Joëlle Deniot
Joëlle-Andrée
Deniot
Université de
Nantes
UFC-C3S
Besançon

Oublier Vilar
Esthétique et
Médiation
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Programme
Réduire le spectacle à sa plus simple et difficile expression qui est le jeu scénique ou plus exactement le jeu des acteurs. Et donc éviter de faire du plateau un carrefour où se rencontrent tous les arts majeurs ou mineurs […]
En résumé, éliminer les moyens d’expressions extérieurs aux lois pures et spartiates de la scène qui exigent uniquement l’interprétation d’un texte par le truchement du corps et de l’âme de l’acteur.
Jean Vilar⃰
Jean Vilar par lui-même, édition Association jean vilar, page 47, 1° édition 1991, réédition 2003, Avignon.
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Si
le
syntagme de médiation
culturelle tel qu’il
s’impose dans les discours des politiques publiques
actuelles n’est pas un concept, à peine une notion, il
est au moins un symptôme. Son apparition est encore
timide dans les années soixante, son éviction se dessine
dans les années soixante-dix au profit du vocable
d’animation, puis nous constatons son retour dans les
années quatre vingt et finalement l’exégèse toujours
recommencée de ses métamorphoses depuis les années
quatre vingt dix. Tant de fluctuations sur les mots
incitent au doute sur les choses ! Elles pourraient bien
sûr être l’indice d’une effervescence réflexive toujours
en éveil. Elles soulignent plutôt une béance ou une
impuissance, tout au moins une articulation défaillante
entre normalisation d’État, propositions artistiques et
diffusion culturelle. Jeanne Laurent nommée en
1946 sous-directrice des Arts et de la Musique qui fut
l’initiatrice de la décentralisation des centres
dramatiques nationaux parle, elle, de désertion artistique
des pouvoirs politiques (Jeanne Laurent, 1982).
Pourtant
des fonctions de médiateurs destinées à relier des
œuvres et des publics se créent dans les musées, les
théâtres, les écoles … des fonctions de coordonnateurs
de projets, voire de « coordonnateurs de médiations »
sont demandées de la part des festivals, des
collectivités territoriales. De telles compétences hier
acquises sur le tas,
requièrent désormais des formations qualifiantes, des
diplômes. Elles se professionnalisent, leurs emplois se
multiplient. En l’an 2000 l’enquête d’Aurélie Peyrin
estime à 6500 le nombre des personnes travaillant comme
tels (citée par Serge Chaumier, François Mairesse, 2013,
p. 20). Ce nombre va croissant malgré des statuts
contractuels souvent instables. Alors comment, pourquoi
parler d’un vide face à cette relative profusion de
l’employabilité ?
Le
vide parce que ce vocable très ample et très lisse signe
une mort. Il se fonde sur une volonté de déconstruction
aveugle touchant à la seule période historique française
où via le théâtre attaché à des lieux, une troupe, un
répertoire, une figure d’artisan-artiste, celle de Jean
Vilar, une politique populaire des Beaux-arts allait
provisoirement, passionnément s’incarner. Cette période
nous la dirons aller de 1947˗ date de création de la
première semaine d’Art en
Avignon ˗ jusqu’en 1963,
année où Jean Vilar démissionne de la direction du
T.N.P. Mais comme tout début, celui-ci a aussi ses
antécédents et tout ne s’évanouit pas à la démission de
Jean Vilar à qui succède Georges Wilson. Ce sont surtout
les rencontres de Villeurbanne en Juin 1968 qui sonnent
le glas de l’enthousiasme des pionniers.
En
effet, durant ces débats, au-delà des critiques
adressées à l’encontre du style historique Vilar, c’est
la mise en avant de la notion de public et surtout celle
(fort paradoxale) de non-public qui est destructrice. On
a effectivement ˗sous un prétexte plus ou moins
évolutionniste˗ changé de modèle intellectuel et
d’imaginaire social. Reste à en apprécier le sens. Car
après Kaos,
Kosmos
revient et dans ce nouvel ordre c’est sur l’effacement
du peuple au profit des publics que va naître la Médiation culturelle
comme dispositif autonomisé et parole instituée. Alors
on comprend que la béance et l’impuissance sont
politiques. Elles renvoient à toute la sophistique
d’État qui va se déployer à propos de la
démocratisation, de la démocratie de l’art et de la
culture tandis que toute préoccupation authentique du
Demos
fut et reste retirée du jeu. Il y a là une sorte de vice
axiomatique qu’aucune novlangue et que nuls étiquetages
de métiers ou de postes ne parviendront à supprimer.
Et
pourtant médiation
est aussi un très joli mot de belle noblesse et qui
semble par ailleurs si bien ajusté à celui de culture,
ce tissage de signes, de formes et d’œuvres qui nous
fait advenir à l’humanité. Toute la culture est
médiation en son essence et en sa transmission. Le
médiateur c’est le messager du sacré (Sybille, archange,
chamane, prêtre ou figure sainte) qui relie les hommes
au Dieux. C’est l’initiateur d’un merveilleux, d’une
vérité, d’une sagesse qui relie l’homme à lui-même.
Alors
nous allons poser deux hypothèses conjointes :
- Dans l’une, il s’agit de dire qu’a
contrario de ces références et fondamentaux
anthropologiques de la médiation et de la culture, la
Médiation Culturelle au Pouvoir ouvrirait non seulement
l’ère d’un désenchantement culturel mais plus gravement
l’ère d’une dé-symbolisation de la culture.
-
Dans l’autre, il s’agit de dire
que Jean Vilar (dont l’évocation suscite encore bien des
rejets) serait l’un de ces derniers passeurs de désirs ;
passeur enclin à la recherche exigeante de la beauté, ce
mot désormais tabou dans les mondes de l’art.
Le ciel, la pierre et la nuit
Il ne
s’agit pas d’arrêter le temps à Jeanne Laurent et à Jean
Vilar, mais d’envisager ce moment historique comme
idéaltype d’une mobilisation matérielle, symbolique,
humaine à grande échelle, à prétention universelle,
cherchant à faire coïncider médiation artistique et
médiation culturelle. Á grande échelle, celle des moyens
d’État ; à prétention universelle c'est-à-dire en quête
d’œuvres non datées. Quant à la recherche d’une fusion
optimale entre la médiation artistique ˗ celle tournée
vers l’intensité esthétique d’une forme et d’un sens -
et la médiation culturelle ˗ celle tournée vers sa
communication au plus grand nombre ˗ elle requiert
l’anticipation d’une « réception heureuse » guidant tout
le travail de la représentation à venir. Réunir tous les
éléments d’une telle configuration ˗ outre l’arrière
plan sociétal convoqué ˗ suppose pour qui va s’atteler à
cette mission publique : une expérience sociale
fondatrice, une ligne de conduite esthétique affirmée et
libre, un idéal politique bien trempé et non partisan.
