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La cité Ney : entre-soi !


 

Elisabeth Lisse
Docteur en Sociologie Université de Nantes
Sociologue et Formatrice à l’École d’Assistantes Sociales d’Angers

Droits de reproduction et de diffusion réservés © LESTAMP - 2005
Dépôt Légal Bibliothèque Nationale de France N°20050127-4889
ellisse@free.fr



La cité populaire Ney, construite dans les années 50 et 60, est composée de petits immeubles de seconde catégorie, (cité de transit et programme sociaux de relogement (PSR). Le nom de cette cité, située au bout de la ville, évoque tous les maux : chômage, pauvreté, délinquance, échec scolaire, drogue…. Elle vient de subir une troisième réhabilitation et comme lors des deux précédentes, elle s’est paupérisée. En dix ans, Ney a perdu la moitié  de ses bâtiments et de sa population. Elle héberge actuellement 900 habitants.

La population de la cité est fortement touchée par la dérégulation du travail et le développement du chômage de masse. En 2002, le taux de chômage était de 53,5 %. Pour 73,6 % des ménages, le travail n’est pas le moyen de subsistance, ni le mode central d’occupation de leur temps.


Cette « zone de vulnérabilité »[1] est devenue une véritable trappe à pauvreté. Les habitants qui pouvaient et souhaitaient partir ont quitté la cité à l’occasion de la dernière réhabilitation. Les gens endettés auprès du bailleur et ceux qui ne possèdent pas de ressources suffisantes, sont assignés à résidence. Cette captivité marque le glas d’une forme de logement social ; le parcours résidentiel est bloqué pour les plus démunis. Cette ségrégation spatiale est aussi l’expression d’un choix politique, d’un quartier sacrifié. Un adjoint municipal dit à voix basse : « il faut bien un endroit pour loger ceux qu’on ne peut pas mettre ailleurs ». La paix sociale d’autres quartiers est à ce prix !

Dans les discours tenus sur la cité Ney,  « tantôt la marginalité de l’espace est reportée sur les hommes ; tantôt, la disqualification présumée de la population est plaquée sur le territoire »
[2]. Dans les esprits, l’amalgame des références spatiales et sociales, et la stigmatisation ont contribué à amplifier l’isolement de cet espace et de sa population, et à les rendre extérieurs à la ville, à en faire « une verrue » dit un employé municipal.

Le sentiment d’unité territoriale et la séparation avec le quartier environnant sont consolidés par la délimitation de la cité, l’indifférenciation architecturale,  l’histoire de la cité, la composition de sa population et sa stigmatisation. La topographie de la cité délimite l’espace mais ce ne sont pas les caractéristiques de ce territoire qui font l’isolement, même si elles créent un sentiment d’abandon renforcé par les nombreux appartements vides et murés. Les voies d’accès sont vécues comme des frontières et non comme des axes d’ouverture. Les terrains non construits pourraient être perçus comme un privilège de proximité avec la campagne mais ils confortent, dans les esprits, le sentiment d’être au bout de la ville, à la frontière. Les caractéristiques architecturales ne sont pas déterminantes dans le phénomène de dévalorisation, même s’il y a des interactions entre l’espace social, les relations sociales et les espaces bâtis.[3]

La paupérisation et la montée du chômage ont renforcé l’ancrage des habitants au territoire de la cité et le sentiment d’y être enfermés. La disqualification a participé au développement d’une identité collective défensive qui renforce la fermeture. De très nombreux habitants se présentent comme appartenant à une communauté solidaire inscrite dans les limites du territoire de Ney. Ils donnent, par ailleurs, à l’existence de cette cité, le sens d’une mise à l’écart d’une population pauvre.



Un territoire de relations

L’espace de référence des habitants rencontrés est avant tout celui de leur lieu de résidence. La définition de l’identité sociale s’appuie sur l’habitat. Le nom de la cité qualifie un lieu et sa population.[4] Le lieu d’habitation les classe, bien plus que leur position professionnelle. Cela parait plus évident pour les chômeurs mais aucun habitant ne se présente spontanément par son emploi. J’obtiens des réponses très imprécises lorsque je demande le type d’emploi exercé par chacun, par un parent ou un voisin. Plus que l’emploi, le lieu d’habitation est un attribut identitaire qui participe à qualifier l’individu. Cette référence ne semble pas nouvelle, puisque Richard Hoggart observait que « changeant plus facilement de patron que de logement, (l’ouvrier) a le sentiment d’appartenir au quartier plus qu’à telle ou telle entreprise »[5]. Mais aujourd’hui, dans un contexte de chômage massif et d’insertion professionnelle devenue très aléatoire, le lieu d’habitation est l’élément le plus visible de leur statut et le plus stable.

Chez les personnes rencontrées, on retrouve rarement une identité de classe même si elles se situent dans une hiérarchie sociale. Le positionnement professionnel ne hiérarchise pas les gens alors qu’il reste dans notre société l’indice primordial de la stratification sociale, le principal instrument de différenciation et donc de l’identification.[6]

Je reprends l’exemple de Lina, mère de famille habitant la cité depuis deux ans. Dans le cadre d’une association des parents d’élèves, elle rencontre des personnes vivant dans les pavillons jouxtant la cité. Elle dit à leur propos : « c’est des gens de la haute par rapport à nous ». Ce propos est la marque d’une intériorisation d’un écart, d’une dévalorisation de soi et des habitants de la cité, que l’on peut associer à un espace vécu comme infériorisant. Dans le lieu d’habitation se lit la place dans la société urbaine et la position dans la hiérarchie sociale.

