Stéphane DORIN
Université de Paris 13 et laboratoire Shadyc,
EHESS - CNRS
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LESTAMP -
2005
Dépôt Légal Bibliothèque Nationale de France
N°20050127-4889
« Rien de plus imperméable que la musique d’une société pour
une autre société, la musique d’un âge à un autre âge ; rien
cependant de plus facile à emprunter qu’une musique ou un
art. »
Marcel Mauss[1]
Un
des paradoxes de la globalisation culturelle est d’avoir
attiré l’attention sur la finitude de l’univers culturel
dans lequel nous vivons. Elle est ainsi responsable, non pas
d’avoir engendré une homogénéisation culturelle, mais de
nous avoir fait prendre conscience de la grande diversité
des cultures locales et de la nécessité de les préserver.
C’est à ce constat plutôt optimiste qu’aboutissent la
plupart des théories contemporaines de la globalisation. Et
il s’applique au cas particulier des musiques populaires,
dont l’ancrage dans un univers local est solidement établi,
voire renforcé par des siècles de tradition. L’enquête
présentée ici est née d’une interrogation relative à
l’ampleur des changements induits par la globalisation dans
le fonctionnement des musiques populaires en tant que
systèmes symboliques fortement localisés. A l’aide des
outils de l’anthropologie, de l’histoire et de la
sociologie, j’ai entrepris une étude systématique, fondée
sur le recueil de données, d’un cas particulier où les
musiques véhiculées par la globalisation croisent les
musiques locales en un lieu déterminé. Le terrain de la
musique populaire occidentale – principalement sous la forme
du jazz et du rock – à Calcutta m’en a fourni l’opportunité.
La globalisation et la multiplication des cultures
publiques
Il faut combattre l’idée que l’américanisation, la
marchandisation, la « macdonaldisation », ou une quelconque
variante de ce phénomène, est en train d’homogénéiser le
monde et de créer un peu partout de petites Amériques ;
comme il faut aussi rejeter la théorie de la modernisation,
qui assigne un point d’arrivée unique à tous ceux qui sont
sur le chemin du développement. Nous croyons plutôt, suivant
en cela Arjun Appadurai et Carol Breckenridge, que la
modernité est désormais une expérience globale, au sens où
la plupart des sociétés disposent des moyens pour la
produire localement. Il n’y a donc aucune raison de regarder
les modernités du monde comme de « pâles imitations de
l’original euro-américain »[2].
Dérivée du concept habermassien de « sphère publique »[3],
espace par excellence de la discussion rationnelle et
argumentée, dominé par les mass media, la notion de
« culture publique », forgée par Appadurai et Breckenridge,
tente de rendre compte à la fois des capacités à détourner
les messages et à résister dont les classes populaires font
preuve face aux industries culturelles de masse – ce qu’ont
montré les travaux de Richard Hoggart et ceux développés au
CCCS de Birmingham –, mais aussi des débats publics où la
culture constitue un enjeu, débats parfois violents et
irrationnels comme dans le cas de la destruction de la
mosquée d’Ayodhya par des extrémistes hindous en 1992. D’une
manière plus spécifique, la culture publique a partie liée
avec la globalisation, dans la mesure où elle se présente
comme un espace où se jouent l’affrontement et
l’interpénétration des cultures locales et de la culture de
masse véhiculée par les media globaux. « Cette zone de
contestation et de cannibalisation réciproque – où la
culture nationale, la culture de masse et la culture
folklorique se donnent mutuellement du grain à moudre – est
au cœur de la modernité publique en Inde. »[4]
Même si le projet développé par Appadurai et Breckenridge
met sans doute trop l’accent sur la consommation conçue
comme une activité complexe et une modalité essentielle de
la vie sociale contemporaine, ce qui les conduit à
privilégier les effets médiatiques et le rôle de la
publicité, j’ai choisi de prendre cette direction très au
sérieux en essayant de présenter une étude de cas qui tienne
autant compte des modalités de consommation de formes
culturelles globales (le jazz et le rock) que des voies
empruntées à Calcutta pour se les approprier et ainsi en
produire des versions locales. Je partage avec eux l’idée
que les nouvelles classes moyennes indiennes, comprenant
désormais entre 200 et 300 millions d’individus, jouent un
rôle prépondérant dans l’élaboration, la transformation et
la diffusion – grâce aussi à l’explosion des média en Inde,
des magazines à la télévision par câble – de ces nouvelles
formes de culture publique. Et cette articulation du local
et du global ne peut se saisir que par l’enquête de terrain,
c’est-à-dire par une connaissance intime et localisée, dans