Poser ce moment comme historique c’est également dire
qu’il est inédit et non reproductible à l’identique.
Mais le réinventer comme modèle-source, autrement dit
inverser la perspective habituelle des manuels et
discours officiels de l’histoire adjugée des politiques
culturelles, c’est aussi revivifier l’imaginaire du
présent entre promesse d’épopée et soleil de la
mélancolie.
La coïncidence entre médiation
artistique et médiation culturelle constitue le point
crucial de cette aventure dont il faut bien préciser
qu’elle devance la lettre de la politique malraucienne
de démocratisation des grandes œuvres de l’humanité. Il
reste bien sûr que Malraux et Vilar sont artistiquement
et historiquement liés ; que Malraux soutiendra
l’odyssée théâtrale de Vilar jusqu’à la fracture de 68
et que les deux hommes se rejoignent dans une pensée de
l’œuvre comme action directe devant frapper à vif la
sensibilité du spectateur et cela sans intermédiaire
additionnel, sans écran pédagogique ou assistance
rééducatrice.
Parler des modalités de ce travail d’incorporation de la
médiation culturelle à la médiation artistique permet en
premier lieu de revenir sur une proposition sans cesse
répétée pour disqualifier ce grand moment de
rapprochement entre peuple social et Beaux-arts. Sous le
prétexte de ce privilège accordé à un spectacle envisagé
comme révélation initiatique, ne nécessitant rien
d’autre que l’éclat de sa forme et la force de son sens
pour convaincre, Vilar via Malraux ou Malraux via Vilar
vont être étiquetés par leurs successeurs et rivaux
comme hostiles à toute propédeutique de reliance
facilitant la compréhension des œuvres. Ils seraient
militants d’une réception spontanée d’amateurs touchés
par la grâce. Jean Vilar déclare d’ailleurs en un texte
prononcé en Novembre 1944 (cf. Le théâtre, service public,
p.403) : « Si le théâtre
de notre temps a besoin de poètes dramatiques, et non
pas de professeurs qui écrivent pour le théâtre, s’il a
besoin de comédiens et non pas de théoriciens, il a
besoin surtout d’un public non pas averti mais
croyant. Et pour croire, ainsi que Pascal l’indique
quelque part, il suffit toujours de pratiques très
simples et non pas de connaissances […] ».
Tendre « vers un public non averti mais croyant », c’est
bien là ˗ sans se confondre avec le syndrome de Stendhal
˗ toute une conception de l’expérience esthétique qui
s’avance non masquée.
En effet plaider pour une prévalence de la croyance,
c’est penser l’Art à travers une esthétique des émotions
captivantes, une esthétique de l’enthousiasme et du
ravissement. L’adhésion de cœur et de corps doit
précéder le commentaire critique. Et cela vaut tant pour
les récepteurs que pour les acteurs. « […] Ce qu’il faut trouver, ce à quoi
il faut se fiancer au plus vite, c’est ce monde
sensible, obscur, physique des choses et des êtres. Il
faut comprendre avec la peau »
affirme Jean Vilar (cf. Le
théâtre, service public, p.
35). Dans le même esprit Maria Casarès (Jean
Vilar par lui-même, p. 196)
dans une lettre adressée à Vilar à propos de son
interprétation de Phèdre s’inquiète : « Vous
m’avez dit un jour que je ne me servais pas assez dans
Phèdre du ʺpouvoir de séductionʺ que les poèmes de
Baudelaire me prêtent parfois. Il y a là quelque chose
de juste et de secret que je devine mais qu’il m’est
difficile de saisir quand je dis du Racine. Parlez- m’en
encore, en essayant de me le faire comprendre
ʺmusculairementʺ […]
je veux retrouver la Phèdre rongée, dévorée, pestiférée
et pure que j’ai entrevue
[…] » Le rapt esthétique n’est pas simple affaire de
formation du jugement de goût, mais ʺplaisir douloureuxʺ
fondé sur des résonnances biographiques cruciales,
empreinte de vie condensée, détournée en un tressé de
signes. Son expérience rare et commune à la fois (un peu
à la façon du choc amoureux) est à cultiver comme telle
à l’aide de ʺpratiques très simplesʺ dit-il !
Au titre des pratiques ʺtrès simplesʺ, je dirai le fait
d’envisager toute proposition artistique comme une
épiphanie, dans une perspective, non pas de réduction du
merveilleux, mais de séparation affirmée entre sacré et
profane. Il s’agit d’organiser, d’être ce passage, cette
immersion dans un rituel transcendant l’espace et le
temps et cela dans l’immanence des voix, des trompe
l’œil, de toutes les techniques de représentations sur
plateau
(puisque nous parlons essentiellement de théâtre). Jean
Vilar livre (in Jean Vilar
par lui-même, p. 140) ce
qui peut apparaître comme une anecdote de tournée, mais
nous mène au contraire au centre du propos : « A
Bec-Helluin, la pluie est tombée pendant un quart
d’heure au beau milieu du premier acte de Meurtre [ʺMeurtre dans la cathédraleʺ de
Thomas Eliot]. Nous
jouions. Et tout en jouant, baigné de pluie, j’attendais
avec inquiétude qu’un, puis 2, puis 5, puis 20
spectateurs et enfin les 2600 personnes quittent les
travées et s’en aillent. Rien ne s’est passé […]
Cette pluie n’a pas fait fuir un seul spectateur […]
Alors entre le public et l’acteur se crée ce combat
fraternel : quel est celui qui coupera le premier la
cérémonie. Et Dieu arrange les choses. Et la pluie
cesse. Et tout le monde reste. ».
Toutefois la saisie de ce
Kairos en suspens de la
beauté toujours tragique
(écho de Malraux dans La
condition humaine) suppose
l’imagination d’une scène où « plonger
l’art de la parole et du chant hors de toute
communication avec les inquiétudes quotidiennes »
(op. cit. p. 140). En effet définir une
scène est un de ces éléments primordiaux, ʺtrès simplesʺ
du rapt esthétique. Pour transcender l’espace, il faut
un lieu. C’est ainsi que pour installer la liturgie
théâtrale, Vilar rêve d’une scène des origines et cela à
double titre. Scène augurale au sens historique ou
plutôt archétypal, composée entre ʺtréteaux, ciel et
pierreʺ, éléments premiers qui suffisent à aiguiller, retenir le
charme. Mais aussi scène augurale de l’infini musical
des étendues océanes rivée à son enfance sétoise. « […]
Plateau aux prompts dessins s’effaçant au moment où la
ligne et le contour atteignent leur plénitude et le
point du chef d’œuvre, la mer avait été sa première
contemplation […]
Elle était la leçon majeure […]
chants et contrechants, vociférations, sonorités du
ressac. Et le silence même.»
(Claude Roy, 1971). Entre biographème et grande figure
ancestrale, Vilar invente Avignon : à ciel ouvert, sur
l’immense muraille de la cour d’honneur du palais des
papes, sur la nuit peindre l’éclat des mots traversant
corps et âme des acteurs ; oser une scène cosmique pour
des textes qui vibreraient hors du temps sans
s’affranchir du présent.