En reprenant l’observation de l’usage de cet espace, on s’aperçoit que l’espace est vécu comme une succession de repères, faits de gens et de services connus. On retrouve, ici, le rapport à un « territoire concret » développé par Richard Hoggart. Les déplacements multi-quotidiens sont organisés autour de morceaux de territoires plus ou moins familiers, plus ou moins appropriés et aux réputations différentes. Les rares commerces, les services publics, l’école et les cabinets des professions médicales ordonnent les trajets au sein de la cité. La proximité de ces services est à la fois appréciée et décrite comme contribuant à l’enfermement des résidants. Il est vrai que l’on rencontre peu de gens extérieurs à Ney exceptés les travailleurs sociaux et les représentants de certaines administrations. La maison pour tous est le seul lieu accueillant un public venu d’autres quartiers mais les gens ne traversent pas la cité pour y parvenir. Ce constat m’amène à reprendre la proposition de Colette Pétonnet, « une cité n’est pas un village, c’est un regroupement contraint et son espace n’est pas une place parce qu’il n’est pas public »[7].

La familiarité entre les gens rencontrés dans les rues de la cité et le partage d’un territoire, destiné exclusivement aux gens de la cité, donnent le sentiment d’une privatisation de cet espace public. Il prend une allure familiale et communautaire. Cet espace, pour reprendre les observations de Hervé Vieillard-Baron, devient un « espace de référence des habitants, carte mentale des pratiques éparses, ancrage d’émotions et de rêves partagés, de fêtes (…), d’injures, de réconciliations et d’indifférence »
[8], sur lequel s’appuie un attachement ambivalent des habitants à la cité. Sans travail, le quotidien, surtout des femmes, se déroule dans la cité. L’infime amplitude des déplacements contribue à renforcer le sentiment d’enfermement. L’usage d’un même espace met en relation et entraîne une densification des rapports sociaux. Les échanges réguliers contribuent à une inter-connaissance et soutiennent l’idée qu’« ici tout le monde se connaît ». Ils renforcent l’entre soi et l’idée d’un repli de la cité sur elle-même.

Les réseaux sont composés d’un enchevêtrement de membres de la famille, d’amis et de voisins. Ils sont consolidés par la présence de très nombreuses tribus familiales habitant dans la cité et par une certaine homogamie locale. Les liens sont renforcés par le parrainage d’enfants d’amis qui entraîne l’obligation de rendre régulièrement service aux parents, en gardant l’enfant, notamment. Ces réseaux électifs façonnent le fonctionnement de la cité sur un mode plutôt clanique. Des familles sont enserrées dans une petite communauté d’amis et de voisins géographiquement proches. Les relations sociales consolident un ancrage territorial, participent à l’attachement à la cité et étayent une identification locale.

Ce fonctionnement relationnel ne doit pas faire oublier l’isolement de certains habitants. Hamid qui est gardien HLM entend régulièrement leurs plaintes et surtout leur sentiment d’insécurité. Ces personnes sont surtout des gens âgés, n’ayant pas de membre de leur famille à proximité, et des nouveaux venus contraints d’emménager ici. On peut comprendre les difficultés d’intégration exprimées par certains nouveaux habitants qui ne sont pas insérés dans un réseau.



Un espace de contrôle

Ney est aussi un espace de contrôle où l’intimité est exposée. La taille de la cité, l’oisiveté d’une grande partie de la population, le temps consacré aux rencontres multi- quotidiennes et l’observation derrière les fenêtres, participent au développement de la rumeur et du ragot ; beaucoup de choses se racontent. Toutes les déambulations à pied, dans la cité, sont autant d’occasions de voir et d’être vu. Certains, à leur fenêtre, sont des spectateurs actifs qui manifestent leur présence et interpellent des passants. Ils conversent à haute voix d’un étage à l’autre. D’autres observent et sont accusés de colporter des ragots. Le temps passé à épier derrière les fenêtres occupe des gens désœuvrés et parfois inquiets. Il permet d’identifier, de contrôler ce qui se passe, de maîtriser son environnement pour se rassurer. Regarder permet aussi d’imaginer des histoires. Par ces pratiques panoptiques et la rumeur, les vies sont exposées et dérobées par autrui, l’intimité se défait.  « La pression du « nous » est plus forte que dans d’autres espaces urbains car la proximité du groupe est physique. Elle est aussi affective car le capital social est moindre, voire quasi inexistant quand le chômage fait disparaître la possibilité de rencontres dans le monde du travail, quand l’école ne parvient pas à faire du brassage social mais renforce le sentiment d’appartenance au quartier. »
[9]

Pour reprendre les propos de Michel Maffesoli : « quand « tout se sait » dans tel quartier ou dans telle rue, ce qui est en jeu, c’est le partage au jour le jour des affects, de la parole, des biens parfois aussi. L’inscription spatiale structure cette socialité de base »
[10]. La cité se nourrit, en partie, d’elle-même, de tous ses bruits. C’est une manière de faire corps. Ce corps fonctionne à la fois en acceptant l’altérité et en excluant. Les habitants font, par exemple,  preuve d’une grande tolérance face à leur voisins handicapés ou malades. L’accueil dont j’ai bénéficié est un élément révélateur de leur capacité à accepter l’autre. Mais, comme dans tous les groupes, pour réduire les tensions, on assiste ici à une désignation de victimes émissaires. Trois ou quatre familles, dont les enfants commettent régulièrement des délits,  font office de boucs émissaires permanents. Lorsque les tensions sont plus fortes, on assiste à une polarisation collective contre certaines catégories d’habitants. Des jeunes qui traînent dans les porches, les gens du voyage ou les Maghrébins sont particulièrement exposés, ils sont désignés alternativement comme les responsables de la situation. « Sans eux la cité serait agréable », disent certains.

Le quotidien se vit dans le « nous » du réseau et contribue au contrôle social et à l’intrusion. La nécessaire solidarité exige en contrepartie une certaine obligation de se dévoiler. L’intensité des relations a comme revers un contrôle social parfois pesant. Il est difficile d’échapper au regard de l’autre, de s’affranchir des pressions, des affections et du regard porté. Ce qui explique, en partie, l’attrait pour le centre ville où l’on échappe momentanément à la surveillance. L’observation permanente explique peut-être la disparition des hommes du paysage de la cité. Ils se protègent en restant dans les logements ou à l’extérieur de la cité, même si une partie de leurs activités circule dans les ragots.

