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Monique VERVAEKE
Laboratoire d'Analyse et Méthodes Appliquées à la Sociologie
-
CNRS
Droits de
reproduction et de diffusion réservés ©
LESTAMP -
2005
Dépôt Légal Bibliothèque Nationale de France
N°20050127-4889
Cette communication se propose d'explorer la notion de milieu
créatif (Becattini, 1990). Selon notre problématique une telle
notion renouvelle les recherches sur le développement de
territoires regroupant des ensembles de PME dont les activités
complémentaires conduisent à la production d'un bien final ayant
fait l'objet au préalable d'une conception design. Le secteur
lunetier français qui se compose de telles PME est le terrain
d'observation choisi pour comprendre les rapports entre le local
et l'organisation mondial d'un marché. Les travaux italiens sur
le développement régional ont su opérer une mutation théorique
en passant d'une approche communautaire des territoires de
production spécialisée à une approche qui les inscrits dans les
enjeux de la globalisation de l'économie. Désormais, le
développement d'un territoire est fonction de sa capacité à se
forger des relais transterritoriaux (Camagni, 1991).
Les bassins d'implantation de la lunetterie de Morez et
d'Oyonnax connaissent une dynamique de transformation
particulière. Certains particularismes hérités d'une tradition
productive ancienne sont associés à des stratégies de sortie de
la scène locale. L'un des enjeux des mutations en cours a trait
à leur capacité à créer et à renouveler leur univers culturel,
professionnel et technologique en captant des savoirs et des
compétences élaborés sur d'autres territoires. Ces milieux,
implantés dans un certain éloignement d'un lieu d'intense
création culturelle ou de concentration de la recherche
scientifique et technologique tel que l'Ile de France, ont
cependant pris des initiatives afin d'utiliser de la
connaissance et de la compétence produites à l'extérieur de leur
environnement.
Le district Marchallien a été redéfini par G. Becattini comme
une entité socio-territoriale, caractérisée par la coexistence
d'une communauté ouverte de personnes et d'une population de
firmes implantées dans la même zone géographique et ayant des
relations entrecroisées. Le milieu professionnel est étroitement
mêlé aux différents aspects de la vie quotidienne dans la sphère
familiale, éducative et de loisir. La communauté est ouverte car
la nature industrielle du district et les problèmes qu'il a la
capacité de résoudre impliquent l'entrée et la sortie de flux de
population et de marchandises. Le processus concret de
production est segmenté. Les firmes ont une activité spécialisée
ne couvrant qu'un petit nombre de phases du cycle allant de la
conception à la fabrication du produit final. Le district a une
organisation sociale qui contribue à lui donner le statut de
milieu créatif (Becattini, 1990). Mais ce dernier aspect n'a pas
encore été suffisamment exploré. En particulier d'autres
regroupements d'entreprises que les districts italiens peuvent
être analysés à partir des rapports sociaux qui les constituent
comme milieu créatif. Les rapports interentreprises ne se
limitent pas aux complémentarités manufacturières de la
production flexible. Les stratégies de conception de produit
exigent des apprentissages collectifs.
Plus largement, cette notion de milieu créatif ouvre une piste
de réflexions aux recherches sur le développement de territoires
regroupant des ensembles de PME dont les activités
complémentaires conduisent à la production d'un bien final ayant
fait l'objet au préalable d'une conception design. Le secteur
lunetier se compose de telles PME. Il est à ce titre un terrain
d'observation pertinent pour comprendre la transformation des
processus d'innovation.
I.
L'innovation formelle et la critique des approches
technologiques de l'innovation
Divers courants ont déjà critiqué le paradigme technologique.