Si la séparation du sacré
et du profane nécessaire à l’illusion théâtrale plaide
pour l’audace des lieux d’imposante noblesse « car
l’on sait bien que l’art de la scène démérite à chaque
fois qu’il échappe aux exigences du cérémonial, que
celui-ci soit d’ordre confessionnel ou idéologique »
(Jean Vilar par lui-même,
p.68), il s’agit là d’une
vision de grand angle. On devra dans ces ʺpratiques
simplesʺ ajouter l’obsession d’une cohérence de tous les
éléments scéniques. « Fais
tout ce qu’il t‘est possible au monde […]
pour obtenir un décor pur, sobre et beau pour la pièce
de Clavel. Il faut faire admettre au public du festival
une pièce qui risque de passer à côté de leur
attention ; et non seulement de leur faire admettre mais
de leur faire aimer. […]
Il faut donc : que le
rideau se lève sur un décor sans ceci ou cela de mal
agencé dans la toile, de mal peint […]
Alors tout passera […] » :
tels sont les conseils que Vilar (op.cit. P.63) transmet
par lettre confidentielle à Maurice Coussonneau, l’un de
ses assistants, pour la présentation en 1947 de la Terrasse de Midi.

Les représentations que nous venons de donner à l’abbaye bénédictine du Bec-Helluin dans l’Eure nous aurons appris beaucoup de choses. Elles confirment ce que Gischia et moi-même pressentions lorsque nous avons eu la bonne folie de créer pour la première fois des fêtes du théâtre en province, dans un lieu privilégié.
Jean Vilar par lui-même,
C’est donc sur une
didactique de l’espace en regard éloigné et regard
rapproché que reposent de façon primordiale l’action
théâtrale et la médiation culturelle dans cette
conception esthétique très artisanale et très
sensorielle où les personnages «doivent tenir le coup »
sur fond du château massif « à peine visible mais qui ne
pardonne pas» (op.cit. P.94, in Notes d’un peintre).
Vilar peut se battre pour un raccord mal ajusté entre le
velouté des bleus de la maquette de Léon Gischia,
peintre décorateur, et ceux de l’étoffe livrée pour la
cape de la Reine dans Richard II. Il ne s’agit pas donc
d’une stricte idéologie du rapport scène/salle dont
Vilar sera pourtant initiateur au T.N.P. et dont les
débats seront sempiternellement repris, mais d’autre
chose sans doute.
Car, autre rite de séparation entre sacré et profane,
aux ʺpratiques simplesʺ des enseignements de l’espace et
de l’œil s’ajoute ˗ ce qu’implique toujours l’art - une
réflexion sur le temps. Le choix de Vilar s’oriente vers
un répertoire, une mise en scène questionnant la
contemporanéité de toutes les œuvres fortes, de tout ce
qui dans l’œuvre fait résonner jadis, aujourd’hui et
demain.
« Et peu
importe que la comédie ou le drame, fidèle miroir de nos
difficultés de 1960 ou 1961 ! Soit une œuvre vieille de
trois ou de vingt siècles. Le problème de Cuba est
traité dans le Nicomède de Corneille, Le problème des
gens devant la loi est traité dans Antigone de Sophocle.
Seule la conclusion est différente, il faut choisir.
[…]
Problème de liberté, de respect de la personne humaine,
il est toujours quelque chef d’œuvre ancien,
d’Eschyle à Giraudoux, qui, avec
Sartre, Brecht, Aristophane … et Goldoni, nous ramène à
une préoccupation essentielle […] » (op.cit. P.252).
Sous égide d’un anthropos
universel de l’œuvre c’est donc cette fois la
sacralisation du temps issue de l’action théâtrale, qui
fait d’elle une leçon de culture. Dans le respect de la
lettre et de l’âme du texte premier, sans mise en scène
d’anachronismes modernes ou postmodernes de deuxième ou
troisième degré, sans stridence multi-médiatique, comme
il est de ton et de mode anticonformistes actuellement,
voilà qu’une chance est donnée au déploiement d’une
poétique, d’une ʺmétaphoriqueʺ du temps.
Inquiétude sur les lieux, les
voix, les couleurs, sur tout ce mouvement musical des
représentations : c’est un contresens de penser et de
continuer à dire que cet art rejetait la médiation
culturelle alors qu’il en porte la trace anticipée en
chacun de ces gestes.
Á l’exception toutefois des
échanges avec les associations, des conférences auprès
des professionnels, des communications à la presse,
autrement dit à l’exception de toute cette gestion hors
piste du travail théâtral, ce que rejette cet engagement
dans l’art c’est un service externalisé de la médiation
culturelle. Art et transmission, art et savoir font
corps sur scène ou ne sont ni l’un ni l’autre au
rendez-vous.
Si l’on constate que c’est sous le sceau d’un rituel
d’exception que cette coïncidence entre expérience
esthétique et formation du goût opère avec succès, cela
n’interroge-t-il pas toutes les rhétoriques, tous les
impératifs catégoriques et autres refrains sur la
nécessaire ʺdésacralisationʺ des pratiques artistiques
appréhendées sous le prisme exclusif de la ʺbarrière
symboliqueʺ ? Il ne suffit pas de mimer une abolition de
distance en faisant visiter les coulisses des
répétitions pour renouer avec un public d’élèves ʺpetits
ou grandsʺ, encore moins pour renouer avec un peuple.
Allant plus loin on peut se demander si la dite
ʺdésacralisationʺ dont toutes les manifestations ne sont
pas que discours, n’est pas le principal levier
multiplicateur de médiations hors propos ? Cette
désinstallation du cérémonial ne produit-elle pas
paradoxalement l’éloignement optimal. L’art se donne,
s’accueille dans la fulgurance de l’aura ou n’est pas.
Il suffit pour s’en convaincre d’écouter la modeste
parole des chansons ; celle Du chemin des forains
de Jean Dréjac et Henri Sauguet interprétée en 1955 par
Piaf et qui fredonne cette mélodie d’un merveilleux
advenu sur la plus élémentaire scène :
Ils ont troué la nuit d’un éclair de
paillettes d’argent,
Ils vont tuer la nuit pour un soir
dans la tête des gens.
Á danser sur un fil, à marcher sur
les mains,
Ils vont faire des tours à se briser
les reins … Les forains
Leurs gestes
d'enfants joyeux et leurs habits merveilleux
Pour toujours sont gravés dans les yeux
Des badauds d'un village endormi qui va rêver cette nuit
Va rêver cette nuit d'un éclair de paillettes d'argent
Qui vient tuer l’ennui dans le cœur et la tête des
gens
Mais l'ombre se referme au détour du chemin
Et Dieu seul peut savoir où ils seront demain
Les forains … Qui s’en vont … dans la nuit …
Ces trois lettres T.N.P., c’est mon orgueil
« Est-il besoin de le
rappeler ? L’intelligence, le bon et le solide jugement
dans la vie, sur les écrits et sur les choses, n’est pas
la propriété des intellectuels, des artistes, des
diplômés.» (op. cit.