La surveillance protège chacun mais elle se fait souvent intrusive. Je reprendrai une scène. Il est 11 heures et cinq femmes discutent devant une entrée d’immeuble. Elles font des commentaires sur les volets fermés du logement de Maryvonne : «  Elle n’a pas dû se lever ce matin » ; « Elle ne travaille pas en ce moment ? » « Non elle a fini son contrat » dit l’une. « C’est bizarre je ne l’ai pas vue depuis 2 jours », répond l’autre. « Elle est peut être malade ? » « Il faut appeler le médecin ». « Si ça se trouve, elle a perdu connaissance… » Chacune fait des hypothèses et se raconte une histoire.  Ces femmes décident finalement d’en parler à la sœur de Maryvonne qui habite la cité. Maryvonne apprécie peu la visite de sa sœur. Elle râle et ne supporte pas ce contrôle. « Ce n’est pas parce que je ferme les volets que je suis au fond de mon lit. Je n’avais pas envie de voir du monde. Ces jours-là je voudrais habiter ailleurs ». L’observation de la fermeture ou de l’ouverture des volets revient régulièrement dans les conversations, elle parle du rythme de chacun.

La privatisation des vies est, ici, dépendante des formes de sociabilité, des liens d’interdépendance et d’un espace partagé. La distinction privé-public ne se présente pas de façon évidente. Beaucoup de choses sont à la portée des yeux et des oreilles des voisins. L’observation mutuelle participe à rendre publique la vie privée et contribue à alimenter les réputations.[11] Personne ne doute que les allées et venues dans les logements soient l’objet de commentaires. Lorsqu’une jeune femme recueille son cousin, mis à la porte par ses parents,  elle s’amuse des ragots qui vont circuler. Ce jeune homme est inconnu  dans la cité car il réside habituellement dans un autre quartier. « Ça va causer », dit-elle. « On va dire que je les prends de plus en plus jeune, que je les prends au berceau ». La frontière vie privée et vie publique est brouillée. On assiste à une certaine dissolution de la sphère d’intimité, face au regard du groupe, ce qui renforce le contrôle social.

Celui-ci s’exerce par la pression du qu’en dira-t-on et par la présence des nombreux professionnels du secteur sanitaire et social.[12] Certaines de ces vies sont de nouveau dévoilées aux différents guichets sociaux.[13] Pour bénéficier d’une aide, il faut se raconter et exposer sa situation, même si des habitants de Ney s’approprient une marge de jeu et de ruses de dissimulation. La connaissance des règles du jeu permet de contrôler, en partie, le regard d’autrui, de se préserver et de protéger les siens. Très tôt les enfants apprennent ce qu’il faut dire et taire. Face à certains interlocuteurs, ils mesurent l’écart entre la réalité et les discours des mères. Chacun apprend à jouer avec les attentes supposées et les critères d’attribution des aides, chacun socialise ses difficultés et s’appuie sur les multiples expériences des uns et des autres. Mais le contrôle de ce que l’autre sait, à son insu, n’est jamais assuré.

La multiplicité des agents de contrôle[14] et les modes de vie soumettent les habitants aux regards des autres, bien plus que d’autres milieux. Certains se protègent en fermant leur porte ou en affirmant garder leur distance, d’autres affirment : « on n’a rien à cacher. On est comme on est. » Même chez les gens rencontrés une seule fois, j’ai très souvent été entraînée dans tous les recoins des logements. Les prétextes à ces visites sont divers : continuer la conversation en finissant le ménage ou en rangeant du linge, montrer un meuble, un bricolage, une décoration, une tache d’humidité… Ces parcours sont une invitation à me sentir « chez moi » et un moyen de personnaliser les liens. Dans cette exposition de leur lieu de vie, l’ameublement, l’agencement, l’entretien de leur logement sont livrés au regard de l’autre. Ils choisissent de montrer ce qui, dans d’autres milieux, relève du territoire de l’intimité. Ce parcours du visiteur, cette manière de se présenter, rappelle que le sentiment d’intrusion, la frontière de l’intimité est une construction sociale.



Une exposition du privé

L’exposition de certains domiciles confirme qu’ils « ont  l’air » de ce qu’ils sont : « des gens simples, pas fiers ». Ils réaffirment l’importance de l’adéquation entre le paraître et l’être. Chacun doit être à sa place, paré des atouts de son milieu social et capable d’être ce qu’il parait. La conformité et la stabilité des représentations évitent de brouiller les cartes et permettent de savoir à « qui on a à faire. » Cette exposition est aussi un moyen de montrer que le logement est entretenu et de se différencier de la stigmatisation collective attachée au territoire de la cité. Le gardien des HLM, arrivé dans la cité il y a trente ans où il a rejoint ses beaux-parents, exprime cette opinion : « On ne voit pas assez l’intérieur des logements aux blocs. Ca montrerait aux gens qu’on est capable de s’occuper de l’intérieur, même si ça s’est dégradé à l’extérieur ».

Ces visites guidées, qui sont l’occasion de montrer ce que l’on est, reflètent aussi un manque de confiance en soi ou, plus exactement, l’intériorisation de l’absence de crédibilité accordée par les « autres » à leur parole. Jean François Laé écrit qu’il « subsiste un colossal soupçon sur la parole d’en bas, d’ordinaire marquée au fer rouge et réduite à quia. L’expression de l’homme quelconque est toujours suspectée de mensonge, sans doute à cause de sa condition d’assujetti qui le rendrait couard. Il faudrait alors le prendre sur le fait, la main dans le sac. Observer, c’est prendre sur le fait, que ce soit pour la filature policière ou pour le sociologue. »[15] Pour ces mêmes raisons, lors des entretiens, les opinions sont régulièrement illustrées et justifiées par des exemples. Comme s’il fallait prouver, pour être cru, et se dévoiler un peu plus. Comme s’il fallait apporter la preuve de ce qui est dit.