Les réflexions engagées sur le rôle des organisations et sur les
milieux innovateurs locaux ont indiqué combien les processus
innovants étaient liés à la qualité, à la densité des échanges
entre les acteurs, aux coopérations internes aux firmes et inter
entrepris es (Alter, 1993 ; Veltz, Zarifian, 1993 ; Veltz 2000 ;
Aydalot, 1986 ; Camagni, 1991 ; Gremi, 1998). Toutefois d'autres
approches critiques du paradigme technologique méritent d'être
développées. Ainsi, les travaux de G. Bianchi insistent sur les
insuffisances du concept d'innovation technologique lorsqu'il
s'agit d'étudier les secteurs industriels produisant des biens
exigeant une valeur ajoutée formelle comme l'habillement, le
mobilier ou la céramique par exemple (Bianchi, 1994, 1997). La
nouveauté d'un produit doit-elle être évaluée en fonction de
critères technologiques? Lorsque plusieurs industriels adaptent
un matériau, expérimenté dans l'aéronautique, aux montures de
lunettes, leur comportement n'est en aucun cas assimilable à un
travail d'imitation car ils veilleront à ce que la conception
des collections soit compatible avec leur stratégie de marque et
de différenciation de produit. Chaque matériau est capable
d'être retravaillé dans une multitude de compositions.
D'ailleurs l'imitation d'un produit ayant fait l'objet d'un
enregistrement de dessin, de modèle ou de marque est passible
d'une action en contrefaçon. Le concept & innovation formelle
a précisément été introduit dans le débat sur les
différentes formes de l'innovation afin d'ouvrir un champ de
recherche opérant un renversement de perspective. Contrairement
aux approches techniciennes qui la réduisent à ses aspects
technologiques, Y innovation formelle tend à ne plus
ignorer le rôle prépondérant des dimensions culturelle,
esthétique et symbolique des produits nouveaux comme facteurs de
différenciation sur le marché. A travers la formulation de
principes orientant le projet qui peuvent supposer l'utilisation
de matériaux et de processus productifs ou organisationnels
nouveaux, l'innovation formelle change le contenu esthétique et
symbolique de biens appartenant à un univers technique stabilisé
(Bianchi, 1994, 1997). La démarche créative qui donne sens à un
produit, cherche à atteindre un objectif précis et à ce titre
elle définit les moyens techniques et organisationnels qui
seront mis en œuvre.
Avec le développement contemporain du capitalisme, on observe
que l'innovation industrielle s'organise dans le cadre d'une
planification stratégique de biens et de services dotés d'un
contenu esthétique et symbolique en faisant intervenir des
acteurs nouveaux : designers, directeurs de la création,
tendanceurs, sémiologues ou conseillers en stratégie. Ces
professionnels jouent un rôle essentiel car leur expertise est
sollicitée dans le but de stimuler l'offre en renouvelant les
produits tout en affirmant l'identité des marques, l'univers
symbolique et le savoir-faire d'une entreprise. Le leader
mondial de la lunetterie, le groupe italien Luxottica, propose
une large gamme de produits comprenant 1100 modèles pour ses
collections propres et 1250 modèles pour les collections sous
licence. Chaque année le service de design de ce groupe crée 900
nouveaux modèles (Brunetti, Camuflo, 2000). Il conçoit des
nouveaux produits en partenariat avec les directions de la
création d'une quinzaine de marques sous licence (Chanel, Yves
Saint Laurent, Armani, par exemple). Une telle stratégie de
l'offre assure à cette firme le contrôle d'un large éventail de
segments de marché. Face à la force créatrice et commerciale des
groupes italiens leaders mondiaux, les PME françaises ont dès le
milieu des années 70 collaboré avec des designers et crée des
services de design intégré (Vervaeke, 2003). En 2004, selon le
délégué général lunettes de France, les entreprises du bassin de
Morez créent 2000 nouveaux modèles chaque année. La
différenciation des produits est devenue un élément central des
nouveaux enjeux concurrentiels.