P.253). Cette lucidité de sens commun va lui servir de
ligne directrice ; elle l’aidera entre autres à ne pas
s’enfermer a priori
dans la problématique à si faible portée de la fameuse
« barrière symbolique », s’étayant d’ailleurs sur
l’autorité de quelques bonnes œuvres et bonnes bornes
sociologistes qui commencèrent à sévir dès les années
soixante dans le fil d’une enquête sur les
fréquentations des musées, commanditée par le Ministère.
Le premier théâtre national populaire fut fondé par
Firmin Gémier en 1920. Influencé le théâtre pour le peuple
de Romain Rolland, par l’aventure vosgienne du théâtre
de Buttang dirigé par Maurice Pottecher, l’initiative de
Gémier s’éteint à sa mort en 1933. Jean Vilar en 1951 se
voit donc confier par Jeanne Laurent l’acte II de cette
entreprise à haut risque.
« Un
ensemble de mots parfaitement bien trouvés, c’est
ʺThéâtre National Populaireʺ. Ces trois mots ˗ quelle peur ! ˗ on les avait
supprimés. ʺPopulaireʺ me disait-on ici et là, à gauche
comme à droite, vous allez faire fuir tout le monde. Et
le peuple en premier. Mais Il n’y a que les timides qui
savant oser ; J’ai osé.»
Reprenant le flambeau de cet acronyme d’idéal
républicain, Vilar va rencontrer beaucoup d’ennemis,
d’obstacles … avant, pendant, après … Jeanne
Laurent précise : « Il se
sentait à cet égard si sûr de lui que, lorsque après lui
avoir demandé d’assumer la charge du T.N.P., je le
prévins qu’il devait s’attendre à être injustement
attaqué et même détesté, il ne me crut pas. […]
Il me répondit avec une tranquille assurance :ʺOh moi
les gens m’aiment bienʺ. Je crus devoir insister. ʺEt
bien vous serez haïʺ. […]
Dès le lendemain de sa nomination, il fut l’objet
d’attaques injustifiées. Des campagnes de calomnies
aveugles se développèrent pendant qu’il
mène les batailles
épuisantes des premiers temps de son mandat. »
(op.cit.P.110).
En France le populaire est une
notion qui ravive, pérennise toutes les dissensions
politiques, sociologiques, idéologiques. Au sein même
des débats révolutionnaires de 1789 déjà. Curieuse
ironie de notre histoire culturelle nationale, lier
beaux-arts et populaire semble plus qu’un paradoxe, un
impensable. Or c’est bien à cet enjeu trop grand, à
cette vision du monde improbable, à cette sensibilité
d’être et d’agir que Vilar va vouloir donner vie, donner
sa vie avec une conviction jamais égalée?.
.

Le Creusot, représentation de
Le Faiseur (d’Honoré de
Balzac, version scénique de Jean Vilar), 1957
S’acharnant à inverser le cours des habitudes mentales,
le directeur du T.N.P. ˗qui s’autoproclame ʺouvrier du
théâtreʺ˗ affirme la consubstantialité entre le
peuple et l’art vivant du théâtre.
«Toute
œuvre de génie est du peuple, même si certains hommes du
peuple s’insurgent contre elle »
(Mémento,
P.29). Une consubstantialité où les attributs se
confondent : « Le théâtre
est un homme du peuple. Il doit en avoir la rudesse, la
couleur, la santé »
(op.cit. P.253).
Par
un processus d’identification en cascade de sa personne
au peuple, du peuple au sujet souverain du théâtre,
Vilar se fait messager souverain du peuple et du théâtre
à nouveau réunis. Mais ce double jeu de miroir n’est pas
qu’une simple projection fantasmatique, il sourd d’un
travail, d’une confrontation des idéaux à l’intelligence
théorique et pratique. Intelligence qui commence par
poser en langage authentique et non en simple précaution
oratoire la question cruciale de l’articulation entre
Art et dynamique sociétale :
« Il
s’agit de faire une société après quoi nous ferons
peut-être du bon théâtre »
(Jean Vilar, 1955, De la
tradition théâtrale, P.
98).
Lors
d’une réunion de la fédération des centres culturels
communaux d’octobre 1967, sollicité à s’exprimer sur la
place de l’art, Vilar déclare :
« Le
théâtre est-il ou doit-il être l’essentiel de la
culture ? Je réponds tout de suite Non ! […] C’est
plutôt une question d’emploi du temps de l’homme après
son travail, au moment où il est laissé à sa propre
liberté ou plus exactement à sa propre solitude. »
(op.cit.P.289).
Dans
un entretien tardif (1971) avec Malraux, il ira même
jusqu’à émettre un jugement que l’on put croire, entaché
d’amertume mais que les années 90 des « industries
créatives » rendront prémonitoire :
« Dans
cette bonne et grasse société à intérêts, […] les
Affaires (quel mot !) Culturelles, ça n’existe pas, ça
n’a pas existé, ça n’existera jamais. »
(Jean Vilar, 1975, Le
théâtre, service public, P.
(541).
La
priorité accordée à cette texture sociale où tout se
grave se greffe et s’écrit va donner le ton à sa
politique esthétique en matière de répertoire, de mise
en scène, de jeu des acteurs : un art vivant dépassant
l’opposition entre actuel/inactuel, une traduction
scénique non démiurgique substituant la singularité d’un
style personnel à l’œuvre, une interprétation où le
comédien ne cherche pas à en imposer au texte du poète.
Et tout cela en vue de s’adresser au plus grand nombre
bien sûr, mais sous le prisme de modes de vies
spécifiques, de silhouettes toujours identifiées, jamais
massifiées. Aussi dans sa mission Vilar distingue-t-il
de façon très explicite peuple et public. C’est par
essence que le théâtre s’adresse au peuple, qu’il est le
bien du peuple et c’est par nécessité qu’il doit
rassembler un public. Cette lucide discrimination qui
donne souffle et orientation l’action théâtrale de
Chaillot sera totalement absente des politiques
culturelles ultérieures tout tournées au contraire vers
une segmentation des publics : jeunes, handicapés,
empêchés, éloignés … expurgée de toute référence
au populaire. Ce peuple du théâtre, Vilar ne fait
pas que le postuler en essence, il le définit en
extension, en compréhension, en sollicitude et aussi en
contradiction.
En extension, on s’attend à ce que le peuple ici se
confonde avec le grand public que Vilar distingue
d’ailleurs du ʺgros publicʺ, qu’il soit cet ensemble
sociétal où tout citoyen est convié. C’est plus subtil.