On retrouve cette même présentation de ce qui pourrait être pensé comme la vie privée lors d’une exposition photographique. Cent habitants photographient la cité, sélectionnent un cliché et les montrent au public de la ville. Les lieux de prise de vue sont divers, mais très peu de preneurs de vue choisissent une photo représentative de la mauvaise image de Ney. Les clichés évoquent avant tout des moments de vie et rappellent l’importance du collectif. Les photographies retenues par les habitants prennent rarement pour sujet principal des parcelles du territoire urbain. L’extérieur est présenté avant tout, comme le cadre d’un moment, d’un espace de sociabilité. Les commentaires confirment la volonté des gens de présenter un bout de leur histoire. Ils dévoilent un univers intime, comme s’ils confiaient à l’image un moment de leur existence ; du temps plus que de l’espace. Ainsi, Bertrand a choisi un cliché où il « trinque » chez lui avec ses deux fils. Il explique son choix en parlant de son fils qu’il voit peu, de son autre fils, pas tout à fait normal dont il s’occupe, et de sa femme hospitalisée à qui il faudrait une maison de plain-pied.

Un autre homme, qui a déménagé quatre fois dans la cité, choisit de photographier la plaque sur laquelle est inscrit le numéro de son entrée d’immeuble. L’emménagement dans cette cage d’escalier représente un petit morceau de sa vie. Ce numéro de porche évoque l’époque où il est devenu employé municipal, après deux licenciements économiques. « Quand on a trouvé un boulot à la ville, on est moins soucié par les licenciements », commente t-il. Une jeune mère a choisi de montrer ses deux filles dans le lit de l’aînée, le matin au réveil. Le désordre autour du lit est évident, des peluches traînent, les deux filles ne sont ni habillées, ni coiffées. La propreté et la tenue vestimentaire de ses enfants sont pourtant très importantes. Elle dit : « elles sont naturelles, la chambre était comme elle était, j’ai pris la photo ». Elle souhaite montrer et conserver ce moment où ses « filles sont petites et s’entendent bien quand même ». Dans ses commentaires, elle évoque la naissance de ses filles. Les propos tenus et la photo retenue laissent entendre qu’il est plus important de partager ses joies et éventuellement ses peines que de protéger sa vie privée.

Sur l’ensemble des clichés, les tenues vestimentaires sont celles du quotidien. Les visages d’un grand nombre d’adultes,  rarement maquillés, portent les traces de conditions de vie difficiles. Ces corps fatigués contrastent avec la vitalité des enfants représentés. Dans les photographies prises à l’intérieur, l’espace n’est pas arrangé, il est présenté comme le cadre ordinaire de la vie quotidienne. Le linge sèche, un fer à repasser attend sur une table, des verres à demi plein et des bouteilles sont posés dans un coin, quelques cartons traînent, des lits sont défaits… On retrouve ici « les valeurs de naturel » et de la « décontraction »
[16] observées par Joëlle Deniot dans une partie des photos exposées dans les logements ouvriers.  L’auteure évoque la tradition de « ce goût populaire pour « la prise du naturel », appartenant à l’esthétique réaliste ». « La nouveauté réside dans le fait que ces images du naturel sont soudain passées de l’album de famille à l’affichage mural grand format »[17], et ici, à la présentation publique. L’exposition des biens, dans ces clichés et lors des visites, rappelle que la valeur de chacun n’est pas associée à sa richesse. Le jour de l’exposition, au théâtre municipal, la centaine d’habitants présents à l’inauguration, donne l’impression de feuilleter un album de famille. Plus qu’une façon de présenter la cité, c’est une invitation à partager des moments de vie auxquels nous convient ces photographes amateurs.[18]

Les gens de Ney sont peu à l’abri des regards indiscrets et leurs vies privées sont difficiles à protéger. La dépendance aux autres et « le besoin d’appuis immédiats rend utopique un mode de vie fondé sur l’autonomie du foyer, sur une vie privée qui signifierait solitude et isolement »
[19]. On peut penser que le choix d’exposer des scènes plus privées est l’expression d’un consentement à l’intrusion tout en étant une manière de se réapproprier sa vie en choisissant ce qui doit être dévoilé. Ce privé extraverti, l’exposition d’un aspect de leur vie n’est-elle pas, surtout, un moyen de sortir du silence, d’exister, de se protéger de la disqualification collective en se différenciant ?

Ce choix est aussi en cohérence avec les expressions tant de fois entendues : « on n’a rien à cacher » ou encore « on me prend comme je suis ».  Ces phrases sont en partie un moyen de se défendre et de répondre aux soupçons de mensonge qui pèsent sur eux mais aussi l’affirmation de la valorisation des attitudes naturelles. Ce désir de prendre à témoin un nombre d’inconnus de plus en plus grand, et plus seulement un petit nombre de proches, renvoie aussi aux modifications de la conception de l’intimité dans la société actuelle et au désir « d’extimité »[20]. Il s’inscrit dans une époque où l’intimité devient un objet de consommation cathodique.