Dans le processus de conception de produit, les designers
industriels se distinguent des autres métiers en ce qu'ils sont
à l'initiative de l'innovation formelle. Ceux qui conçoivent les
montures optiques ou les lunettes solaires proposent des axes
signifiants reposant sur des thématiques telles que la
transparence, la légèreté, la permanence, la protection, le
bijou, l'effacement, la flexibilité, la fluidité, la vitesse, le
biomorphisme, la gestuelle. En ce sens l'objet est un mode
d'expression culturel. Il existe en participant à des rituels
sociaux et son apparence est sémiotiquement codée. La démarche
créative des designers traite à la fois de la forme et de la
structure des objets. Elle est associée à une réflexion portant
sur ce à quoi ils servent. Leur maîtrise des outils de la
représentation est mise en pratique de telle façon que le sens
nouveau attribué au produit est immédiatement perçu. En
conséquence, la contrainte technologique, qui valorise comment
les objets sont faits, perd de son importance. Elle est remise à
sa juste place. Elle est subordonnée aux caractéristiques
symboliques et à la façon dont les objets sont des éléments
d'une série sémantique (Koenig, 1991).
II. Les théories de développement territorial et l'innovation
formelle
Durant les années 70, les systèmes industriels locaux en France
ou les districts en Italie ont été étudiés en tant que
communauté de socialisation, de formation et de diffusion des
apprentissages créant les conditions favorables au développement
des activités productives et de l'emploi (Bagnasco 1977 ;
Becattini 1979 ; Ganne, 1991). L'histoire sociale, propre aux
espaces ayant une longue tradition de savoir-faire artisanal et
industriel, a façonné des identités collectives (Saglio, 1991).
Toutefois B. Ganne, à propos de l'affaiblissement, voire de la
disparition de certains systèmes industriels français, dont
l'évolution contrastait par rapport au dynamisme des districts
italiens, proposait de réfléchir au rôle des politiques de
planification centralisatrices comme facteurs de blocage à
l'égard du développement endogène. Mais il soulevait également
la question des limites des modèles crispés sur le local,
l'intégration locale pouvant enfermer les acteurs dans un
univers passéiste et rendre obsolète les systèmes de production
(Ganne, 1991). Par ailleurs, les débats sur le développement
endogène de type district ont également montré les limites de
telles organisations, la flexibilité de la production qui a été
un atout dans les années 70 en Italie est associée à des formes
de structure d'entreprises dont les capacités d'innovation sont
limitées par leur petite taille (Bianchi, 1994). D'ailleurs le
district lunetier italien de la vallée de la Cadore a été la
base territoriale à partir de la quelle des grands groupes
mondiaux de la lunetterie se sont constitués (Rullani, Calgano,
Faccipieri, 2000).
Le système lunetier et ses territoires
Le système industriel de la lunetterie est concentré en France
dans les bassins de Morez et d'Oyonnax. Ces espaces d'ancienne
tradition artisanale connaissent une trajectoire particulière de
développement. Ils tendent à devenir un système local de
créativité qui accorde au design industriel et à l'innovation
formelle un rôle de premier plan dans la conception de produit.
Le bassin de Morez continue à rassembler une part importante de
l'activité lunetière française (52 % du chiffre d'affaires et
60% des effectifs salariés en 1998). Entre 1975 et 1998, ce
bassin a renforcé sa position par rapport à celui d'Oyonnax et
de l'Ile-de-France, son chiffre d'affaires étant passé de 43 % à
52 % de la production nationale.
Pendant ces vingt dernières années, la concentration
territoriale de la filière lunetière dans le bassin de Morez
s'est donc accentuée et la croissance du chiffre d'affaires y a
été plus forte que celle de la lunetterie. Les liaisons
interentreprises et le contrôle de la fabrication ont été des
atouts favorables mis a profit par ce système industriel
territorialisé afin de consolider sa position dans
l'organisation nationale de la filière. Mais, les effectifs
salariés continuent à baisser. Alors que cette tendance
résultait dans les années 80, de politiques de rationalisation
de la production accompagnant une croissance du chiffre
d'affaires, durant les années 90 elle intervient dans une
situation de compétition mondiale qui fait perdre des parts de
marché, et le chiffre d'affaires du secteur connaît une tendance
légèrement en baisse (Vervaeke, 2003). Des entreprises ont
fusionnée, d'autres ont cessé leur activité et la structure
industrielle s'est transformée, le nouvelles firmes n'étant plus
des établissements contrôlant l'intégralité du cycle de
conception et d'assemblage manufacturier.