Car ce populus
se teinte de nuances particulières. Sur sa toile de fond
émergent des figures-phares d’artistes, de syndicats,
d’associations autant ʺd’agents culturelsʺ pour qui « le
mot populaire n’est pas creux »
(op.cit.P.178) ; émergent des groupes- phares : ceux des
ouvriers, des petits commerçants, des fonctionnaires. Et
plus que l’inclusion, c’est l’exclusion qui frappe.
« Je ne méprise pas,
je ne repousse pas cette fraction de la société
bourgeoise […]
allant du baccalauréat (!) au marché des vins ou des
céréales, du self made man parvenu à M. Baumgartner,
mais ce n’est pas pour elle que je travaille, même si
elle vient dans la salle. Là n’est pas ma mission.»
(op.cit.P.234).
Dès l’approche extensive de la
notion-mission, on constate chez cet apôtre de l’art,
une tension entre peuple sociétal et peuple social. Ce
qui fut toujours le cas dans le débat français. Il est
toutefois curieux de noter que celui dont nous pourrions
avec le recul (et dans l’anachronisme aussi !)
soupçonner d’un penchant ouvriériste fut accusé
d’élitisme par les forcenés de 68.
En compréhension, ce peuple se précise comme peuple de
salariés plutôt citadins, mais n’oubliant ni la banlieue
parisienne, ni la province. Le travail est au cœur de
l’art de Vilar, il installe les travailleurs au centre
de sa mission. Nous sommes dans la période des trente
Glorieuses. Sensible à la distance aux lieux de la
diffusion artistique, il monte dès Novembre 1951, à
Suresnes, 16 représentations de Mère Courage
et du Cid
qui renaîtront un mois plus tard à Clichy puis à Caen.
La silhouette ouvrière, référence sociopolitique et
sociodémographique de ce temps, se devine en filigrane
des propos que Vilar consacre à son objet d’attention et
de désir : la culture populaire. Mais s’il emploie selon
la terminologie syndicale, partisane d’époque le vocable
de ʺclasses laborieusesʺ, pour très explicitement
déclarer ˗ (« Vous savez
le théâtre chez nous au T.N.P. est pour les classes
laborieuses. Et ensuite pour les autres. »
(op.cit.P.247) ˗ il livre toutefois les éléments d’une
conception plus qualitative, plus incertaine donc, ne
correspondant pas vraiment à une catégorie
socioprofessionnelle. Sa définition en compréhension du
peuple social déborde le strict indicateur
sociographique. Il est plus proche d’Hoggart que de
Marx ! Le peuple social que le T.N.P. convie de façon
privilégiée à ces spectacles, c’est « le
plus grand nombre de ceux dont le salaire est bas, dont
le travail est ingrat, dont les charges sont lourdes. »
(op.cit.P.178). Beaucoup peuvent se reconnaître. Il
s’agit d’un peuple à faible configuration idéologique, à
la différence de celui d’un Sartre (qui refusera
d’ailleurs de confier Les
justes au T.N.P.) voire
même de celui d’un Brecht.
De l’intelligence compréhensive à l’éthique
bienveillante, il n’y a que peu de chemin. Et tout
l’effort artistique de Vilar en tant que directeur de
centre dramatique d’assise nationale peut sans doute se
résumer dans cet impératif catégorique enchâssé entre
raison et sollicitude : « Il
faut présenter au maximum de Français et de Françaises,
entre quinze ans et la mort, des classes défavorisées,
[…]
à ces gens éloignées de la culture, harassés par le
travail et bien d’autres soucis, le plus beau des
spectacles du monde. C’est le but. »
(op.cit.P.235).
Cependant empathie n’est pas aveuglement. Vilar qui
nourrissait l’utopie d’un peuple spectateur se
constituant en assemblée délibérative après la
représentation (Fleury, 2006) ose aborder dérives,
égarements, cruautés populaires dans la sphère publique.
Demos
est aussi kaos.
Et c’est au berceau de ce qui fonde l’ordre républicain,
la Révolution Française, qu’il porte le débat via la
fiction scénique. Le peuple social était pluriel, le
peuple politique devient contradictoire. Ombre et
lumière serties en un même mouvement.
C’est La Mort de Danton,
pièce de Georg Büchner mise en 1953 au répertoire du
Palais de Chaillot qui témoigne de cette prise de
position éclairée. Critiques de gauche et d’extrême
gauche furent sévères à l’endroit d’une représentation
bousculant l’image sainte des révolutionnaires de 93 et
se clôturant sur un ʺVive le roiʺ. Ils la
jugèrent déplacée au sein du T.N.P. Et l’on mesure ainsi
la distance entre une perspective militante partisane et
la perspective militante artistique du directeur du
Théâtre National. Ce dilemme reviendra de façon
récurrente face aux choix de Vilar pour qui seul compte
au final ce qui fait œuvre, ce à quoi le peuple en
vérité a droit. Et si le dilemme au présent
nécessairement persiste, est-il même encore posé ? En
son temps, Vilar débat. Et dans une lettre à Edmond
Daladier, il avance sans ruse, ses arguments :
« C’est
une pièce délicate […] et qui peut être mal
reçue de la part de ceux-là même qui portent dans leur
cœur l’amour des Sans˗Culottes. Mais
accepterez-vous certaines vérités ?
[…] Vous imaginez bien que cette œuvre ne
fut pas choisie par moi par esprit de
provocation. […] Un héros de théâtre, façonné par
le Génie, est un monde de contradictions. Et ainsi
chacun de nous, dans la vie, apparaissons et vivons ; Le
héros de la pièce de Büchner (le peuple) est donc lui
aussi un monde contradictoire de violences, de
générosité, de courage mêlé de gouaille. Cela vous a
déplu. […]
Je voudrais vous ôter toute amertume. Mais quoi, il y a
la Révolution et il y a le poète. »
(op.cit.P.133).
Se faire comprendre, accroître
l’audience de l’œuvre du sein même de sa monstration à
Avignon, dans les arènes de Vérone, au Creusot, à
Suresnes en tout espace particulier de résonances,
rendre l’expérience toujours plus sensible, enjoindre
aux acteurs de jouer intense, romantique, sans pudeur :
Vilar est traversé par la passion de peupler l’art. Il
multiplie les contacts avec les associations (étudiants,
J.M.F, scout, éclaireurs, Travail et Culture, Tourisme
et Travail). Il met en place (Fleury, op.cit.2006) tout
un dispositif concret (politique d’abonnements dont
l’efficacité fera date et sera reprise ; choix
d’horaires adaptés aux salariés ; distribution gratuite
de programme pour maintenir un lien, garder une trace ;
questionnaires d’appréciation pour mieux connaître le
spectateur). Il insère le cérémonial de la
représentation dans un tissu de pratiques familières
(bals, chansons, repas, week-end festifs). Seule une
communauté d’égaux pourra éventuellement débattre dans
l’après-spectacle.