Dans ce jeu d’exposition de la vie quotidienne, de voilement et de dévoilement, on voit que le privé n’est pas l’intime. Ce qui est montré est seulement une facette du privé. L’intime, fruit de l’éducation, est un territoire que l’on réserve à soi-même et à certains privilégiés considérés comme ses proches. « L’intimité nous dit surtout quelque chose de la liberté de soi, un manifeste de sa propre appartenance. »[21]

Durant les années d’échanges, j’ai eu accès à une part, parfois arrachée, de leur intimité. Les évènements et les anecdotes ont été racontés avec beaucoup de détails mais chacun a tu des sentiments, des idées, quelques évènements passés, quelques jardins secrets Chacun a gardé des zones d’ombres même si les évènements de leurs vies et leurs comportements échappent peu à la surveillance. Les relations sexuelles sont, par exemple, amplement décrites et commentées en dehors de tout moment de confidentialité mais chacun conserve ses ressentis, ses affects et ses émotions. Si les sentiments de colère sont exposés, il n’y a pas de parole sur l’affection et l’amour.

Ce refoulé, ce mécanisme de défense, s’appuie sur des codes communs, un inconscient culturel qui permet de ne pas prendre le risque de se laisser aller. La pudeur des sentiments protège le territoire de l’intime et marque la frontière entre ce qui est montré et caché. La dureté de certains propos tenus sur les hommes, sur les enfants et sur la fratrie est une manière de taire les sentiments, peut être aussi de dire qu’ils ne sont pas à la hauteur des attentes. L’humour, les pirouettes, le contournement, la désapprobation de celui qui expose des gestes de tendresse, la fanfaronnade, l’expression et l’affirmation d’un détachement, évitent les questions, l’intrusion et relèvent d’un savoir-faire. Une grand-mère conseille ainsi à une jeune fille « tombée »
[22] enceinte à quinze ans : « tu t’en fous des autres, tu fais la brave. Même si c’est dur ».

Au sein de ces familles, comme ailleurs, s’échangent des affects et le « je » est inséré dans le « nous » du groupe familial. La proximité des logements, le temps libre dont chacun dispose, les rencontres multi-quotidiennes entre mère et filles et la dépendance, notamment matérielle, des différents membres de la famille, accentuent le partage de l’intimité.



Un territoire à part ?

Si la cité est vécue comme un espace de contrôle, elle est aussi perçue comme un territoire fermé. Une combinaison de facteurs contribue à donner à cette cité le sentiment d’un territoire à part. L’espace et les relations sont intiment liés et forment des enveloppes protectrices contre la précarité des conditions de vie mais aussi la délinquance. Souvent lorsqu’un résidant est confronté à la violence ou à la délinquance, la question se règle au sein de la cité en s’appuyant sur les réseaux familiaux et locaux. Ce fonctionnement soutient l’idée que le contrôle et le règlement des conflits sont assumés par le milieu lui-même. Cette auto-régulation est confortée par la mise en place, par les pouvoirs publics, de la politique des « grands frères » ou encore « d’habitants relais »,[23] dont une des fonctions est d’assurer une médiation entre les habitants et les institutions. L’emploi de quelques jeunes hommes de la cité, comme vigiles de grandes surfaces ou videurs dans les boîtes de nuit, contribue aussi à les rendre responsables, à l’extérieur de la cité, de l’exclusion ou de la sanction de certains des leurs.

Les habitants, en relations à travers l’usage d’un même espace, sont dépendants  d’un unique bailleur : L’OPAC HLM. Celui-ci est, de plus, propriétaire de tout le terrain environnant les bâtiments. A ce titre, il est responsable de l’éclairage, la voirie, les trottoirs, les égouts… Ce bailleur a développé une politique « d’insertion par l’économique », afin de relancer les parcours résidentiels et de contribuer à la paix sociale. Il emploie des gens de la cité en CES, en contrat de qualification, en stage d’insertion, en chantier école… Il fournit des travaux d’entretien et de réfection à la régie de quartier[24] implantée au cœur de la cité. La plupart de ces travaux s’effectuent au sein de la cité. L’OPAC HLM se lance aussi dans « l’occupationnel » en développant et en gérant de nouveaux jardins familiaux au pied des immeubles. L’objectif est de maîtriser ces espaces, les identifier, marquer une limite entre les espaces privés et publics, donner une fonction à ces lieux et les valoriser.

Le bailleur devient, ici, l’interlocuteur pour le logement, les conflits de voisinage, le cadre de vie, le travail pour certains et même une partie des loisirs. Dans une inversion des rôles, il occupe une place proche de celle de l’employeur des cités patronales. Ici, ce n’est pas l’employeur qui loge mais le bailleur qui propose du travail. Cette prédominance du bailleur renvoie aux premières définitions de la banlieue étroitement liées à l’approche juridique de la ville au moyen âge.[25] La banlieue féodale, rappelle Hervé Vieillard-Baron, est définie comme le territoire sur lequel le seigneur ou la municipalité exerce le droit de ban. Le  ban  désigne en droit féodal «  la proclamation publique du suzerain sur l’espace qui est soumis à sa juridiction et par extension, le territoire où s’exerce cette autorité »
[26]. Cette analogie est cependant à nuancer car il n’y a pas, ici, de soumission au bailleur mais des conflits et de la contestation. D’autre part, les emplois proposés ne représentent qu’une infime minorité des emplois occupés par les résidants de la cité. Mais le logeur exerce un pouvoir local, hors de ses compétences, en palliant à une régulation insuffisante de l’État.

La territorialisation des politiques sociales, la valorisation des relations de proximité pour administrer « au plus près des problèmes », participe aussi à établir un traitement spécifique qui concourt à particulariser la cité. A titre d’exemple, des commissions de travail reprennent les axes et les objectifs inscrits dans la convention cadre du contrat de ville. Les intitulés de ces commissions sont parlants : « Faciliter l’accès à la réussite scolaire et individuelle à travers des actions éducatives et culturelles, accéder à l’emploi et à la formation, poursuivre la requalification urbaine, prévenir la délinquance et lutter contre l’insécurité, promouvoir la santé, favoriser le vivre ensemble et la citoyenneté ». Ces commissions, dans lesquelles sont répartis les travailleurs sociaux et auxquelles les habitants sont invités, s’appuient sur l’idée d’une population qui cumule « des handicaps ». A ce titre elle est à former, informer, éduquer et encadrer. « En focalisant le débat et l’intervention sociale sur les déficits des individus, les politiques des quartiers participent à substituer la thématique de l’exclusion à celles des inégalités et de discriminants mettant en avant le cumul des handicaps concentrés dans ces territoires »
[27].

