-Pips,  EA 4287 - Université de Picardie Jules Verne - Amiens Membre nommée du CNU Affiche de Joëlle Deniot copyright Lestamp-Edition 2009   
     
  Sciences sociales et humanités Joëlle Deniot et Jacky Réault : colloque l'Eté du Lestamp avec HABITER-PIPS Université de Picardie Jules Verne.   
     
     
     
  Université de Picardie Jules Verne- LESTAMP, Amiens H-P Itinétaires de recherche à l'initiative de Jacky Réault   
     
  Joëlle Deniot et Jacky Réault Etats d'arts Affiche de Joëlle Deniot copyright Lestamp--Edition 2008   
     
     
     
  Université de Nantes Sociologi eJ Deniot J Réault  CDrom The societies of the globalization Paris LCA 2007   
     
  Nantes sociologie    
 

 

 
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  10ieme.ete.du.lestamp.2016.le.mal.   
     
  Cliquez sur l'image pour accéder au film sur Youtube Joëlle Deniot. Edith PIAF. La voix, le geste, l'icône. de ambrosiette Jean Luc Giraud sur une prise de vue de Léonard Delmaire  
     
     
  Galerie Delta Paris 7 09 2012 J A Deniot M Petit-Choubrac,J Réault  L Danchin, J L Giraudtous édités au  Lelivredart   
     
     
     
     
     
     
 

 

     
 
 



 

 
 
FEMMES DE VOIX, CHANSON FRANCAISE
 
 
 La complainte de ma vie, Fréhel, éditions Fortin
 
 
Chanter 
 
Souffle sublimé, inspiré, vibration communielle qui vous portent plus haut : le poète, des hommes, retient et comprend leurs chants, cet art d'élévation qui gravit tout le corps, charrie ses énergies et les transfigure. 
 
Ethnologues et ethnomusicologues se sont eux aussi montré soucieux du chant des hommes ... recueillant autant que faire se peut les voix rituelles des cultures lointaines, saisissant le lien primitif radical de la religion au rythme, du rythme psalmodié à l'incantation, scrutant les fonctions des scansions, récitatifs des chants traditionnels de labeur, jamais tout à fait profanes, eux, non plus. A l'opposé, les sociologues du monde contemporain, industriel, urbanisé ont montré beaucoup moins de curiosité pour cet art fugace - à faible support iconique - où se donne pourtant un peu à entendre au sens strict, l'air du temps. 
 
Mais avant de situer comment cet art éphémère, trop négligé des historiens, des sociologues peut aussi être pensé comme art de synthèse révélateur exprimant la quintessence de l'histoire d'une nation... inséparable de la vie quotidienne de ceux qui la composent[1], précisons qu'il ne faut pas confondre chants et chansons. Ils n'appartiennent finalement pas au même monde. Tout chant n'est pas - loin s'en faut - une chanson qui de dictionnaire en dictionnaire, du Littré au Robert[2], sera définie de façon toujours un peu hautaine comme cette petite pièce en vers qu'on chante sur quelque air, et qui est partagée le plus souvent en stances égales, dites complets, offrant l'allure d'une petite composition d'un rythme populaire et facile. 
 
Le chant religieux, lyrique version prestigieuse, noble de la chose chantée ? Les arts chansonniers de la complainte, de la rengaine, de la satire, de la ritournelle, de la goualante, de la romance et des flonflons seraient eux autant de versions galvaudées, mineures de la chose chantée ? Chants et chansons participent bien, sur le temps long, d'histoires bien divergentes aux hiérarchies indiscutables, indiscutées. Il y a là deux histoires incompatibles et du divertissement et de l'émotion, et de l'engagement ... pour des classes sociales qui pourront occasionnellement se croiser ... dans les salles du Caf’conc’' par exemple, mais dont les identités, les destins, les cultures sont bien éloignés. 
 
Bien sûr ce clivage ne vaut pas de tout espace et de tout temps. Les chansons de gestes vivaces jusqu'au XVème siècle, les chansons de toile du Moyen âge appartiennent l'une et l'autre à notre histoire littéraire. Elles nous parlent donc bien de l'espace-temps d'un usage lettré de la chanson. L'une est épopée politique, travaillée par l'improvisation des jongleurs, l'autre mettant en scène une femme à son ouvrage parlant de celui qu'elle aime, relève de la tradition courtoise. Mais ces chansons plus proches du récitatif, du poème que du chant, nous ramènent surtout en des temps où domine la tradition orale, où "l'impérialisme" de l'écrit n'a donc pas encore aidé à opérer cette scission franche entre le populaire et le lettré dans l'art de raconter la légende, l'anecdote, le récit de guerre ou de cœur. Toutefois indépendamment des institutions du spectacle se développant du XVIIIème siècle, au début du XXème, distribuant qui à l'opéra, qui au cabaret artistique, qui au caveau, qui à la goguette, dans la brasserie ou encore le beuglant du quartier ... tout le monde chante des chansons, et ce dans des moments conviviaux et festifs.  
 
Le banquet - même celui de la très grande civilisation grecque et romaine[3] - s'accompagne de pièces chantées. La chanson relie les commensaux quand Bacchus ou Dionysos, Aphrodite ou Vénus sont au rendez-vous. Ainsi repère-t-on une autre source de ce discrédit de l'esthète face à la chanson, pièce chantée naissant, s'élevant toujours au beau milieu des bruits et échauffements de table. Manger, boire et chanter sont plaisirs de parole, de bouche, de rire substantiellement liés. La chanson hors scène, ne demande ni recueillement, ni écoute scrupuleuse, mais elle suppose l'accord, au moins ponctuel, sur un divertissement et sans doute l'entente tacite du groupe autour d'une transgression de légère ou plus polémique portée. Aussi avant que la chanson n'ait vraiment conquis son espace scénique avec le cabaret, le music-hall, le café sera-t-il sur fond de tabac, de rumeur vive, en ses allures plus bourgeoises ou plus prolétaires, son décor privilégié. Refrain spontané des ouvriers réunis, ou bien air de comique troupier, de la pierreuse, du gommeux au Caf’conc’", la chanson doit se frayer un chemin dans le sillage des bruits ambiants, un chemin qui, parfois, la hausse au dessus des verres et des clameurs ... 
 
 
Cet autre du langage 
 
La langue parlée fait d'emblée surgir la double dimension du langage ... celle des mots qui précède le sens, celle des rythmes, des prosodies, des souffles qui englobent les mots et leurs enchaînements. L'écriture - pour partie oralité intériorisée - est d'ailleurs traversée par ces mêmes mouvements superposés de la signification. Mais de façon plus évidente la parole courante nous dit que l'intonation précède, comprend le sens. Alors les mots sont dans la voix[4] et cela même si, au fil des arguments, des discours, des conversations, des textes la voix semble se perdre ; et cela même si seul le poème, en son travail critique sur la langue, peut éventuellement espérer, parfois ... retransformer les mots et les phrases en voix"[5]. Chassé-croisé, dialectique qui nous annonce que le canevas des mots et de la voix dans le sens, n'est peut-être pas aussi élémentaire, paisible qu'il y paraît.
 
La coexistence de ces deux pôles nous est révélée dans la langue parlée. La langue chantée nous en révèle la tension, le paradoxe, la dissonance même, elle qui tantôt cherchera le juste équilibre entre la voix récitante et la voix musique, mais qui, en d'autres circonstances, cherchera à radicaliser, à mener jusqu'au sublime la contradiction inouïe de ces deux registres - Qu'avec la musique, la voix tende à sortir du langage [6] ... voilà ce dont témoigne le chant lyrique. 
 
 
Une voix à contenir 
 
Sur ce thème Michel Poizat[7] démontre - on le sait - comment dans l'opéra qui a pour particularité d'associer, en des combinaisons variables, voix pure et voix signifiante, tout excès d'effacement du récitatif va provoquer scandales et querelles. Abondance de vocalises dans l'opéra italien, note prolongée dans le prélude de l'or du Rhin, effets de voix chez Berio, Sprechgesang "discordant" chez Schönberg : chacune de ces tentatives exhibe une voix-musique, belle insensée aux marges du langage articulé, transgressant les limites du logos, de sa loi, de son ordre. Ainsi toute l'histoire de l'opéra semble pouvoir se lire à travers cet enjeu d'une articulation bien tempérée entre voix et sémantique. Le chant lyrique renverrait alors à cette forte censure sociale de la voix donnée, reçue hors sens ... entre deux fissures menaçantes du langage anéanti ; celle de la voix s'exténuant, se déchirant dans le cri, douleur ou jouissance, celle de la voix s'engouffrant dans le silence, béance ouverte sur la nuit qui seule peut succéder au cri ... 
 