Les bassins d'implantation de la lunetterie connaissent une
dynamique de transformation particulière, certains
particularismes d'une tradition étant associés à des stratégies
de sortie du territoire. Un enjeu des mutations a trait à leur
capacité à créer et à renouveler leur univers culturel,
professionnel et technologique en captant des savoirs et des
compétences élaborés sur d'autres territoires. Ces milieux,
localisés dans un certain éloignement d'un lieu d'intense
création ou de concentration de la recherche scientifique et
technologique tel que l'Ile-de-France, ont cependant pris des
initiatives afin d'utiliser de la connaissance et de la
compétence produites à l'extérieur de leur environnement.
Les travaux italiens sur le développement régional ont su opérer
une mutation théorique en passant d'une approche communautaire
des territoires de production spécialisée à une approche qui les
inscrits dans les enjeux de la globalisation de l'économie.
Désormais, le développement d'un territoire est fonction de sa
capacité à se forger des relais transterritoriaux (Camagni,
1991). Confrontées à la nouvelle concurrence des producteurs
asiatiques ayant de faibles coûts de production, les aires
d'implantation de la lunetterie en France et en Italie doivent
redéfinir leur stratégie de développement.
Le local et le global : l'articulation des systèmes
territoriaux
Les dynamiques en cours sont plus complexes que les
stratégies de sortie de la scène locale telles que la prise de
contrôle financier ou la délocalisation de la production. Les
firmes engagent des partenariats de codesign et de
codéveloppement qui mobilisent des univers culturel,
professionnel et technologique élaborés sur d'autres
territoires. Ce que j'appelle l'articulation des systèmes
territoriaux indique que le système territorial se construit
d'abord autour de l'enjeu de la conception et non pas de la
production flexible conduite au niveau local. Les cas évoqués
insistent sur la capacité du territoire à maintenir l'innovation
par le design et à capter des ressources autour de l'activité de
conception de produit. L'innovation formelle suppose que les
équipes de conception puissent renouveler les univers créatifs
et expérimenter des nouveaux développement exigeant des
transformations des process de fabrication.
Les rapports sociaux de conception industrielle imbriquent
divers univers sociaux. Les quelques cas résumés dans les
schémas ci-dessous montrent qu'un produit manufacturier tel que
la monture de lunettes résulte d'une coopération engagée entre
des firmes et des concepteurs appartenant à des univers
symboliques et sociaux différents.
Certaines entreprises des bassins de Morez ou d'Oyonnax
fabriquent des montures conçues en collaboration avec des
créateurs de mode (Thierry Mugler, S. Rykiel), des personnalités
du design (Andrée Putmann, Philippe Starck), des services de
création de marques (Kenzo, Nina Ricci, Lacoste). Une PME qui
détient les droits sur la marque Bugatti pour le secteur de la
lunetterie a mis à profit le lancement par Volkswagen du nouveau
modèle Veyron pour mettre au point une collection s'inspirant de
ce célèbre styliste automobile. Toutes ces créations sont
protégées par le droit des marques, celui des dessins et
modèles, et certaines collections ont un composant ou ont été
fabriquées à partir d'une technologie ayant fait l'objet d'un
dépôt de brevet.
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LE SYSTÈME TERRITORIAL PARISIEN DE LA MODE ET LE SYSTEME
MORÉZIEN
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Économie culturelle parisienne
Joaillier parisien détenant une licence de marque
Économie culturelle parisienne
L'univers de la mode influençant les sociétés de
création lunetières : Paris, Morez, Bordeaux, Toulouse |
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Système de conception et de production morézien
Lunetier, fabricant-concepteur, siège en Ile de France
et établissement historique à Morez, achète la licence
pour fabriquer les montures. Coconception design avec la
marque.
Fabrication d'un haut niveau de qualité à Morez.