Les habitants s’absentent de ces réunions centrées sur  les « manques » individuels qui leur font prendre en charge les problèmes d’insécurité, d’emploi et d’éducation sur lesquels ils ont peu de prise. L'arrivée massive des services sociaux a érodé la base des regroupements et l'équilibre du tissu relationnel basé sur des mécanismes de dépendances réciproques des habitants. Elle contribue au discrédit des porte-parole des habitants, celui-ci est observé par Jacques Ion et André Micoud dans d'autres quartiers « dégradés ». Les travailleurs sociaux ont peu à peu « investi les places de négociation »[28].  D’autres parlent à la place des militants associatifs au point que cette place disparaît.

Ce qui confère, avant tout, à cette cité son unité et son isolement est l’effet conjugué de la précarisation de la condition salariale et de la ségrégation spatiale. Le regroupement d’une population, dont une grande partie vit avec de faibles revenus, dans les logements les moins onéreux de la ville[29], renforce son isolement. Chacun a en miroir la précarité de l’autre, ce qui contribue à l’entre-soi et au sentiment d’être enfermé dans des conditions de vie. La précarité, partagée par un grand nombre, a même donné un rythme calendaire particulier à la cité. Toutes les fêtes, les sorties, les départs en vacances sont prévus après le cinq du mois, date à laquelle les allocations familiales sont versées.

Avant la dernière réhabilitation, la relative stabilité de la population et la présence d’un « noyau dur » d’anciens avaient permis d’établir des règles d’usages de l’espace, des modes relationnels codifiés et un fragile équilibre entre le cadre matériel et la « culture » de groupe. Le pluralisme de la population n’excluait pas la référence à une échelle de valeurs communes. La juxtaposition des notions d’identité et de territoire évoquaient un espace communautaire où des pratiques et une mémoire collective construite ont contribué à renforcer un sentiment d’appartenance. Les sollicitations incessantes du groupe permettaient à l’individu de participer à la vie sociale.

Les discours communautaires, tenus alors par un grand nombre d’habitants, célébraient l’homogénéité de la cité et de sa population. Ils étaient « l’expression superficielle d’une cohésion dont les raisons et les contenus résidaient principalement dans l’exigence conjoncturelle des familles à garantir la reproduction des échanges (…) à sauvegarder et à favoriser des échanges interpersonnels »[30]. Ces dernières années « ce rituel de l’égalité »
[31] s’amenuise. Les très nombreux départs et l’arrivée de nouveaux habitants ont provoqué une dispersion des réseaux et une désarticulation des liens d’inter-connaissance. La dissolution des anciens liens de proximité devient une source d’isolement. Les habitants perdent la capacité à régler une partie des conflits de voisinage et le sentiment d’insécurité progresse. L’environnement est vécu comme de plus en plus menaçant et nous assistons à une occupation moindre de l’espace extérieur et à un repli dans les logements.

La rénovation urbaine a transformé le cadre de vie. La physionomie de Ney a changé, les démolitions de bâtiments ont « aéré » la cité, dégagé des espaces « vides », disent des habitants, et ont ouvert la cité vers l’extérieur. Ces modifications entraînent une réorganisation de l’espace habité. Aujourd’hui, une certaine sociabilité se désagrège. La perte de l’aspect communautaire diminue la capacité des habitants à défendre collectivement leurs intérêts et à se faire représenter. Les départs des « vieux » militants entraînent une perte de la transmission de l’histoire de la cité qui faisait office de mythe fondateur. La disparition de ces leaders contribue à la dissolution du tissu associatif.

La cité est bâtie au bout de la ville, elle fonctionne en partie comme un microcosme, mais la vie quotidienne est plus marquée par la dépendance à la société que par l’autonomie de la cité. Ce n’est pas parce qu’il y a un fort ancrage territorial, un regroupement d’une population aux conditions de vie précaire que ces populations sont « désaffiliées », hors de la société. Les habitants sont soumis aux aléas du  marché du travail, ils sont à la « frontière de la banlieue salariée »[32]. Si l’emploi constitue toujours la matrice du lien social, « si le discours dominant laisse entendre que les quartiers impopulaires ressemblent à des réserves, ces quartiers, même les plus enclavés, respirent l’air du temps ».[33] Ces populations reçoivent toutes les ondes de chocs des transformations de la société. Si l’on observe les loisirs,  l’alimentation, la consommation, leur  rapport à la politique… ces hommes et ces femmes appartiennent à la société d’aujourd’hui.

Par ailleurs, l’ancrage à un territoire ne s’oppose pas au développement de pratiques à l’extérieur. Les possibilités de sortir de la cité sont réduites par les difficultés de déplacement mais les gens utilisent les bus et font des kilomètres à pied. En dehors des visites aux membres de la famille vivant hors de la cité, « les sorties » se situent régulièrement autour de trois pôles : les démarches vers les administrations qui n’ont pas d’annexe implantée dans la cité (EDF, France Télécom, l’ANPE…), la fréquentation quasi quotidienne des grandes surfaces et des commerces, et les loisirs avec les déplacements dans les parcs, la piscine, les flâneries au centre ville, les boites de nuit, la pêche, les matchs de football, les jardins, les vacances… Si l’on excepte la pêche et les jardins familiaux, ces parcours citadins sont proches de ceux des autres catégories sociales. Ici, les loisirs et la consommation sont cependant limités par l’étroitesse des budgets. Ces déplacements hors de la cité se font régulièrement en groupe et ils sont rarement l’occasion d’étendre les relations ; le groupe se suffit à lui-même. Le peu d’éventualité de rencontrer d’autres catégories sociales n’est pas propre aux habitants de la cité. Mais cette question du brassage social fait écho à un choix politique réactualisé[34], celui de « la mixité sociale » en matière de logement.