Dans le souffle du monde
S'enivrer, perdre sens
indicible
la plus haute joie

(Wagner) 
 
Logos, raison des mots et chora, indétermination volubile, force fusionnelle du rythme logent au cœur de la parole : Platon qui inaugure toute notre tradition philosophique avait, dans le Cratyle, déjà posé cette bivalence langagière. Logique archaïque, structurante du fantasme ou greffe socioculturelle entretenue par le pouvoir ? S'il est difficile de trancher constatons seulement que la séparation - logos et chora - s'accompagne des élaborations métaphoriques et imaginaires d'un dimorphisme sexué du langage. 
 
 
Femme - Miroir de la voix 
 
Aux marges du langage : le continent féminin de la voix ... Placée au bord d'un illimité hors sens, dans cet éternel retour de la pensée sauvage, de la vie au sein du matériau langagier - la voix est donc dans le même temps identifiée à la femme et à l'irrationnel. Un irrationnel tantôt miniaturisé jusqu'à l'insignifiance, jusqu'au mépris de ces petits bruits aigus des causeries de femmes. Mais un irrationnel également surdimensionné comme quête rebelle, puissante, abrupte de l'innomé. Ainsi Julia Kristeva dans les horreurs du pouvoir évoque-t-elle la voix - ce féminin de la parole - comme accueillant tous les discours, docile à toutes ses influences, mais ne se reconnaissant en aucun et les excédant tous. Sur un autre plan, autre exemple : Michel Poizat[8] nous apprend qu'à l'opéra tous les cris, moments de plus haute intensité, moments du risque suprême de la déchirure seraient, dans le chant lyrique, presque toujours affaires de femmes ou de personnages féminins. 
 
Le mythe en ce qu'il contient de codage de la réalité psychique consciente et inconsciente nous dessine lui aussi quelques silhouettes de voix-femmes. C'est Eurydice[9], compagne d'Orphée, incarnant la voix pétrifiée, happée par le royaume des ombres. C'est Echo[10], nymphe évanescente, longue plainte que Narcisse au regard sans amour ne peut entendre. Autrement dit, la mythologie nous laisse la trace de destins de femmes au travers de ces destins de voix tendues entre néant et châtiment. 
 
Femme-voix, homme-parole si le chant lyrique actualise et réactive une telle métaphore, c'est que l'opéra met en scène - pour le ravissement inquiet de son auditoire - la femme fantasmatique - corps castré, imaginé coupable. Vouée à la douleur, elle est cri. Mais aussi corps du désir sans loi, corps d’un désir imaginé sans limite. Elle est source de peur, elle est voix à étouffer. Si l'on suit le fil interprétatif proposé par Michel Poizat, on comprend que l'émotion de l'amateur d'opéra s'articule autour de cet imaginaire fantasmatique masculin où la femme prend place entre extase, souffrance et mort dans cette fascinante échappée du langage. La voix - premier objet perdu de la jouissance, radicalement marquée du sceau du manque[11] dès les premiers âges de la vie. 
 
Si cet imaginaire fantasmatique vaut pour le langage parlé, s'il vaut pour le chant, comment œuvre-t-il du côté de la chanson ? Avec quelles logiques de reproduction à l'identique ? Avec quels déplacements. Comment l'interprétation féminine va-t-elle se séparer, répondre au masculin dans ces autres registres et lieux ? Selon quelles figures de paroxysme ? Selon quelles figures d'émotion ? Selon quelles figures de destinée ? ... 
 
 
Paroles et chansons 
 
Déplacement peut-être dans le sens où Jean Louis Calvet nous propose une définition de la chanson comme alliance inexorable d'une mélodie et d'un texte[12]. Si elle se caractérise par cette mise en résonance de deux linéarités parallèles - chaîne des sons et des mots s'articulant à la chaîne des notes - la chanson ne serait donc pas vraiment soumise à ce travail, précédemment exposé, de la tension dynamique entre parole et musique, source de querelles et de renouvellement dans l'art lyrique. Si l'art chansonnier correspond à cette impossible disjonction air et parole, sauf à perdre la chanson, à la disqualifier, à la voir mutée en un genre vocal différent, plus expérimental ou plus poétique... il faut donc pour "ces petites pièces à couplets faciles à fredonner" voir où se joue cet imaginaire de la voix des femmes, s'il y a même place en ce divertissement léger pour la femme-voix. 
 
Mais la définition de Calvet semble toutefois assez restrictive. Il est vrai que la référence au texte, au dire du langage chanté est bien tout à fait récurrente et organisatrice de l'intérêt de la chanson ... et pour le chanteur et pour le récepteur. Un rapide balayage historique nous le rappelle aisément. Chansons de terroirs, de marins, d'ouvriers pour se raconter entre soi les fiertés, la mémoire, les duretés partagées. Chansons de subversion, chansons satiriques dénonçant les injustices du pouvoir : les célèbres mazarinades inaugurent peut-être le genre ; les cabarets chantants de la révolution en reprendront la veine, les goguettes moins littéraires, plus populaires seront interdites pour s'être inscrites, avec beaucoup d'audace et de verve, dans cette tradition chansonnière de la dérision et de la contestation. 
 
On l'entend, la chanson courante de plein vent, de ponts, de ruelles; de cafés ou d'auberges est parcourue de révolte ; elle l'éveille, s'y engage. Elle est bien un dire ; rebelle, elle a besoin de mots pour passer le témoin. De mots forts - comme des drapeaux, des emblèmes - quand elle se fait souffle, parole et chœur d'une résistance. Dans la chanson traditionnelle et les autres - beaucoup de complaintes pour le prisonnier, l'exécuté, le naufragé, l'errant, le gueux : accompagner la plainte, c'est aussi l'énoncer, c'est déjà appeler souterrainement au chorus des plaignants. La complainte enchaîne couplets sur couplets ... elle est interminable. 
 
A contrario, il est aussi des chansons patriotiques qui feront florès depuis la fin du XIX° jusqu'à l'après guerre mondiale. La commune, ses fusillés sont déjà bien loin. Chansons cocardières ou chansons mélodramatiques édifiantes participent alors de la mise en mouvement d'une police des mœurs pour un peuple encore trop vivant. Un tel travail de moralisation insidieuse et douce ne peut s'appuyer que sur des images ambiantes, sur une sage harmonie des paroles et des mélodies. 
 
D'ailleurs si la censure frappe au Caf'conc' toute allusion politique "déplacée" elle oublie d'entendre l'énorme grivoiserie qui envahit la scène. L'obscénité est certes moins dangereuse que la critique des puissants, elle est toutefois transgressive. Il semble même que la liberté de contestation étant bâillonnée, ce soit une autre provocation qui prenne le relais - provocation perverse, salace aux rudesses aujourd'hui bien oubliées, paradoxalement peut-être même, inaudibles. C'est libertinage contre liberté citoyenne. Mais dans le troc, la référence parolière encore s'impose, elle est bien le vecteur des plaisirs et des rires attendus. 
 
 
Eclats de voix et chansons 
 
Dans les genres du Caf'conc', on parle encore de diseuse pour désigner la chanteuse réaliste ; gommeux et comiques s'imposent dans le brouhaha par leurs techniques de diction. Pourtant cette association permanente de l'air et du texte, dans la chanson, révèle ici quelques failles. La chanson de divertissement du Caf'conc' construit nombre de ses succès à partir de l'engouement pour un matériau sonore manifestant la faillite du parolier. Foin de la didactique. Foin de la morale. Pas de message. Le refrain est "idiot", les paroles "pour rien" du comique troupier se jouent de leur propre vacuité. Les inlassables répétitions de la chanson-scie font fureur ... les plaisirs réjouissants du babil se donnent libre cours. L'art chansonnier a lui aussi ses échappées hors sens, hors langage se dessinant cette fois, du côté des secousses ou éclats de rire ... ivresses d'instants, décharges d'énergie, libérations dynamiques ou émotions détournées. Ce qui, par ricochets, nous rappelle cette autre dimension de la chanson, qui sera toujours air d'accompagnement du pas, celui de la marche, ou celui de la danse; autres circonstances où le sens, les paroles s'évanouissent, parfois totalement, au profit de la cadence, de l'entraînement, de la mise à l'unisson des corps, ceux qui défilent, ceux qui vont ... chaloupant, glissant sur les bitume, piste ou parquet de bal. 
 