Partenariat de coconception pour une pièce avec un
fabricant de composant Morézien.
Système de conception et de production morézien
Les fabricants-développeurs du bassin de Morez. |
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COCONCEPTION DESIGN A UN NIVEAU EUROPEEN
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Designers suédois
Une agence de design britanique |
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Coconception
avec le service de design d'un lunetier morézien pour lancer une marque propre Coconception entre une
marque de montre suisse.
Un service de design d'un lunetier, fabricant -
concepteur, siège en Ile de France établissement
historique
à Morez.
Coconception design avec la marque.
Fabrication d'un haut niveau de qualité à Morez. |
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ENCHEVETREMENT DE TERRITOIRES ET D'ACTEURS POUR LA
CONCEPTION
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Une femme écrivain crée un univers
destiné à l'édition enfantine
Le système de l'industrie cinématographique de Los Angeles
Une compagnie produit un film pour un marché mondial et
détient pour le héros le droit de marque |
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Le système de l'édition londonien
Un éditeur publie cette œuvre, en fait un best-seller mondial.
Un lunetier, fabricant-concepteur, siège en Ile de
France et établissement historique à Morez achète la
licence. La conception et le design sont traités à
Morez.
L'un des principes de conception repose sur l'imaginaire
magique : des techniques d'hologramme doivent être
maîtrisées.
Les technologies de la plasturgie maîtrisées par la
filiale productive de ce groupe localisée en Asie. |
Les créations demandent des transferts technologiques d'autres
secteur vers la luneterie. Ainsi le composant biolink, dont le
principe de conception est issu des réflexions s'inspirant du
roulement à bille de l'automobile, a été inclu dans une
collection se singularisant par une démarche créative et de
communication visuelle biomorphe, le fonctionnement de cette
charnière étant comparé à celui d'une clavicule. D'autres
transferts réappropriés par la conception design viennent de
l'aéronautique comme le traitement du titane, d'autres de la
plasturgie en particulier des technologies de moule ou
d'association de matières expérimentées pour les articles de
sport.
A. J. Scott a étudié le dynamisme économique de Los Angeles où
l'industrie cinématographique puise ses ressources d'un milieu
créatif ambiant auquel participe l'industrie musicale,
télévisuelle, l'habillement et les activités de la publicité et
du tourisme. Ces secteurs bénéficient en retour de l'univers
symbolique et culturel diffusé mondialement par l'industrie
cinématographique (Scott, 2000b). Cet auteur a également analysé
le dynamisme de l'économie culturelle de la région parisienne.
Afin d'accroître la position des activités culturelles sur le
marché intérieur et mondial, des dispositifs privés et publics
soutiennent et valorisent la tradition de création spécifique à
cet espace (Scott, 2000a).
Désormais, les industries culturelles ont un rôle d'entraînement
économique pour des activités localisées dans des aires
géographiques variées. Paris ou Los Angeles sont très
représentatives de territoires organisés autour d'activités
exigeant un environnement créatif et culturel intense. Cependant
d'autres secteurs que la mode, le cinéma, l'édition, le
multimédia ou les industries musicales, élaborent des produits
complexes dotés d'un contenu esthétique et symbolique,
l'automobile par exemple (Midler, 1993). Le concept
d'innovation formelle introduit la question de la création
dans un ensemble beaucoup plus large de secteurs industriels.
Les politiques de design des PME de la lunetterie visent à
promouvoir des projets incluant simultanément des dimensions
formelle, technologique, et sémiotique ainsi que des valeurs et
une cohérence de marque, l'ensemble de ces facteurs étant
essentiel à la construction de l'identité d'entreprise. La
nouvelle économie de la connaissance n'est pas fondée uniquement
sur le savoir technologique. Elle inclut les enjeux des
industries culturelles et de leur diffusion au secteur des biens
de consommation. Les univers des industries culturelles et de
celui des biens de consommation sont de plus en plus imbriqués.