La volonté de mixer la population est affichée par les pouvoirs publics comme une solution face à la paupérisation de certains quartiers et à la menace de constitution de « ghettos »[35] socio-économiques. L’idéologie de la mixité sociale pose de nombreuses questions.

On ne peut pas légitimer le processus de ségrégation spatiale ni soutenir une société avec des poches de pauvreté mais l’idéologie de la mixité sociale n’est pas sans contenir certaines ambiguïtés. Elle est évoquée exclusivement à propos de la répartition des milieux populaires et des immigrés. Elle est présentée comme une dispersion des familles les plus pauvres se mélangeant aux autres catégories sociales. Ce moyen d’effacer le désordre des cités laisse entendre que les couches sociales inférieures s’élèveraient en fréquentant les autres catégories sociales ; la classe moyenne offrant des modèles de comportements.[36] Mais la proximité spatiale ne produit pas systématiquement de la proximité sociale. « Il semblerait que plus la distance géographique diminue, plus la distance sociale devient perceptible, et douloureuse pour qui voudrait la surmonter. »[37]

Cette politique d’assimilation est porteuse du rêve d’un espace urbain qui nivellerait les différences sociales et effacerait les traces d’inégalité inscrites dans la texture de la ville. Pour reprendre les propos de Daniel Sibony, « de nos jours, les projets d’intégration reflètent un fantasme typique des programmes de société : celui d’avoir en main leur objet -le social -, d’en organiser les mouvements, d’en planifier le devenir… Bref, c’est leur illusion de pouvoir faire des systèmes humains intégrés »[38]. L’idéologie de la mixité sociale est, par ailleurs, en contradiction avec la réalité et les pratiques résidentielles de ceux qui tiennent ces discours.[39]

Ce choix politique, cet impératif du vivre ensemble, amène des questions. Y a t’il un quota de pauvres, un seuil de tolérance supportable par les autres catégories sociales ? La réponse à la progression des inégalités sociales et à la précarisation des milieux populaires est-elle de mieux répartir la pauvreté dans l’espace? Est-ce aux milieux populaires de se fondre dans la ville ?

La perte de la visibilité des milieux populaires, par leur dispersion, n’entraînerait que l’illusion d’avoir résolu le problème de la pauvreté. La paupérisation des quartiers populaires, la concentration des ménages les plus modestes et l’assignation à résidence d’une partie de la population dans des îlots, se renforcent au rythme des mutations économiques, sous le double effet du départ des classes moyennes de ces quartiers et de la précarisation des milieux populaires. Les fractures spatiales sont la conséquence des inégalités sociales. La modification de la répartition de la population sur le territoire de la ville ne peut se réaliser sans une modification des moyens d’existence, la possibilité de choisir son lieu de résidence et l’affirmation du droit au logement.

L’idéologie de la mixité sociale n’est-elle pas révélatrice d’une envie de faire disparaître les poches de pauvreté comme symbole et réalité dangereuse, sans contrarier le fonctionnement de la société ?