La chanson n'est donc pas seulement "phrases qui sonnent". Le divertissement chansonnier nous permet de l'appréhender. Mais ce sont aussi (et surtout ?) les mélodies de la ferveur qui nous feront constater cet arrachement magnifique, insensé de la voix dans le paysage chansonnier. Prenons pour voir cela un témoin un peu éloigné de notre sujet, mais un grand témoin : le flamenco andalou - celui venu des familles gitanes les plus marginales. 
 
…Que vais-je faire de cette plainte
que mon cœur endure ..."
 
 
...Pour l'amour de Dieu, assez de coup de bâtons
tuez-moi, je suis José de los de Reyes
le gitan du Puerto de Santa Maria ...
 
 
Dans le contexte espagnol, les gitans sont l'ethnie la plus réprimée. Jetés en prison, envoyés aux galères, condamnés aux travaux forcés, aux mines de mercure, ils inventent, dès le XVII° siècle, un chant de souffrance où le dire du malheur historique, social s'exprime et se désarticule aussitôt tout le long de cet ample phrasé souterrain de la voix déchirée … suppliant, invoquant. Ouvriers à la ville, médaille d'or au cou, rage au cœur, dans un bar de Madrid ces gitans, venus de Séville ne disent pas leur plainte, ils la psalmodient, l'accompagnent d'un tapotement de la main à l'angle du comptoir. Cette chanson-là, populaire en ses sources, ses inspirations, ses récits, ses lieux témoigne et d'une passion quasi mystique de la douleur et d'une brûlure habitant plus que le langage, la voix. C'est un chant d'hommes sur lequel parfois, les femmes dansent... majestueusement. 
 
On le voit par cet exemple voisin, la chanson connaît donc, elle aussi, outre le hors sens du rire, le lyrisme du cri. Fréhel, Damia, Piaf les trois interprètes qui nous occupent seront, elles aussi, dans la chanson populaire française, (et au delà pour Piaf) figures de souffrance. Sont-elles pour autant en d'autres tessitures, timbres et gammes, l'équivalent de ces femmes-voix de la plainte que l'on a découvert dans le chant lyrique ? 
 
Il faut, pour tenter d'esquisser une réponse à cette question, passer par plusieurs étapes argumentatives. Mais on pourrait d'emblée, en anticipant quelque peu, avancer l'hypothèse d'une réponse négative dans la mesure où pour ces femmes, la plainte est une prise de parole biographique, historicisée, qu'en leurs chants, récits et puissance invocatrice de la voix s'harmonisent, qu'elles sont en somme, tragédiennes d'un cri passé dans les mots ... L'économie fantasmatique de la femme-voix est ici à la fois sans doute reproduite et pourtant singulièrement déplacée. 
 
 
Marge, enfermement, écarts féminins 
 
En ce tout début du siècle quand Marguerite Boul'ch, 14 ans, rôde dans Paris ... du côté de Pigalle, des boulevards, de la Place d'Italie pour traquer une audition, la loi sauvage de l'offre et de la demande règne sur une société de spectacle prolifique et protéiforme. Mimes, diseuses, danseurs espagnols, russes, contorsionnistes, équilibristes, hommes protée travestis ou phénomènes ... les jeux de cirque, de tréteaux, les répertoires de café-concert se mêlent en une palette hétéroclite et très instable. Des directeurs de salles nombreux, souvent peu scrupuleux offrent à beaucoup de postulants ... la scénette impromptue d'un café, d'une brasserie, d'un restaurant, d'un cabaret... pour quelques "tours", quelques refrains, quelques soirs, quelques francs ou un repas. Sur fond de difficultés économiques graves, d'accumulation de la paupérisation dans les villes, les marchands de divertissements placardent sur les grands boulevards, à Montmartre des affiches alléchantes ... 
 
Avis aux demoiselles[13]
Afin de surmonter les difficultés qu'éprouvent actuellement beaucoup de jeunes personnes à trouver de l'occupation dans les divers corps d'Etat, M. Duhem, professeur 5, rue Sainte Apolline, met à la disposition des jeunes filles qui voudraient aborder le Café-concert tous les éléments indispensables leur permettant de trouver après 15 ou 20 leçons un engagement de 150 ou 200 francs.
 
Serge Dillaz[14] fait état d'annonces un peu plus tardives adressées - cette fois - aux jeunes ouvrières sans emploi. 
 
Voilà que l'on flatte les rêves de promotion sociale de postulantes désespérées, naïves, prêtes à tout, que l'on sollicite pour soutenir le spectacle, un vivier de figurantes féminines. Commerce véreux, trafics, désenchantements assurés. Plus lucides, évitant les plus grands pièges ... Fréhel, Damia et plus tard Piaf participent toutefois elles aussi, de ce rêve "fou" d'évasion d'un destin social, et de cette brèche ouverte (traquenard et chance "tout en un") aux femmes dans les arts populaires du spectacle. 
 
 
Interdits de jeu, Interdits de chants 
C'est que le spectacle saltimbanque, ambulant celui qui, depuis le XVI°, traversa conflits, querelles, censures l'opposant aux institutions artistiques officielles de la Comédie Française et de l'Opéra, [15] avait en 1862 vécu l'un des grands avatars de son histoire. Haussmann réaménage Paris... disparu le boulevard du Temple, cette frontière de la ville vouée aux distractions et fréquentée par toutes les couches sociales[16]. Reste "pour profiter", malgré tout, d'un tel auditoire et d'une telle veine à déterminer des espaces spécifiques; reste à enfermer publics et acteurs en multipliant les scènes spécialisées. Sous chapiteaux, sous tonnelles, en salles avec ou sans loges, le marché privé de la distraction s'étend dans Paris et ses faubourgs. Héritier de ce passage opéré par les spectacles populaires de l'extérieur vers l'intérieur, le Caf'conc' devient institution à la fin du XIX siècle, préparant l'arrivée du Music-hall, début XX°. A cette période charnière, propositions et affairismes, autour de ces types renouvelés de l'attraction du grand nombre, battent leur plein. 
 
L'importance que vont prendre Fréhel, Damia, Piaf, le culte porté à leur voix, l'aura entourant leur personnage, leur dimension légendaire ... ne peuvent pas  s'appréhender sans cette mise en perspective. Elles chantent sur fond d'institutionnalisation des arts citadins de plein air - arts d'inventivité orale, arts du corps repoussés aux limites de la ville. Dans cette expression, cette exhibition minorée, les femmes ne trouvent qu'une place plus minorée encore, à la marge de la marge en somme ... 
 
Avant que les représentations citadines du mystère de la Passion ne soient frappées d'interdiction royale en 1548[17], dès que le drame religieux - ancêtre du théâtre populaire participatif - fut mis en scène sur les parvis des églises ... les femmes y furent interdites de figuration et de jeu. Pour la chanson populaire même refoulement. Il semble d'ailleurs qu'en la matière leur mise à l'écart soit le reflet exact de leur exclusion de l'espace public. 
 
Chants de corporations, chants ouvriers, chants satiriques, chants révolutionnaires sont des paroles d'hommes. Les femmes - dans l'univers citadin surtout - ne participent donc qu'accidentellement à ces chœurs de la résistance, de la mémoire, de l'emblématique communautaire, ces grands ressorts de l'émotion, de l'engagement populaire chantés. Sur le registre parodique, comique, grivois ... elles seront longtemps inconcevables, puis tolérées et désirées et ce, dans la période évoquée justement, sur des scènes et avec des répertoires parfaitement canalisés. Dans cet univers de la chanson occupé par des paroles d'hommes, des voix charismatiques de femmes allaient s'élever... Que s'était-il donc passé ? 
 