Le
peuple du théâtre et devenu son destin. Cette résolution
s’entend dans toute sa force dans cette fin de lettre
adressée à Malraux en 1959 :
« Oui
il serait surprenant que votre T.N.P. continue à vous
inquiéter. […] Je vous le dis bien : on nous
imite ici et là, depuis six ou sept ans. Mais
semble-t-il assez maladroitement. On ne va pas au peuple
le lundi soir et aux snobs le vendredi. On est du peuple
depuis toujours .Ou jamais. »
(op.cit.P.215).
Le passeur innocent
Il
est aujourd’hui bienvenu de penser toute forme
d’apprentissage en termes ʺd’émancipationʺ. Notion
idéologique que l’on traduira plus simplement par
appropriation personnalisée d’une connaissance ou d’une
perception. L’autodidaxie définie « comme
fait d’apprendre sans se faire imposer un contenu »
(Chaumier, Mairesse, 2013, P. 134) serait la clef du
savoir en tout genre. S’appuyant notamment sur les
formules du philosophe Jacques Rancière qui sans doute
s’est souvenu de l’ancestrale leçon socratique de
l’anamnèse, on s’en remet dans les domaines de la
pédagogie -même universitaire (!)-, comme en ceux de la
médiation culturelle, à la figure considérée comme
efficacement subversive du « maître ignorant ». Il faut
apprendre à partir de ce que l’on sait déjà, et non
prétendre inculquer des savoirs. «Qui
enseigne sans émanciper abrutit. Et qui émancipe n’a pas
à se préoccuper de ce que l’émancipé doit apprendre. Il
apprendra ce qu’il voudra, rien peut-être.»
(Rancière, 87, P.15). Le maître peut donc enseigner ce
qu’il ne maîtrise pas si l’on suit le raisonnement de
Rancière rapportant l’expérience de Jacotot menée au
début du XIXème siècle. Comme le confirme
Serge Chaumier et François Mairesse (op.cit. page
134) : « C’est cela même
qui va servir de matrice aux formes de médiation telles
que nous les concevons désormais, des instruments
d’émancipation, d’activation de l’intelligence. […]
ce qui intéresse le médiateur dans ce débat, ce n’est
pas que le public assimile des informations […]
mais que les participants rendent compte de leur
perception avec leur propre grille de lecture […]
Le travail du médiateur consisterait alors à insuffler,
visant moins le contenu que l’effet produit.»
La situation, la
rencontre prévalent sur le propos en toute médiation
qu’elle s’adresse à des élèves ou à des spectateurs.
Dans le cas de la médiation culturelle, celle-ci devient
à elle-même sa propre fin. L’artistique est ainsi
renvoyé au prétexte, à l’épiphénomène. Voilà qui
correspond au pari de Christian Ruby concernant l’art
contemporain posé comme fin du spectateur et advenue
possible de nouveaux publics acteurs d’un art se
résumant à son potentiel générateur de liens collectifs,
s’effaçant même devant sa performativité interactive.
Des néologismes adaptés fleurissent pour désigner ce
mouvement de destruction-dépassement de la contemplation
supposée n’être que passivité et isolement. Il n’est
pourtant pas d’appropriation sans solitude de la
subjectivité.
Au
regard de ces arguments on comprend que Jean Vilar
n’entre pas dans le registre du ʺmaître ignorantʺ ;
durant toute sa carrière, il s’appliquera avec
acharnement et patience à conjuguer technique, idéalité,
magie théâtrales. Non qu’il prétende savoir (souvent il
parlera de ses erreurs et de ses doutes) mais il est
tenu par cet intense besoin de transmettre. Or dans le
leurre du maître ignorant ce qui est remis en cause ˗
au-delà de l’inversion du schéma éducatif ˗ c’est bien
cette volonté même de transmettre. Cependant on
n’éveille jamais l’autre qu’à la passion que l’on porte.
Socrate sait par coquetterie ou ironie qu’il ne sait
rien mais soudain mu par son daïmon,
il mène chacun méthodiquement vers la dialectique du
logos.
Jean
Vilar peut plutôt être interpellé comme passeur
innocent. Tel le Stalker de la parabole
cinématographique et métaphysique de Tarkovsky, tel
celui qui guide au risque d’un effort tragique
l’artiste, le scientifique, l’écrivain dans cette
zone-symbole de liberté jusqu’au seuil de la ʺchambre
des désirsʺ qu’incroyants ils n’oseront pas franchir,
Jean Vilar fut animé d’un rêve semblable de haute
révélation à partager. Comme le Stalker, il est inspiré,
mystique et délibérément naïf. Comme lui, il sera trahi
et vaincu.
Pourquoi délibérément naïf ?
- parce que son imaginaire du théâtre c’est le texte, la
cérémonie, le peuple alors que dès les années soixante,
cette foi dans un sens commun de la grandeur, dans
l’exemplarité du style et des mots est déjà une
nostalgie. « Jouer comme
premier spectacle un chef-d’œuvre populaire,
c’est-à-dire ʺMère Courageʺ c’était pour un jeune
directeur d’un théâtre national, […]
vouloir provoquer toutes les
colères. Je ne le savais pas. Je vous assure qu’il faut
ignorer beaucoup de choses pour agir. J’ai monté l’œuvre
de Brecht en 1951, non pas par un acte de courage, mais
parce que lisant le manuscrit, je me suis aperçu que
c’était une œuvre qu’il fallait tout de suite monter.
Cette part d’inconscience
[…]
par rapport à d’autres problèmes
que ceux d’une culture populaire me coûtèrent cher.
[…] Il y a des gens qui ont essayé
pendant quatre ans et d’une façon que je ne dirai pas
permanente mais haut placée, d’empêcher de fonctionner
ce théâtre national qui, tout de même faisait, sur le
plan français, son devoir»
(Extrait d’une émission
radiophonique : Un homme,
une œuvre : Jean Vilar,
1966). Certes sur un plan plus radical
encore et de la cérémonie et du champ sonore de la voix
au théâtre, il y aura Marguerite Duras, jusque dans les
années 80 : « Je ne connais
aucune parole théâtrale qui égale en puissance celle des
officiants de n’importe quelle messe. […]
Dans Bérénice de
Gruber qui était presque immobile, j’ai regretté
l’amorce des mouvements, ça éloignait la parole.
[…] Pourquoi on se ment encore
là-dessus ? Bérénice et Titus, ce sont des récitants, le
metteur en scène c’est Racine, la salle, c’est
l’humanité. » (Duras, 87,
P.14). Mais Marguerite Duras n’a pas à se poser la
question d’une sensibilité populaire à ses choix
touchant à une prosodie épurée ou un hiératisme des
corps. Certes dans la lignée d’un théâtre cherchant à
associer médiation artistique et médiation culturelle,
il y eut le théâtre du Soleil d’Ariane Mnouchkine. Là
aussi la nef ˗ espace d’accueil du public˗ préparait à
une sacralité de la représentation. Mais Ariane
Mnouchkine ne semblait pas se poser la question de
l’écart entre l’esthétique et le politique menant
toujours le spectateur sur un chemin d’affiliation
partisane, et supposée progressiste.