[1] R. Castel, Les métamorphoses de la question sociale, Paris, Fayard, 1995.
[2] H. Vieillard-Baron, Les banlieues françaises ou le ghetto impossible, La tour d’Aiguës, Ed. de l’Aube, 1994, p. 16.
[3] M. Bonetti, Habiter. Le bricolage imaginaire de l’espace, Marseille, Hommes et perspectives, 1994.
[4] Michel Bonetti écrit à propos des lieux d’habitation : « on octroie ainsi des valeurs symboliques (…) qui sont transmises en valeurs sociales de classement et on établit des correspondances avec le statut social, réel ou usurpé, de leurs occupants. (...) Ceux–ci se voient attribuer les qualités sociales conférées à leur habitat. » op.cit, p. 95.
[5] R. Hoggart, La culture du pauvre, Paris, Ed. Minuit, 1970,  p. 102.
[6] H. Mendras et M. Forsé, Le changement social, Paris, Armand Colin, 1993, p. 203.
[7] P. Petonnet,  Espaces habités : ethnologie des banlieues, Paris, Galilée, 1982, p. 174.
[8] H. Vieillard-Baron, op.cit, p. 142.
[9] A. Madec, Chronique familiale en quartier impopulaire, thèse de doctorat de sociologie, Paris VIII, sous la direction de J. F Laé,  1996, p. 352.
[10] M. Maffesoli, La conquête du présent, Paris, Desclé de Brouwer, 1998 (1979), p. 87.
[11] Les commentaires ont « aussi pour fonction d’exclure, de trancher des liens, et pourraient être un instrument de rejet d’une redoutable efficacité. » Norbert Elias et John L. Scotson  font cette observation dans la zone la plus communautaire du quartier de Winstor Parva située dans une banlieue d’une grande ville industrielle anglaise. N. Elias et J. L. Scotson, Logiques de l’exclusion : enquêtes sociologique au cœur des problèmes d’une communauté, Paris, Fayard, 1997 (1965),  p. 173
[12]  Soumis, eux aussi, aux regards des autres, ils doivent régulièrement justifier et défendre leur travail.
[13] Le rapport que les travailleurs sociaux entretiennent avec l’intimité des usages est l’objet de débats internes. Je reprendrai quelques interrogations de  Xavier Bouchereau, éducateur spécialisé. « Jusqu’où sommes-nous prêts à aller pour aider des familles ? Quelles sont les limites du droit d’ingérence ? (…) Scolarité, budget, vacances travail… rien n’échappe au regard du professionnel (...) mais que reste-t-il à la famille ? Il s’agit d’éviter la dérive d’une construction panoptique qui suscite chez l’usager un sentiment de dépossession aussi angoissant que paralysant ».  X. Bouchereau, Que reste-t-il de leur intimité ? Actualités Sociales Hebdomadaires, 15 février 2002, n°2250, p. 37-38.
[14] On compte en 1990 dans la cité :  60 animateurs, travailleurs sociaux, îlotiers, gardiens…
[15] J.F.Laé, Travailler au noir, Paris, Métailié, 1989, p. 17.
[16] J.Deniot, Ethnologie du décor en milieu ouvrier: le bel ordinaire, Paris, L’Harmattan, 1995, p. 169.
[17] J. Deniot, op. cit,   p. 169-170.
[18] Cette manière de présenter la cité est  proche de ce que l’on retrouve dans les entretiens réalisés au début de cette recherche.  Ils décrivent la cité par des manières de vivre des habitants plus que par une présentation de caractéristiques démographiques, économiques, topographiques…
[19] H. Coing, à propos de l’îlot n°4 à Paris 13ème, Rénovation urbaine et changement social, Paris, Les éditions ouvrières, 1973 (1966)
[20] Serge Tisseron, L’intimité surexposée, Paris, Ramsay, 2001. Serge Tisseron analyse, à partir des émissions de télé réalité, ce désir « d’extimité » dans la société actuelle. Il l’interprète comme la conséquence de l’éclosion de nouvelles technologies (téléphone portable où l’on déverse des paroles intimes en faisant fi de l’entourage, Webcam, …) comme la marque de difficultés à se séparer et comme la conséquence de la très forte présence des mères dans l’éducation. Les enfants voulant plaire à leur mère, ils  cherchent à être reconnus, à toujours montrer du nouveau, à rendre publique une partie de leur intimité. « Ils désirent par-là enrichir leur personnalité en augmentant le nombre d’interlocuteurs qui vont valider leur intimité. »
[21] J. F Laé, « Territoire de l’intimité, protection et sanction », in Intimités sous surveillance, Paris, PUF, Ethnologie française, Janvier- Mars, 2002-1, p 5-10.
[22] Ce mot semble exprimer un même fatalisme qu’autrefois.
[23] Dans cette cité, ces adultes sont bénévoles, mais le dispositif d’adultes relais salariés est mis en place dans de nombreux quartiers depuis 2000.
[24] Les régies de quartiers sont des structures associatives dont la vocation est d’intégrer ou de réintégrer les habitants de « quartiers en difficultés » dans le monde du travail en les faisant participer, à travers un statut de salarié à part entière, à la maintenance de leur cadre de vie.
[25] Cette idée est développée par  H. Vieillard-Baron, op.cit, 1994, p. 16.
[26]Ibidem, p. 17.
[27] M. H Bacqué, Yves Sintomer et Henri Rey,  Gestion participative et démocratie de  proximité, Paris, La découverte, 2004.
[28] J. Ion et A. Micoud, Les porte-parole des quartiers dégradés, in bulletin de CLCJ, juin 1988, pp 15-18, p 16
[29] En décembre  2002, le montant du loyer pour un logement de type V est de 167,70 euros auxquels il faut ajouter 91 euros  de charges.
[30] M. Gribaudi, Itinéraires ouvriers, espaces et groupes sociaux à Turin au début du XXème siècle, Paris, EHESS, 1987  p. 30 et 234.
[31] Ibidem, p. 30.
[32] P. Grell, A. Wery, Héros obscurs de la précarité : des sans travail se racontent, des sociologues analysent, Paris, L’Harmattan, 1999.
[33] A. Madec, Chronique familiale en quartier impopulaire, Paris, La découverte, 2002, p. 154.
[34] Le groupe d’étude et de lutte contre les discriminations rappelle que la volonté de brasser les groupes sociaux sous-tend les politiques urbaines depuis la Libération. A partir des années 80, l’objectif est proclamé dans plusieurs textes législatifs et réglementaires : la loi Besson de mai 1990, la loi d’orientation sur la ville de juillet 1991, la loi de juillet 1998, dite de « lutte contre les exclusions » et celle de décembre 2000, relative à la solidarité et au renouvellement urbain. (Le monde 15 mai 2001)[35] Ce terme largement utilisé aujourd’hui, qui par extension du mot originel signifie tout espace de relégation est cependant impropre à la définition des cités populaires, il ne rend pas compte de la réalité. Si l’on reprend la définition du ghetto faite dans  l’encyclopédie universaliste, on s’aperçoit que contrairement aux ghettos où les juifs étaient contraints de vivre et sur lesquels s’exerçaient des pressions et des règlements oppressifs, les pressions exercées sur les habitants des cités populaires sont aujourd’hui exclusivement sociales et économiques et qu’il n’existe pas de contrainte légale obligeant à y vivre. D’autre part les juifs, répondant à leur exclusion, ont développé dans les ghettos une relative autonomie sociale, religieuse, culturelle et politique. Les cités sont actuellement plus marquées par leur dépendance à la société que par leur autonomie. Les cités sont, de plus, marquées par une faible stratification sociale, ce qui fait que ce ne sont pas non plus des villages.
[36] Norbert Elias et John Scotson rappellent qu’en règle générale, les groupes établis « attendent des nouveaux qu’ils se soumettent à leur contrôle social et se montrent disposés à s’intégrer ». Logiques de l’exclusion, Paris, Fayard, 1997,  p. 90.
[37] H. Coing, op . cit, p. 268,  Voir aussi  Cl. Chamborédon et M. Lemaire, Proximité spatiale et distance sociale. Les grands ensembles  et leur peuplement,  Revue française de sociologie, volume11. 1, Janvier-Mars 1970, pp. 3-33.
[38]D. Sibony, Entre-deux. L’origine en partage, Paris, Le seuil, 1991, p. 356.
[39] C. Guilluy et C. Noyé, Atlas des nouvelles fractures sociales en France, Paris, Autrement, 2004.
 


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