 
Femmes en scène : entrées et sorties 
 
Si la tradition de la chanson satirique persistait autour du Chat Noir, de Bruant, si une chanson expressionniste réaliste s'imposa Rive gauche grâce à une interprète brechtienne comme Marianne Oswald, le Caf'Conc', puis la revue de Music-Hall naissante avaient fait triompher la chanson de divertissement, les scènes multiples socialement métissées du rire, de la fantaisie, du clin d'œil chantés avaient intégré le registre féminin ou plutôt avaient distribué le corps des femmes dans l'exhibition du spectacle. 
 
... On dit que j'ai de jolies gambettes
... C'est vrai
... On dit que j'ai le nez en trompette
... C'est vrai
... On dit que j'ai la voix qui traîne
... C'est vrai
...Mais après tout, on n'est pas là à l'Opéra
 
Mistinguett chantera cela plus tard, au Casino de Paris. 
 
L’Epileptique ... est sans masculin ; la diseuse, la pierreuse  de même. On dit le gommeux, la gommeuse, le gambilleur, la gambilleuse (?) ; mais le comique troupier est sans féminin : le répertoire figé du café concert distribue inégalement les genres. Mais les femmes y sont très présentes, des personnages apparaissent, disparaissent au gré des humeurs changeantes du public. Toutes et tous participent à la tonalité dominante du moment : couplets et refrains licencieux. Une grande interprète comme Yvette Guilbert fera une première carrière sur ces accents-là. 
 
Femmes-voix du plaisir impossible dans l'espace lyrique. Ici l'espace chansonnier devenu très accueillant pour des chanteuses de passage joue sur une érotisation d'accès du corps féminin ; corps dont la disponibilité semble accentuée par l'interprétation d'un répertoire grivois. Mots d'hommes dans la bouche de la chanteuse. Frissons et petite délectation dans le public. Bourgeois, cousettes, soldats s'émeuvent, rougissent ou s'émoustillent. Dans les secondes galeries, le faubourg bruyant s'échauffe, en redemande et du "plus cocasse" et "du plus corsé" et du "plus provocant" ... L'enfermement du spectacle saltimbanque a donc à la fois démarginalisé les femmes-artistes, et rangé celles-ci dans des rôles inoffensifs. Fréhel, la pionnière va se jouer et se libérer du genre, s'inscrire à nouveau dans la marge et faire de cet écart de rébellion, le tremplin de sa voix. 
 
 
A nouveau, l'air libre 
 
Il est curieux de constater que pour les deux grandes interprètes que sont Fréhel et Piaf l'expérience fondatrice de la voix - dans ces temps inauguraux de renfermement prolixe du spectacle populaire - sera celle de la voix lancée aux passants, qu'elle aura pour cadre de résonance : la rue, espace ouvert aux déambulations, aux intempéries, aux bruits, aux hasards; la rue où l'artiste ne peut jamais compter sur un public mais éventuellement sur des attroupements provisoires "de gens" subitement alertés, arrêtés, subitement pris par des manifestations qui en appellent toujours à ce fond commun des émotions archaïques[18], celles des rires et des larmes. C'est à partir de ce lieu non prédéterminé, de ce lieu de l'aléa par excellence qu'elles vont commencer à imaginer nécessité, volonté, désir tenace ... non pas tant de sortir du rang que d'échapper au destin. Leur voix y parviendra, pas elles. En cela même, elles sont déjà figures de tragédie absolue. 
Piaf, Fréhel avant d'être des voix de T.S.F, des voix enregistrées, des voix de concerts ... par conséquent plus ou moins séparées du public dans la distance de l'artiste, sont donc d'abord des voix de plein air, rôdant une expressivité abrupte de leur passion dans les cours d'immeubles, les passages, devant les terrasses. Cette voix anonyme jetée dans l'espace ouvert, ces voix errantes par nécessité, comportent bien déjà quelque chose de l'ordre du cri ou de l'effroi. En tout cas cette naissance du chant est inscrite dans l'histoire de leur interprétation et de leur voix. Cette dernière gardera toujours trace de ce primordial égarement et de ses peurs ... Elles l'écrivent, elles en parlent d'ailleurs avec force.  
 
C'est la rue qui m'a dressée, la rue qui m'a faite telle que je suis, avec mes qualités et mes défauts, la rue qui m'a appris à chanter. En passant devant les bistrots, les premiers phonographes à manchons m'envoyaient de leurs voix nasillardes, amplifiées par d'énormes pavillons, les refrains à la mode. Je m'arrêtais net, je restais parfois sous une pluie glaciale, mes petites jupes soulevées par la bourrasque, en extase pendant des heures. La chanson s'enregistrait en moi, air et paroles: je n’oubliais plus jamais la chanson entendue. A cinq ans, je chantais dans les estaminets, montée sur une table. On me donnait des sous. Ma mère, ravie de ces profits inattendus, m'envoya chanter jusqu'à deux, trois heures du matin.[19] 
 
Du temps de Fréhel, il y a encore bien des troubadours aux quatre vents des rues. Beaucoup de gravures en témoignent. On y chante de tout : chansons traditionnelles, comptines, refrains de province, refrains à succès[20]. On peut aisément supposer que l'adolescente fascinée par la vogue des mélodies ne choisit guère son répertoire. Elle met sa voix dans le sillage de toutes les écoutes. Mais n'oublions pas qu'en cette période, c'est aussi la misère, la solitude, l'inégalité que l'on met en musique. La tradition de la complainte ... se continue d'ailleurs davantage dans la rue que sur la scène. Fréhel avouera[21] plus tard sa passion pour Monthéus, auteur anarchiste opposant farouchement monde ouvrier et monde bourgeois... le brave gars, casquette vissée sur la tête, et le bourgeois qui arbore un chapeau bordé de soie. Alors imaginons ... après d'autres refrains, sans doute, cette voix de rue, fervente, s'élançant sur les paroles âpres de Monthéus. Car très vite il semblerait, ses biographies en témoignent - que la voix de Marguerite Boul'ch interpelle, provoque le passant avec ce timbre, cet accent de résonance d'un drame social vécu…Comme le fera plus tard Edith Gassion. 
 
 
Ruptures en germe
 
Marginales l’une et l’autre, le sont par leur histoire. Marginales, elles le sont... retournant côté cour, à la marge du spectacle qui s'organise désormais sur scène. Marginales aussi, car sorties du genre du divertissement, occupant les registres d'une douleur ardente que les hommes ne chanteront quasiment pas, sous ce mode sensitif aussi intense, aussi direct, dans la chanson populaire nationale du moins. Marginales et captivant leur auditoire par cet écart, car si elles reprennent, l'une et l'autre partiellement, la tradition de la complainte, à la différence des autres "diseuses à voix", de rues ou de concerts, elles ne chanteront pas "des" complaintes, mais - chacune à leur manière - leur propre complainte. Mêler sa vie à la complainte, transformer l'une en l'autre, toujours. C'est de ce mouvement d'intériorisation profonde du drame social que sourd la puissance de ces voix. 
 
Couplet 2  [22] 
 
A l'âge où tous les autres marmots
A l'école vont s'meubler l'cerveau,
De bonn'grammaire
Avec un tas d'mauvais loupiots
Dans les coins on allait jouer au
Pèr' et à la mère,
Bien sûr ces p'tits jeux innocents
Ne dév'lopp'nt pas précisément
Les bonnes manières.
A quinze ans, droit' sur mes ergots,
J'allumais tous les gigolos
L'œil effronté
Comme un moineau !
 
 
Toutes deux chanteront ces couplets. Don absolu. Don impudique du malheur social, intime dans le chant. La môme Pervenche, la môme Piaf sont des voix indisciplinées - par excès de vérité - qui vont magnétiser ... ou déranger. Quand elles se produisent la première fois au cabaret "leur égarement" consterne, bouleverse. Edith Piaf évoquera cet étonnement produit devant son premier public de concert :  
 
J'ai chanté. Il y a eu un silence de mort. Je crois que ma misère les gênait. Puis les gens applaudissaient sans s'arrêter [23]. Colette, dans "La Vagabonde" esquissa ce portrait inspiré d'une Fréhel débutante :"Elle a dix-huit ans. La chance l'a saisie sans ménagement, et ses coudes défensifs, toute sa personne têtue penchée en gargouille, semblent parer les coups d'un destin funeste et brutal. Elle chante en cousette, en goualeuse des rues, sans penser qu'on peut chanter autrement. Elle force ingénument son contralto râpeux et prenant, qui va si bien à sa figure jeune d'apache rose et boudeuse. 
 