La coopération, la compétition et les rapports
interfirmes
Le milieu créatif tel qu'il a été défini par G. Becattini
rassemble différentes compétences en interaction et des
institutions qui facilitent les rapports entre les firmes. Un
tel milieu dispose d'un ensemble d'agents qui, de façon
incessante, conçoivent et reconçoivent les produits en tenant
compte des caractéristiques de la conjoncture externe et de la
situation interne du district. Ces agents extraient du stock de
la culture locale toutes les nouvelles idées qu'elle peut
contenir. En permanence ils recombinent la culturelle
industrielle et son accumulation technologique. Lorsque cet
auteur évoquait les propriétés du milieu créatif, il distinguait
la figure professionnelle de Yimpannatore. Cet
entrepreneur-marchand combine les savoir-faire de plusieurs
entreprises et stimule les interactions renouvelant les produits
(Becattini, 1990).
D'une certaine façon les designers mettant en œuvre les
processus d'innovation formelle sont une autre figure
professionnelle des milieux créatifs. Doter le produit d'un sens
nouveau directement perceptible suppose d'établir des
connections inhabituelles au niveau cognitif dans la situation
de conception entraînant ensuite une redéfinition de la
combinaison des savoir faire productifs. La logique de la
différenciation impose aux lunetiers-concepteurs de rechercher
pour leurs nouveaux projets des composants adaptés et/ou
exclusifs, des traitements de surface spécifiques, une
association particulière de matériaux ou d'alliages. La
coordination des nouveaux projets d'une part, et le
développement, la fabrication, d'autre part, impliquent
d'interconnecter des univers de compétence suffisamment
différents pour que deux types d'entreprises soient apparues
durant ces dix dernières années : les sociétés de création
et les fabricants-développeurs. Des PME implantées en
région parisienne ou dans la zone de Morez se sont spécialisées
dans la création et la commercialisation. Ces sociétés de
création font fabriquer leurs modèles par des
fabricants-développeurs. Les sociétés de création
investissent dans la conception et le design, l'achat de
licence, la négociation des droits et des modalités de
coopération avec les signatures du design ou de la mode,
l'élaboration de contrats avec les fournisseurs garantissant des
prestations exclusives (sur des composants, par exemple) et la
mise en place de la politique de communication de la marque
(conception graphique, réservation des emplacements
publicitaires). Elles engagent fréquemment un codéveloppement
avec le fabricant-développeur qui coordonne la mise au point du
prototype, l'activité de production, l'achat des pièces,
l'assemblage, la négociation d'étapes particulières du cycle de
production à des entreprises spécialisées (polissage ou
traitement de surface, par exemple). Puis elles assurent la
commercialisation du produit.
Les projets d'innovation formelle sont coordonnées par les
fabricants-concepteurs ou les sociétés de création. Ces deux
types d'entreprises mobilisent sur leurs projets les compétences
d'entreprises partenaires (fabricants-développeurs, et tous
types de firmes intervenant aux différents stades de l'activité
manufacturière). Leur système d'alliances et de coopération
varie en fonction des choix de conception. Selon les
caractéristiques des collections nouvelles certaines firmes
spécialisées dans le traitement de matériaux, dans des
techniques de traitement de surface, dans les procédés de
découpe ou d'assemblage seront associées au développement et à
la mise au point du produit. La fabrication d'une monture
comporte plus de 200 opérations. Pour obtenir un effet de
surface précis, une entreprise peut engager une coopération avec
une firme réalisant le polissage et une autre maîtrisant le
traitement de surface. L'innovation formelle bénéficie de la
division du travail entre les entreprises de la filière et
d'expertises technologiques ou de services proposés par des
firmes ou des institutions non spécialisées dans les produits
lunetiers.
La logique de la différenciation demande une recomposition des
savoirs et la recherche constante de nouvelles compétences et de
mise en œuvre technologique. Deux types de coordinations se
renforçant l'une l'autre sont à distinguer. Il existe, d'une
part, la coordination des projets de création mobilisant une
chaîne d'activités spécialisées et, d'autre part, la
coordination de branche engageant des actions collectives au
niveau du territoire (cette dernière question n'est pas traitée
par cette communication).