Or Jean Vilar affronte les
contradictions majeures qui ne feront que s’accroître :
-
Contradiction récurrente entre
l’artistique et le politique.
En 1953,
le comité d’organisation du Festival d’Avignon tente de
limiter la liberté artistique de ce dernier. Vilar
prévient de sa démission qui ne sera pas rendue publique
grâce à l’intervention in extremis de l’autorité
municipale. Si le conflit se règle, le ton de l’échange
avec le président du comité n’en reste pas moins sans
ambiguïté : « Le comité d’organisation avait été créé
pour donner à ma tentative le soutien le plus large et
le moins politique (c’était l’époque du tripartisme, et
le maire lui-même était d’extrême-gauche). Mai bientôt
s’infiltrèrent dans ce groupement, à côté de
personnalités compétentes et dévoués, des hommes qui
prétendaient décider si Shakespeare ou Molière étaient
bien dignes du Palais de Papes
[…] » (op.cit.P.142).
En fait il ne cesse de combattre en faveur de cette
entière autonomie. Lors de son second mandat en tant que
directeur du T.N.P. ses échanges épistolaires avec André
Malraux portent la trace de cette revendication
d’indépendance souveraine de l’artiste responsable. En
novembre 1966, il s’engage à l’occasion d’une rencontre
avec la fédération de la gauche démocrate et socialiste
sur le thème du Plaidoyer pour la liberté du créateur :
« Il
faut avouer que c’est une entreprise fort ingrate que
d’avoir à concilier l’ordre social et l’ordre imaginaire
du créateur. […] Il serait passablement sournois
de ma part et de la vôtre d’oublier que les rapports du
créateur avec l’idéologie marxiste fut aussi un long,
difficile et cruel problème. […] Ce problème de
la liberté d’invention nous le résoudrons, vous,
ministres et nous créateurs ou serviteurs des créateurs,
en faisant une absolue confiance au jugement des grandes
assemblées populaires. Peut-être serait-il bon alors de
veiller à ce que ne se glisse pas entre vous et nous un
idéologue, un organisateur, un administratif qui juge et
décide, absout et condamne, au nom de …, au nom de qui,
je vous le demande ? » (Le
théâtre,
service public, p.518-527).
C’est donc également une déclaration de méfiance à
l’égard de toute médiation productrice d’intermédiaires
multiples. Et cette préoccupation ne le quittera pas,
même après s’être délesté de ses missions même au
soir de sa vie, il persévère. Ainsi un dimanche de Mai
1971, en compagnie d’André Malraux, Vilar posa une
question qui élégamment resta en suspens :
« Etes-vous prêt
[…] à exposer
publiquement, l’extrême difficulté, l’impossibilité même
de concilier durablement liberté de création et pouvoir
politique sous quelque régime politique ce soit ? »
(Jean Vilar, 1975,
Le théâtre,
service public, P. (544).
-
Contradiction entre l’ambition
sociale et l’ambition esthétique
« Suresnes me rappelait les vendanges de Suresnes,
Suresnes est un joli mot. De jouer dans un théâtre
enclos dans une cité que l’on appelle « Cités-jardins »,
ce n’est pas mal. Cela représentait ce que nous vouions
faire : non pas faire de l’éducation populaire, non pas
« former le peuple ». Pas du tout. Mais au contraire le
divertir, et le divertir par des œuvres qui seraient les
plus hautes. »
(Extrait d’une émission radiophonique : Un homme, une
œuvre : Jean Vilar, 1966).
L’affirmation est claire. Vilar ne se situe pas du côté
d’un théâtre didactique. Toutefois la notion ʺd’œuvre
hauteʺ visant le rassemblement d’un public non seulement
de croyants mais ʺde mélomanesʺ, sensibles au chant des
mots parle bien d’une volonté d’augmenter le savoir,
d’éveiller à une conscience approfondie du monde, de ses
crises, ses angoisses et ses symboles. Et c’est bien la
mission sociale qu’il se donne dans un univers où
l’École même élémentaire a pour rôle d’instruire à
l’histoire, à la langue, à la littérature française.
L’odyssée Malraux/Vilar ne peut d’ailleurs s’appréhender
que dans cette confiance en une division du travail
entre Instruction publique et Ministère des affaires
culturelles. Á l’encontre des idéologies les plus
courantes et les plus bourgeoises, Vilar et son équipe
ont une vision noble du peuple ; et c’est à cette
révélation d’une noblesse ou enfouie ou inexprimée que
doit servir la représentation théâtrale. La tentation de
ʺdivertirʺ à moindre frais peut être grande. Et l’on
mesure combien l’équilibre à trouver reste toujours
magique, toujours incertain, toujours à réinventer. Et
sans doute est-ce devant les difficultés d’une telle
entreprise sujette à tous les doutes que Vilar confirme
dans une note inédite de 1960 : « Si
donc le T.N.P. doit toujours jouer son prestige
sur le plan esthétique, il m’est désormais aveuglant, je
vous en fais l’aveu sincère, qu’il doit, ayant à choisir
entre la qualité esthétique et le rendement social,
choisir ce second terrain »
(op.cit.P.234).
Le poème aboli …
Francis Jeanson théoricien, proche de Jean-Paul Sartre
sera le personnage central de la chartre de
Villeurbanne ; il va conceptualiser la notion de
non-publics qui reste au centre de la problématique
d’approche de la médiation culturelle. Le ton est
donné : il faut redéfinir les registres de légitimités.
Dans cette ambiance houleuse de 1968, il s’agit de
prendre en main l’animation socioculturelle, de se
placer dans l’optique d’une ʺdésaliénationʺ des
consciences, de circonscrire des tâches, des objectifs
orientés vers l’amélioration ʺcitoyenneʺ de la ville et
des relations mutuelles ; il s’agit surtout de créer un
domaine d’expertise et son adjuvant : une novlangue
adaptée. Médiation artistique et action culturelle
seront désormais des actes disjoints puisque le peuple
est devenu ce non-public à rééduquer. Ce que Francis
Jeanson précise en un livre plus tardif : « L’action
culturelle c’est un travail. C’est un travail qui
consiste avant tout à dialoguer avec les gens, il ne
s’agit pas de leur amener quelque chose, de leur faire
découvrir quelque merveille que ce soit. Il s’agit de
les amener à s’interroger eux-mêmes, à interroger les
autres et à dialoguer avec eux »
(Jeanson, 1973). Que de bons sentiments professoraux.
Difficile de ne pas
entendre cela comme la chape de la didactique s’abattant
sur le poème. L’émerveillement n’est plus au programme.