En 1905 à "la Pépinière", bar-buffet où débute Fréhel puis Damia, l'heure est aux revues, aux vaudevilles. Dans ce contexte où "l'on retrouvait pêle-mêle les plaisanteries pas très fines du vaudeville militaire, la célébration des petits métiers, les joies du cocufiage et quelques couplets frondeurs adressés à la classe politique [24], l'une et l'autre font figures de "décalées". Les historiens font état de cette dissonance. Que pouvait faire la môme Pervenche dans un tel contexte ? Comme beaucoup d'autres, comme Damia qui débute là deux ans plus tard, jeune et inexpérimentée, elle resta en retrait, venant chanter son répertoire lors des matinées ou avant la revue du soir ... Pourtant ... une rumeur flatteuse commençait à circuler autour de cette fille presque devenue femme et comme surgie de nulle part[25] 
 
Au bout du compte : beaucoup de conteurs, de chanteurs des rues, peu de chanteuses. Pour les femmes, la rue dit la proximité à la déchéance. Peu d'énergie aussi forte pour échapper au pire ... la prostitution qui les entoure. Un style inattendu, dans le contexte chansonnier de l'époque. Ce sont là quelques déplacements de l'attention ... présidant à l'apparition de ces filles-femmes-voix dans la chanson populaire ; celles dont l'histoire a retenu les noms, du moins ; celles - qui parmi d'autres oubliées, sans doute - offrirent aux publics un chant dans lequel elles se consumèrent.[26]
 
 
Dramaturgies 
 
Sans doute semble-t-il paradoxal d'affirmer que Fréhel et Damia sont des pionnières du point de vue de notre imaginaire moderne, contemporain de la chanson. Pourtant, même si elles furent, l'une et l'autre, voix de la mémoire, des guinguettes, d'un peuple disparus, elles marquent toutes deux, un tournant sur la scène chansonnière. Avec elles naît l'interprète, celle dont la personnalité domine le répertoire, en impose à la musique, aux mots, aux sentiments qu'ils suggèrent. Non qu'il n'y ait pas auparavant de grands talents interprétatifs ... à la manière d'une Yvette Guilbert, par exemple, dont Serge Dillaz[27] nous rappelle tout le travail expressif, toute la recherche de traduction émotive ... et les longs gants noirs et l'élégant port de tête gracieusement incliné. 
 
Mais à la différence de ces artistes modulant leurs jeux sur les nuances du chant, Fréhel et Damia se construisent un style spécifique, fait de traits repérables permanents, uniques et dont la chanson immanquablement se marque. Il est d'ailleurs à noter que l'une et l'autre - Fréhel surtout - imposeront à l'écran leur personnage-vedette. On pourrait presque dire que Fréhel chante toujours Fréhel, que Damia chante toujours Damia. Elles pouvaient en ce sens "tout chanter" - et ce,  même si elles prendront finalement soin de leur répertoire - car le public se déplaçait pour elles, pour un style, un timbre, une présence parcourant plus forts que tout, l'ensemble des mélodies et des airs. Piaf ne fera qu'amplifier le phénomène, le portant en particulier, à une échelle plus internationale. 
 
Cet art cultivé de l'autoportrait chanté sera l'affaire exclusive des femmes de ce temps. On ne constate pas d'équivalent masculin ... ni pour Maurice Chevalier, ni pour Charles Trenet, contemporain de Piaf, ni même pour Yves Montand. Cette individuation de l'interprète correspond d'ailleurs assez bien à cette modification du sentiment collectif tourné vers ce désir de publicité de l'intime dont nous avons examiné quelques contours et que nous pourrions retrouver en particulier dans les développements et succès du roman-photo. Concerts en salle fermée, T.S.F., phonographes au foyer : plus le spectacle va vers un mouvement progressif d'intériorisation, plus il en appelle à cette extériorisation de la confidence, de l'intime supposant la mise en place, la mise "en ondes" d'un nouveau parolier amoureux, d'un nouveau nuancier de l'émotion, de ses troubles, de ses secrètes attentes, de ses puissantes affres, de ses émois, de ses insondables désillusions. 
 
La chanson est à la fois gestuelle, vêtement, ombre et lumière, sémantique et voix. Elle est symbiose entre musique et décorum, entre tous les éléments visuels et sonores tendant à rendre patent le sens[28] sommeillant encore entre notes, graphes et lettres de la partition. Voilà que le rideau se lève sur nos trois interprètes, risquant chacune à leur manière, ce moment rare et fugace de la symbiose chansonnière ... 
 
- Fourreau noir, gestes superbes à l'antique, Damia se lance ...
- Femme puissante, mains sur les hanches, Fréhel fait face…
- Corps menu, "front de Bonaparte, yeux d'aveugle" ...
[29] Piaf, immense, dilatée. 
 
Mais au delà de l'esquisse des silhouettes, que peut-on mettre en mots et en relations ? 
 
 
Fréhel : de la biographie à l'autoportrait 
 
Ce qui frappe à la lecture de la biographie de Marguerite Boulc'h - nommée Fréhel - née en Juillet 1891, au cœur du quartier populeux des Epinettes, dans le XVII° arrondissement de Paris, se sont d'abord quelques noires similitudes avec l'enfance et la destinée ultérieures d'une Edith Gassion - nommé Edith Piaf. Pour l'une et l'autre, d'abord une naissance dans un contexte familial gravement paupérisé, paupérisation de saltimbanques pour l'une, paupérisation ouvrière pour l'autre. Et sur fond de vie rude : 
 
... une petite enfance, partiellement délaissée, chez des grands parents,
... un grand manque maternel,
... un père absent,
... une habitude très précoce à l'alcool - ce qu'elles chanteront toutes les deux dans "Comme un moineau"
[30], 
 
... une prompte exploitation parentale de leur voix enfantine,
... peu de repères moraux sans doute, mais pourtant, chez l'une et l'autre, une grande religiosité, une piété envers un Dieu de pitié qui sait bien ce que nous faisons
[31] et qu'au bout du compte notre cœur est toujours pur comme la neige[32], 
 
... une errance adolescente, sans abri, sans attaches, dans Paris. (Damia avec un parcours différent, connaîtra aussi ces déambulations parisiennes, après rupture consommée d'avec le milieu familial) 
 
Tout est brutal, tout va très vite : 
 
... les hommes, très nombreux,
... la déchéance physique, aussi,
... leur dépendance sans relâche à l'alcool et à bien d'autres drogues
 
 
Mais commune est aussi, leur ténacité :
 
- dans le travail (dans la seconde partie de sa carrière, Fréhel répète beaucoup, sur des textes mieux choisis)
- dans leur capacité à se redresser face à la maladie, à l'adversité, à des évènements biographiques bouleversants.
 
 
Deux enfants "miraculés" - maladie oculaire pour l'une, diphtérie pour l'autre - raconte la légende. Deux femmes, au bord du suicide, appelant un amour sans réponse. Un même rapport extatique, fusionnel au chant, seul rédempteur dans cette voie de l'autodestruction; mais une rédemption qui vous brûle, vous dévaste encore. Pour l'une et l'autre, on dira que leur voix semblait venir du ventre[33], sortir des entrailles[34], nous hanter "des pieds à la tête"...pour faire surgir les "grandes plaintes de la nuit". Les mots veulent cerner ces voix chevillées au corps. Les métaphores s'organisent autour d'un lyrisme de la transe. 
 
C'est une étoile qui se dévore dans le ciel nocturne de France
C'est elle qui contemple les couples
qui s'aventurent encore à aimer, mourir et souffrir
 
 
ce qu’écrit Jean Cocteau à propos d'Edith Piaf. 
 
Pourquoi je chante ? Est-ce que l'on sait pourquoi et comment on mange, on remue, on aime ? Je chante ... J'ai chanté les grandes détresses de la misère et de l'abandon. Cela sort de moi comme le cri qu'on pousse sur le coup d'une douleur" 
 
Ce que confiera plus simplement Fréhel dans ses mémoires. 
 