Les travaux de G. Becattini ou ceux de G. Dei Ottati n'adhèrent
pas à la vision angélique d'une communauté locale expurgée de
ses conflits et de ses contradictions. La concurrence sur les
prix introduit des conflits et des tensions qui peuvent
construire une série d'obstacles au maintien de la coopération (Becattini,
1991 ; Dei Ottati, 1995). Certes l'originalité du modèle
régional de croissance des districts italiens est qu'il ne
repose pas sur une croissance de la productivité par la
réduction du prix. Il résulte du déplacement du rapport
prix-performance vers des produits de qualité permettant aux
petites entreprises d'accéder à un marché international. Selon
R. Salais et M. Storper, la force de ce tissu industriel réside
dans « sa capacité à résoudre les problèmes pratiques et
esthétiques et à aboutir ainsi à des produits bien conçus »
(Salais, Storper, 1993).
Toutefois la logique de la différenciation ne s'émancipe pas des
contraintes de coût. Les entreprises lunetières n'échappent pas
à la pression concurrentielle qu'exercent plus particulièrement
les producteurs asiatiques. Le cahier des charges qui est
proposé aux designers contient des indications précises sur le
niveau de prix du produit final. Un entretien de L. Del Vecchio,
dirigeant du groupe Luxottica, qui contrôle un segment important
du secteur haut de gamme du marché se termine par : il costo
è fondamentale perché è la radice délia competitività (le coût
est fondamental car il est à la racine de la compétitivité)
(Brunetti, Camuflo, 2000).
Avec la concurrence sur les coûts, la logique de la division du
travail s'est approfondie durant les dix dernières années, la
conception pouvant être assurée par des sociétés de créations
coordonnant des chaînes d'activités spécifiques et travaillant
avec des fabricants-développeurs. Les entreprises se
spécialisent et concentrent leurs investissements pour innover
sur des segments du processus de développement. La mise
sous-contrôle des petites entreprises ou la délocalisation de la
production sont des évolutions contrebalancées par la
relocalisation sur le bassin local d'activité globale de
conception et le renforcement de certains segments de la
filière. En accroissant son potentiel de création, le territoire
relocalise des étapes manufacturières de produits à haute valeur
ajoutée.
Conclusion
Dans le secteur de la lunetterie les programmes de recherche et
développement sont étroitement dépendants des demandes émises
par les designers. Le design est un catalyseur de l'innovation
dans l'entreprise et au niveau de la filière. Les choix
esthétiques de conception de produit ont des implications
techniques. Aussi le design est-il facteur d'innovation car les
effets visuels recherchés, pour renouveler la forme des
montures, exigent qu'au préalable divers problèmes concernant
les matériaux, les produits semi-finis et les techniques de
fabrication soient résolus.
Selon G. Becattini, le milieu créatif combine des compétences,
des savoir faire en interaction, répartis entre différentes
firmes qui s'associent pour la conception et la fabrication d'un
produit final pouvant inclure d'autres coopérations pour des
produits intermédiaires. Il possède également des institutions
qui facilitent les rapports entre les firmes. Les ressources
immatérielles se composent d'un ensemble d'éléments tels que la
capacité de recombiner et de sélectionner le répertoire de
compétence. Dans le processus d'innovation formelle, les firmes
tirent des avantages d'une coopération avec les autres
entreprises intervenant aux divers moments du cycle du produit
et avec des services collectifs dont elles peuvent bénéficier
dans les domaines de la création, de la conception, de la
communication et de la commercialisation. Les logiques
territoriales articulent diverses échelles de production des
savoirs créatifs ou technologiques. La coordination
institutionnelle et collective de l'innovation que le milieu
créatif est capable de mettre en place participe également de la
construction sociale du marché mais cette dimension n'est pas
traitée par cette communication.
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Monique VERVAEKE
Laboratoire d'Analyse et Méthodes Appliquées à la Sociologie
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