Pratique politique et expérience esthétique semblent
désormais se tourner le dos. Il est vrai que la
définition des non-publics préparait à ce
désenchantement puisque ces non-publics désignaient en
premier lieu les classes populaires repérées via le
strict indicateur de la CPS, perçues sous l’angle et le
destin reproduits du handicap socioculturel. Ils
désignaient également tout consommateur des
divertissements de masse ; ce qui ciblait éventuellement
les mêmes populations en insistant sur les plus jeunes,
les classes d’âge les plus touchées par le marché
standard des modes musicales, cinématographiques et leur
relais télévisuels. Enfin ces non-publics c’était aussi
cette ʺavant-gardeʺ du refus des spectacles désignés
comme ʺbourgeoisʺ; les seuls opposants se déclarant
ʺpolitisésʺ, les seuls dignes d’intérêt sans doute.
Aussi face au conflit toujours négociable dans l’entre
soi, Francis Jeanson préférait-t-il le concept de
ʺdialectiqueʺ à celui de médiation qui ne s’installera
vraiment qu’avec la mise en valeur d’un Art lointain ou
a-symbolique dit ʺcontemporainʺ, dit ʺsubversifʺ mais
surtout devenu référence officielle de l’État et du
marché mondialisé. C’est dans la double négation celle
de l’art par rapport à ses héritages et celle de la
place du peuple dans sa création ainsi que dans sa
réception que s’ancre l’histoire de la médiation
culturelle. Paradoxalement cette dernière qui se
présente sous les airs affables du dialogue ouvert et
sous le sceau idéologique du consensus possède à y
regarder de près tout le tranchant de la plus rude
ʺviolence symboliqueʺ pour emprunter, un instant
seulement, le vocabulaire cher aux sociologies du
Pouvoir et de la Domination.
Mais à la période
d’inflation de l’animation socioculturelle succéda dans
le spectacle vivant, son inverse : la tyrannie des
metteurs en scène se substituant à l’auteur ; la marque
de l’interprétation se fit plus haute que celle du poète
et l’on vit fleurir beaucoup de pièces programmant un
Cid ʺd’après Corneilleʺ, Hernani ʺd’après Hugoʺ, un
Tartuffe ʺd’après Molièreʺ, Phèdre ʺd’après Racineʺ, un
Roi Lear ʺd’après Shakespeareʺ etc… pour ne s’en tenir
qu’aux grands classiques. Le commentaire, la glose
avaient triomphé de la création première au nom d’une
mise à jour et mise à mal du langage, de la profusion
des inserts multimédia, de l’anachronisme assumé des
décors et des costumes. Autant de signes stridents d’un
rapprochement avec le présent immédiat qui eurent pour
effet contraire de rendre ces tragédies, ces drames, ces
vers connus presque inaudibles même auprès des publics
les plus faciles à convaincre.
La nécessité d’une médiation externalisée se fit alors
plus pressante. Le discours explicatif devait précéder
l’œuvre ou la performance s’affichant d’entrée comme
inaccessibles. Á l’encadrement de l’animateur allait
succéder la rhétorique de l’expert pouvant désormais
s’étendre des arts plastiques ou visuels aux arts de
scène, voire aux arts de rue redéfinis à l’aulne du
spectateur-acteur. La question est bien sûr de savoir si
ces nouveaux troubles esthétiques, idéologiques, sociaux
provoqués par certaines formes artistiques ˗ souvent
étiquetés comme fleurons de l’Art Contemporain ˗
furent bien de l’ordre d’une autre symbolisation du
monde ou relevaient simplement d’un travail de farouche
dé-symbolisation culturelle des sujets, des genres et
des corps comme Vilar et les siens l’éprouvèrent dans
leur confrontation avec le
Living Theater lors du
dernier festival d’Avignon sous égide vilarienne.
Il n’est pas ici
question de trancher aussi rapidement sur une question
complexe. On peut simplement constater que l’expérience
Vilar s’était engagée de toutes ses forces à repeupler
l’Art. Á l’opposé ce que le marché mondial et l’État
nommèrent Art contemporain allait systématiquement
s’efforcer de le dépeupler.
In memoriam
La médiation culturelle
se présente toujours sous les traits affables du
consensus, du pédagogisme, du dialogue, de la
co-construction citoyenne en se parant même ˗ si
besoin est˗ d’une référence de bon ton à la maïeutique.
Le retour à Vilar nous montre un autre aspect, celui des
violents conflits sociaux et politiques dont elle est le
symptôme et l’écran. Il nous montre que l’imposition
d’une novlangue n’est pas le chemin de la diffusion
artistique mais son envers, que dissoudre le peuple au
profit de la seule considération des publics atomisés en
publics jeunes, publics empêchés, handicapés ou éloignés
... etc., ne fait qu’éluder la question. Au regard de la
toute nouvelle carte électorale issue des
départementales de 2015 des contradictions brûlantes
émergent déjà au sein des différentes collectivités
territoriales, au sujet des politiques culturelles à
mener. Au cœur du débat : le populaire. N’est-il pas
temps de réinterroger avec bienveillance, de se
réapproprier l’exemplarité de ce moment de l’histoire
politique et culturelle française dont tout ou presque
fut combattu ou effacé ou affadi par les présentations,
chroniques ou analyses officielles de la médiation ?
Biblio graphie
Serge Chaumier, François Mairesse,
La médiation culturelle, Armand Colin, Paris,
2013
Firmin Gémier,
Théâtre populaire Acte I,
textes réunis et présentés par Catherine Faivre-Zellner,
préface de Jean-Pierre Sarrazac, Lausanne, L'Âge
d'Homme, 2006.
Laurent
Fleury, Le T.N.P., une utopie réalisée ?
in « Les peuples de
l’art », sous la direction de Joëlle Deniot et Alain
Pessin, L’harmattan, Paris, 2006.
Francis
Jeanson, L’action culturelle dans la cité,
Paris, Seuil, 1973
Jeanne Laurent,
Arts et
pouvoirs en France de 1793 à 1981. Histoire d'une
démission artistique, Saint-Étienne : CIEREC, 1982,
184 p.
Aurélie
Peyrin, Ếtre médiateur au musée.
Sociologie d’un métier en trompe l’œil,
La Documentation Française, Paris, 2010.
Jacques
Rancière, Le maître ignorant, Cinq leçons
sur l’émancipation intellectuelle,
Fayard, Paris, 1987.
Christian
Ruby, Devenir contemporain ? La couleur
du temps au prisme de l’art, éditions du Félin, Paris, 2007.
Jean Vilar,
Le théâtre, service public et
autres textes, Gallimard,
Paris 1975.
Document Jean Vilar par
lui-même,
édition Maison Jean Vilar, Avignon, 1991, réédition
2003.
Jean Vilar,
Mémento,
1952-1955, Gallimard, Paris, 1981
Jean Vilar,
Chronique romanesque,
préface de Claude Roy, Grasset, Paris 1971
Jean Vilar ,
De la tradition théâtrale,
édition de l’Arche, Paris 1955, réédition 1999
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