Fréhel Damia, Piaf, elles ... c'était différent, les autres chanteurs donnaient du plaisir, elles, elles entraient dans le coeur des gens. Ma mère pleurait, elle ne comprenait pas bien le français, à l'époque, mais elle pleurait témoigne Charles Aznavour dans le documentaire "Le roman d'une existence" que Claude Jean Philippe consacre à Edith Piaf. Il y a autour de ces voix, une épreuve du déchirement : à la déchirure donnée répond la déchirure reçue. 
 
Ce qui frappe aussi c'est la terrible cassure ordonnant cette trajectoire. Il y a l'avant : le temps de la "liane rousse", Fréhel, très belle dont la silhouette élancée, une certaine distinction de traits contrastent avec l'âpreté du répertoire, de la voix, l'interpellation sans ménagement du public, une gestuelle sans retenue. Tous les contrastes retiennent l'attention, émeuvent. Fréhel qui admirait valeur et force du corps, croit en sa propre beauté. Avec aplomb, sur scène elle apostrophe bourgeois et princes en bamboche, elle rayonne, elle jubile. 
 
Elle reconnaît tous les soirs dans le public des secondes galeries, quelques compagnons d'enfantine vadrouille et ne résiste pas, pour les saluer, à couper sa rengaine sentimentale par un joyeux coup de gueule, un rire aigu d'écolière, voire une "basane" bien claquée sur la cuisse[35] 
 
Sa gouaille séduit. Dans cette France de début du siècle, sur les lieux de spectacle où les classes sociales mêlent leurs rumeurs, Fréhel entraîne dans ses sillages, et dérives nocturnes tout un petit monde de nantis, en mal de transgressions, vécues comme par procuration. Fréhel sauvage, gourmande ... procure entre scène, vie et chanson, le frisson du scandale. Source de grande attirance, de grande répulsion : elle devient figure et voix magnétiques. Autour d'elle, le culte s'organise ... "Je m'en allais de partout" dira-t-elle, en parlant de cette époque de conquête et de fuite. 
 
Puis après ... après combien d'échouages, de tempêtes à travers Russie, Bulgarie, Roumanie où elle chante, fascine toujours "les gens de la haute", militaires, princes, princesses de haute gamme, elle reviendra. Durant ces dix années d'absence, son destin ressemble bien davantage à celui de la Belle Otéro, superbe demi-mondaine dont Colette décrira voluptueusement la troublante sensualité de la danse, et qui remarqua, la première, l'adolescente "Pervenche" et la prit immédiatement sous sa protection. 
 
D'escale en escale dans ces capitales des Balkans, Fréhel se fond à toutes les ivresses mondaines, morbides de cette aristocratie décadente de la vieille Europe. Etreintes éphémères. Etourdissements des ailleurs. Artifices. Fréhel se perd. Elle saura, pourtant, dans les nuits blanches de Saint Petersburg reconnaître un chant-frère, celui des tziganes, dont elle parle si bien ... 
 
Parfois à l'aube, entre quatre et six, histoire de prendre l'air, on allait à "la pointe", une boîte de nuit sur la Baltique, chez les tziganes. C'était pour moi un plaisir dont je ne me laissais pas. Je n'ai jamais vu des artistes, dans leurs chants, dans leurs danses se donner chaque fois si totalement. Ces visages mats, ces yeux sombres et brûlants, les voix profondes, aux accents déchirants, des femmes, les cris passionnés, les danses nerveuses des hommes qui n'avaient pas l'air de toucher terre, bondissant, tournoyant à une vitesse insensée, j'en avais la chair de poule. 
 
Elle est revenue de sa guerre, méconnaissable, corps massif, visage ravagé. A trente-deux ans, elle n'avait plus d'âge. Tout attrait perdu, elle reconquière le public, sur un vrai répertoire (Carco, Monthéus, Scotto, Trenet, Marc Orlan). Au delà des apparences commence le véritable autoportrait, l'ajustement d'un parolier mélodique sur son propre cri, celui qui la relie au destin des siens - prolétaires et mauvais garçons, gens de déveine - mais celui qui la relie également à sa propre histoire de tenace naufragée. Du gris, La coco, Il est trop tard, Pleure, Où sont tous mes amants ? Beaucoup de valses, quelques tangos, aux titres sans équivoque. Le chant est bien celui d'un désespoir lucide, presque monocorde, parfois même étrangement dépouillé. 
 
Sa déchéance physique s'accentuera jusqu'à l'extrême défiguration. Il y a d'elle, dans les années 50, quelques photos insoutenables. Fréhel, tellement indigne. Tellement digne, qui affirme j'ai été heureuse plus que n'importe quelle femme. Sa biographie trace un cercle parfait. En fin de parcours, épuisée, elle retourne à son quartier d'enfance. Elle n'a plus de ressource; elle chantera encore en plein air, à la foire du trône, aux grandes fêtes populaires du parti communiste. La rue l'a reprise. Sous ses oripeaux de clocharde qui la reconnaîtrait ? 
 
 
-Reste au milieu de ces ruines, la voix. 
 
Le récit de Nicole et Alain Lacombe est en cela éclairant : Alors qu'elle allait se faire arrêter par la police pour vacarme ... elle se met à chanter. Les passants s'arrêtent. Les policiers la reconnaissent, éberlués la laissent partir, en s'excusant, en l'appelant Madame Fréhel. 
 
-Reste au milieu de ces ruines, le regard de quelqu'un qui a depuis longtemps perdu toute illusion sur le monde qui l'entoure. 
 
Un des derniers témoins de Fréhel raconte : son visage était un véritable champ de courses, boursouflé. Une femme au bord du gouffre. Forte. Et ces yeux délavés ! Elle était ailleurs. A plusieurs reprises je me suis dit qu'elle était habitée. Des yeux tellement clairs qu'on avait l'impression qu'il y en avait des milliers derrière, comme des papillons transparents. 
 
Comment mieux résumer cette vie toujours tenaillée entre souillure et pureté. 
 
 
Fréhel, figure de résistance et de mémoire 
 
Fréhel n'a pas, à proprement parler, de jeu scénique, au sens où Damia, soeur plus rangée de ses équipées nocturnes, va parvenir à le mettre au point. On peut même dire que sans artifice de lumière, de costume, de micro ... elle ne s'appuie en concert que sur deux registres : la voix et la répartie. Fréhel est dans une relation d'empathie par rapport au public. Tout ce qui installe l'artiste en sa distance, l'importune. Tous les témoignages concordent : la puissance expressive de "cette nature", de cette voix ne se donne à entendre que face à la réponse complice, aimante, vibrante d'un auditoire-miroir. Il n'y a pas chez Fréhel, d'élaboration théâtralisé du geste. La gestuelle s'inscrit dans le prolongement spontané de la voix. Clins d'oeil, mimiques clownesques quand la chanson doit amuser. C'est elle qui entonne Tel qu'il est, il me plaît, avec une faconde, un plaisir non dissimulés. 
 
Mains sur les hanches, corps bien planté au sol ; quand la voix s'approfondit, s'enfle. Mains en élévation, visage renversé quand la note se prolonge, va crescendo pour disparaître. 
 
La chanson, c'est comme une vague sous-jacente, c'est la mer en moi, et tu la portes tout d'un coup : c'est Serge Reggiani qui parle. Il semble que la gestuelle de Fréhel ne fasse rien d'autre que suivre au plus juste, sans effet surajouté, le chemin de cette vague frayée en soi. Il n'y a pas là de rhétorique sémantique du corps chantant. 
 
Au moment où le disque, les orchestrations, la mise en scène des émotions organisent tout un champ de médiations entre artistes et spectateurs, Fréhel fait du refus, son style. Choix de coeur[36] en faveur de l'accordéon, négligence des uniformisations de la variété, Fréhel, unique, se radicalise. Ce qui d'ailleurs ne lui permettra pas d'avoir de filiation directe, à la différence d'une Damia dont par instants, la mélodie parlée, [37] les modulations vocales les plus posées, font penser à Juliette Gréco. Même visage mobilisé, frémissant. Même estampe blanche et noire. Une stylisation apparentée, du moins. 
 
Les paumés, les gueux, les forains, ceux qui triment à l'usine et viennent, sur un air de musette, prendre du bon temps : Damia, Fréhel, Piaf se firent chacune l'écho retentissant des destins collectifs que tout portait à oublier. Chacune, à des degrés différents et de façon plus ou moins constante. Mais c'est aussi l'aventure tragique des peuples que ces femmes font résonner en leur voix. Pas toujours les mêmes peuples, ni la même manière de hisser leur désarroi ordinaire, leur silence, jusqu'au chant. 
 
Damia chante des drames nationaux, ou plutôt semble pouvoir porter tout évènement jusqu'à sa dimension nationale, à la différence de Piaf dont le talent s'affinera dans la vibrante intériorisation sentimentale de l'évènement extérieur comme, par exemple, pour la fameuse chanson de Marguerite Monnot Mon légionnaire. Lorsque Damia chante sa supplique pour les naufragés bretons, c'est l'océan que sa voix et son jeu interpellent. Les marins deviennent emblématiques, ils sont tous ces héros morts, happés par un destin impitoyable. De même dans L'Angélus qui sonne ... les silhouettes paysannes évoquées se font symboles du pays tout entier. Damia s'avance en figure de proue, animant d'un lyrisme épique les grands drames communs qu'elle donne à partager. Toutes les trois auront, en un sens, quelques accents de ce type. N'oublions pas qu'elles traversèrent une ou deux guerres, dans une France préoccupée de son armée, de son unité nationale, de ses colonies. 
 
Mais Fréhel se fera chantre d'un autre peuple ... celui qu'elle connaît, celui qu'elle maintient,  qui la maintient en sa mémoire. Il y a parfois beaucoup de similitude entre le répertoire de Fréhel et celui de Damia. Fréhel aussi chante l'océan ... Hardi les gars, ohé les gars. 
 
"J'ai bourlingué de par le monde[38]
J'ai subi des grains, des tempêtes
Le vent à vous casser la tête
Suivi du calme plat ...
A vous les jeunes que la mer tente
Plutôt mourir dans la tourmente
Que de crever sur un grabat
Hardi les gars, ohé les gars ...
 
 
D'un timbre de stentor, c'est des siens dont elle parle, elle qui choisit comme nom de scène Fréhel, ce cap avancé sur les côtes de la Manche. Ces gens de mer avec lesquels son chant fraternise, sont des familiers et non des héros nationaux. Ils ont les visages, les accents bretons de ses grands-parents, de ses cousins. Pour que son histoire soit encore plus vraie que nature, Fréhel forcera le trait. Dans ses mémoires, elle fit de son père cheminot, un marin. Il y a chez elle, un romanesque tragique de la mer, fondé sans doute sur un vécu précoce de drames familiaux. Primes images de l'enfance où se développe l'imaginaire d'une angoisse. Le marin, c'est elle, qui a tant bourlingué. Elle, attirée par les plages, les écluses, les eaux froides, l'infiniment violent de l'océan, l'espoir glacé des noyades, la mort par engloutissement, le "grand plongeon" 
 
"... Près de l’eau qui coulait doucement
on la vit rôder longtemps ...
Puis dans un dernier sanglot
elle glissa sans bruit
au fil de l'eau
emportant vers l'infini séjour
son beau rêve d'amour
[39] 
 
Damia et Fréhel chantent l'Océan, mais dans le fil de solidarités non identiques. De même lorsque l'une et l'autre chantent caboulot, guinguette, accordéon, nostalgies des ambiances populaires d'avant-guerre, les titres se ressemblent à s'y m'éprendre : 
 
- Musette (Fréhel)
- La guinguette a formé ses volets (Damia)
- La rue (Damia)
- C'est la valse des costauds (Fréhel)
- Le café-chantant (Damia)
- Rien ne vaut l'accordéon (Fréhel)
- Du gris (Fréhel)
- Rien que pour un mégot (Damia)
 
 
Mais la similitude n'est aussi qu'apparente. La voix de Damia est moins sûre, moins directe. Damia évite le registre de l'argot que ne délaisse pas Fréhel[40]. Sa diction, elle aussi, très marquée par les r roulés[41], les voyelles terminales allongées, les syllabes montantes très détachées n'a toutefois pas ce sceau permanent. Elle s'éloigne parfois de cette empreinte, de ces rugosités de la voix de goualeuse. La voix de Damia porte trace d'une distance. Elle n'est que spectatrice des nostalgies évoquées, des plaisirs entrevus. Sa nostalgie est plus documentaire qu'enracinée[42]. Comme dans Le café chantant qu'elle interprète en 1938, sur les airs d'une marche, elle est "la belle chantant pour les gueux, les vagabonds". Fréhel est, quand à elle, tout à sa nostalgie. Elle remonte le cours de sa mémoire. Lorsqu'elle chante le décor de "nos vieux faubourgs", elle entre dans son univers : la zone, les fortifs, les marlous, les enfants maudits. Elle se rattache, par le fil d'Ariane des mélodies, à son propre passé. Elle est d'emblée sur le terrain d'une émotion communautaire "éternisée", dont aucune mode la déroutera. Emotions scellées dans les rythmes que l'on danse enlacés ...La Java, mais "la vraie de vraie"[43], la valse mais, celle qui est "à tout le monde"[44], que l'on danse entre ceux "qu'on pas l'sou et ceux qu'on pas l'rond". "Sans besoin de beaux habits, on s'en fout". Mais sans besoin non plus de la "musique démocratique des Pickups, bonne pour les bistrots[45], parce qu'il faut des bals "là où les musiciens sont vivants" car "rien ne vaut l'accordéon", "pour le grand frisson". 
 
L'antagonisme des mondes parcourt son chant de mémoire. Sa nostalgie est partisane. Chez Damia, elle a un caractère universel, elle est dépouillée de ses aspérités trop socialement appuyées. Le prolétaire n'y apparaît que comme une ombre fugitive. Fréhel insiste. Elle chante Carco, Farière, Marc Orlan, Monthéus...tous ceux qui comme eux savaient dire la liberté, la tentation anar et les grandes cavales. Ceux dont les textes avaient été dessinés dans les petits vents de barrière de Paris, ou tout contre les escaliers de la butte Montmartre, pour célébrer "la commune libre"[46] 
 
Fréhel n'est pas politique ... mais tout naturellement, son souvenir la ramène à ses proches. Entre mélodies tristes et bravades, elle se rallie à une communauté encore campée sur sa bravoure et ses désespérances. Elle la conforte, elle s'y réconforte. Et même si les mots semblaient parfois désuets ... qu'importe. Il y avait là un cri sublimé, un poème sans âge, ni belles lettres qui résistaient ... au réel, à l'écrasante conformité. 
 
Du gris ... Où sont tous mes amants ? ...une vraie liberté de ton, sans moralisme, sans effet littéraire. De vrais cristaux d'époque et de vie dont on a oublié la créatrice. Fréhel généreuse, monolithe se démarquant de tous et qui fit là un vrai don à notre patrimoine chansonnier, car art d'instant, appropriable par tous. 
 
 
Pas un texte ... un dire 
 
Fréhel fréquente les écrivains mais refuse la littérature. Son choix de parolier, n'est pas un choix de texte, mais un choix de thèmes. A la différence d'Edith Piaf qui se disciplinera aux contraintes de la "chanson de qualité", Fréhel restera en dehors de ces considérations. Jean Cocteau admire Piaf et l'admet dans son monde. Il restera très mal à l'aise face à Fréhel ... tout en saluant ses performances cinématographiques. Beaucoup moins consensuelle que Damia ou Piaf, Fréhel restera à distance du monde littéraire. Elle émerveillera pourtant Marianne Oswald, femme de radio, grande prêtresse aux accents gutturaux, de la chanson réaliste. Seule Marianne provocante autant par sa voix d'étrange facture que par ses textes chantés, rendra un hommage écrit à la mort de Fréhel. 
 
"Fréhel était morte hier matin ... J'avais peur de la regarder. Habillée en bretonne, un corsage noir perlé, un petit foulard rouge au ras du cou et les cheveux devenus gris, Fréhel reposait comme enfoncée dans les draps. Ses lèvres autrefois pleines n'étaient plus que deux traits collés l'un à l'autre, comme si elle avait voulu à tout prix retenir un immense secret[47] 
 
Quels liens - secrets eux aussi - pouvaient bien relier cette femme poétesse, écrivain à cette autre femme simple, grande force abrupte et déchue ? Au delà de la convention lettrée des mots, une manière de dire, sans cynisme aucun, la cruauté brute du monde ... peut-être. 
 
On croyait tout ce qu'elle évoquait dans ses chansons ..." [48]
Chacun de ses galas ressemblait à une grand-messe pleine de passion".[49]
Les gens voulaient surtout arrêter le temps en l'écoutant ..." [50] 
 
Fréhel adossant aux drames collectifs; son drame personnel (ceci la distingue de Piaf) crée un dire de l'éphémère, de l'ivresse, de l'oubli, du corps à corps vertigineux de la désillusion, de la solitude, de l'ironie du sort. Son amoralisme particulièrement sensible dans la coco[51], un chat qui miaule[52], la maison louche[53], dessine les contours d'une nouvelle morale du désespoir et de l'amour libre ... entre autres. On est bien loin d'une coutume familialiste édifiante. Fréhel dit, est cette victime lucide. Elle proclame sa lucidité dans la défaite amoureuse : quand on a trop de coeur[54] ; dans l'oppression des femmes : il encaisse tout,[55] à la dérive [56]. "Sombre dimanche" [57] chante avec profondeur et gravité la talentueuse Damia. Fréhel vit ce Sombre dimanche. En cela, elle ne sera jamais mélodramatique, elle parle de son histoire comme d'un fait divers banalement funeste. Elle n'écrira aucun texte. Ses paroliers s'inspirent de ses récits, des traces que son parcours laisse entrevoir. Il semble que ce soit bien elle, pourtant, qui ait gravé ces mots sur "son cafard", mais elle n'a fait que les inspirer. A la différence de Piaf encore, cette lucidité chantée est sans hymne, sans reconnaissance, sans salut. Et cette absence rend ce dire profondément critique et poétique en soi. 
 
Fréhel ne chante pas de texte, sa voix installe un monde lourd, désenchanté, humain, trop humain où tout serait toujours, déjà trop tard[58]... Il est trop tard, ce qu'elle chantera en 1935 sur un rythme de tango. Le tango - ce lyrisme "très mauvais genre" de l'exil - dont elle dira qu'il est la dernière expression dramatique dont l'époque dispose. 
 
Où sont tous mes amants ?
Tous ceux qui m'aimaient tant
Jadis quand j'étais belle
Adieu les infidèles.
Ils sont je ne sais où, à d'autres rendez-vous
Moi, mon cœur n'a pas vieilli pourtant
Mais où sont tous mes amants
 
 
Refrain placé à l'automne d'une vie libre; sans repentir ni rémission. Refrain appelant le silence plus que le couplet. Pourtant le vrai silence noir, celui qui laissera le spectateur pantelant viendra d'une autre chanson et d'une autre chanteuse. C'est Piaf, dans L'accordéoniste. La fille de joie est triste au coin de la rue là-bas ... son accordéoniste ... n'est plus. La mélodie va crescendo, s'accélère. Piaf détourne son visage, le dissimule dans un mouvement vif du bras. Voix étranglée, geste et cri de larmes. Et plus rien. Arrêtez la musique. Dernière vocable. Dernière note. Surprise paniquée du silence brut. 
 
______________________ 
 
NOTES 
 
[1]) Serge Dillaz, op. cit.
[2]
) Louis Jean Calvet in "Chanson et société" Payot 1981. Voir dans cette permanence de la définition académique, le signe du mépris où est maintenu l'art chansonnier.
[3]
) Serge Dillaz, op. cit.
[4]
)Henri Meschonnic, L'oralité, poétique de la voix, in "Pour une anthropologie des voix" L'Harmattan 1993.
[5]
)Henri Meschonnic, article cité.
[6]
) Henri Meschonnic, article cité.
[7]
) Michel Poizat, "L'opéra ou le cri de l'ange" A.M. Métaillé, Paris 1986.
[8]
) op cit.
[9]
)Michel Serre, "Les cinq sens", Grasset.
[10]
)Didier Anzieu "Le moi-peau" Dunod, 1985.
[11]
)Michel Poizat,op. cit.
[12]
)Jean Louis Calvet, "Chanson et Société" Payot.
[13]
) Extrait du livre de "Fréhel" Nicole et Alain Lacombe, Belfond, Paris 1990.
[14]
) Op. cit.
[15]
) "En 1699, défense est faite à tout particulier de présenter comédies et farces; en 1704, aux forains de présenter des scènes dialoguées et des pièces entières, en 1704 de chanter, en 1710 de parler ..." Sylvie Clidière, "Voix de traverse. Paroles et spectacles de rue" in Pour une anthropologie des voix, op.cit.
[16]) Article cité.
[17]) Et ce pour évolution jugée outrancière et licencieuse des spectacles.
[18]
) Sylvie Clidière, article cité.
[19]
) Nicole et Alain Lacombe, Fréhel, Belfond 1990.
[20]
) Nicole et Alain Lacombe, op. cit.
[21]
) Nicole et Alain Labombe, op. cit.
[22]
) "Comme un moineau" , paroles de M. Hély, musique de J.Lenoir, p. 11 op. cit.
[23]) Interview retransmise sur France Culture... Le pouvoir de la voix, Août 1995, Piaf ou la voix déchirée.
[24]
) Nicole et Alain Lacombe, op. cit.
[25]
) Nicole et Alain Lacombe, op. cit.
[26]) Ceci est vrai pour Fréhel et Piaf essentiellement.
[27]
) op. cit.
[28]
) Louis Jean Calvet, Chanson et Société op. cit.
[29]) Expression empruntée à Jean Cocteau.
[30]
) "Mes pèr' et mèr' des chers comme tout qui, de plus, n'aimaient pas beaucoup sucer d'la glace ..."
[31]
) Ma complainte "Fréhel"
[32]
) "Si mon esprit était perverti mon coeur au contraire était lui pur comme la neige ..." "Fréhel" Comme un moineau, 1930.
[33]) "Maurice Chevalier
[34]) "Note radio.
[35]
) Colette "La vagabonde"
[36]) Fréhel sera pourtant l'une des premières à graver sa voix sur disque. Elle acceptera l'enregistrement mais comme une corvée ...qui trahira un peu l'expressivité de sa voix.
[37]
Quelques accents similaires dans "Du soleil dans ses yeux" en particulier (1938)
[38]
La Chanson du vieux marin (Andrieu et Doniderff)
[39]Sous les Ponts 1935 (Charmeroy - Viaud - Pesenti)
[40]Toutefois il ne faut pas amplifier l’aspect argotique de ces répertoires écrits pour une large part, dans une langue courante et soignée
[41] Venus de l’art dramatique classique, ne l’oublions pas
[42] Elle troquera sa tenue de scène de couleur noire pour une robe blanche pour signifier un passage et tenter de s’imposer dans un répertoire plus léger, durant la période de l’occupation.
[43]
La vraie de vraie 1927 (Deloire-Decaye)
[44]
La valse à tout le monde 1936 (Trenet-Jardin)
[45]
Rien ne vaut l'accordéon  1935 (Vander - Charlys - Alexander)
[46]
Nicole et Alain Lacombe op. cit.
[47]
in Nicole et Alain Lacombe op. cit.
[48]
Suzy Delair citée par Nicole et Alain Lacombe.
[49]
Nicole et Alain Lacombe op. cit.
[50]
Nicole et Alain Lacombe op. cit.
[51]
"La coco" Dufleuve-Ouvrard, 1931.
[52]
  La peur "un chat qui miaule" Zwingel -Pesenti 1935.
[53]
"Maison louche", Malleron - Monnot - Rhegent, 1936
[54]
"Quand on a trop de coeur" Trendo-Flouon, 1926.
[55]
"Il encaisse tout" (Vander - Charlys-Alexander) 1935.
[56]
"A la dérive" Ronn - Daniderfl 1931.
[57]
"Sombre dimanche" Reszo - Marèze -Garda, 1936.
[58] "Il est trop tard", Vander, Charlys, 1935.



Joëlle DENIOT
Professeur de Sociologie à l'Université de Nantes, membre nommée du CNU.
Droits de reproduction et de diffusion réservés ©
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
       
       
       
       
 


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