l’espace et dans le temps, des gens et des lieux. Or, écrire
sur des gens et des lieux, voilà bien l’objectif le plus
élevé des sciences sociales, comme l’explique Richard
Hoggart : « Quand on écrit sur les gens et les lieux, il
faut contempler ce matériel en toute honnêteté, être
disponible à son sens singulier, se débarrasser des clichés,
rechercher le trait « représentatif » et le caresser comme
un animal. Si on a de la chance, quelque chose va apparaître
qui viendra vous manger dans la main. C’est alors que vous
comprenez que vous avez accompli quelque chose, sans rien
imposer au monde. »[5]
Une étude de cas : la musique populaire
occidentale à Calcutta
Il ne saurait être question d’envisager la circulation
globale du jazz et du rock sans prendre pied quelque part,
c’est-à-dire sans passer par une ethnographie située des
comportements liés à ces formes culturelles. Ce qui revient
à dire que l’on ne peut faire l’économie du choix
stratégique d’un endroit, qui soit à la fois un poste
d’observation à partir duquel on pourra saisir le passage
des flux culturels et un lieu où ces formes culturelles
entrent en interaction et où les « gens » s’en saisissent et
contribuent à leur transformation, leur développement ou
leur déclin. On comprendra alors aisément que le choix, en
termes de case study, de l’Inde, et plus
particulièrement d’une métropole, Calcutta, que l’imaginaire
contemporain associe à la misère et exclut a priori
du grand mouvement de la globalisation, pour étudier les
soubresauts de la circulation du rock et du jazz, présente
le double intérêt d’offrir la possibilité d’un regard
sociologique sur un phénomène largement ignoré, voire
méprisé, et de saisir localement, et ce de manière plus
visible qu’ailleurs, les effets sociaux de l’appropriation
locale de formes musicales globales.
Lors de mon arrivée à Calcutta en janvier 1999 pour la phase
intensive de terrain, ce n'était pas véritablement le début
de mon enquête, au sens « canonique » du terme, puisque je
connais cette ville depuis août 1997 ; j'y ai résidé
plusieurs fois et, grâce à ma compagne, j'ai pu en apprendre
les codes et les manières de vivre propres. J'y ai aussi
observé les relations entre expatriés et Indiens, et j’ai pu
me faire une idée de mon insertion dans les réseaux locaux.
J'ai vécu le quotidien, me suis fait des amis, ai participé
à de nombreux événements culturels ou sociaux (lunchs,
cocktails, réceptions, spectacles), auxquels ma proximité
avec le consulat et l’Alliance française me permettait
d’avoir accès. Plusieurs mois au total pour « faire ma
place », les deux derniers durant l'été 1998 pour présenter
mon enquête à quelques amis et prendre des contacts. Cela
m'a aidé, je crois, à gagner un temps précieux, en
facilitant mon intégration. On m’avait déjà attribué le rôle
d’ « étranger sympathisant », intéressé par la vie
culturelle de Calcutta, notamment par sa spécificité que
l’on pourrait qualifier de « littéraire », tant les Bengalis
sont bibliomanes et jaloux de leurs écrivains et de leurs
artistes.
A Calcutta, j’ai rencontré en 1997 plusieurs musiciens et
amateurs de musique populaire et ce que j’ai remarqué de
prime abord, c’est leur rapport à la fois admiratif et
distant avec les musiques populaires occidentales, en
particulier les musiques de jazz et les divers genres du
rock : certains d’entre eux sont des amateurs brillants,
reproduisant avec une précision très grande les standards du
rock ou du blues. En commençant mes recherches, je me suis
rapidement rendu compte qu’il s’agissait d’une pratique
culturelle très répandue dans la jeunesse de Calcutta, du
moins la plus favorisée, installée au sud de la ville. Qui
plus est, la question de l’authenticité qui s’exprime à
travers celle de la langue – faut-il chanter en anglais ou
en langue vernaculaire, c’est-à-dire en bengali ? – est une
question cruciale, car elle met en jeu l’héritage colonial,
le problème de l’identité et celui de la participation à un
monde dominé par l’anglais et les schèmes économiques qui y
sont liés. L’identité bengalie, c’est-à-dire locale,
mais aussi indienne, donc nationale, et la
participation à un univers culturel global
s’expriment donc à travers cette pratique.
Calcutta présente l’originalité de poser ouvertement la
question de l’identité à travers celle de la langue :
l’anglais – vu non plus seulement comme la langue des
colonisateurs, mais aussi comme le sésame vers les
Etats-Unis ou l’Europe et la participation au « monde »,
c’est-à-dire l’arrachement du Tiers-Monde – contre le hindi,
vraie-fausse langue nationale; le bengali contre l’anglais;
le bengali contre le hindi. Toutes ces questions sont
complexes et éminemment ambivalentes. Et le cas, spécifique
à Calcutta, du Bangla Rock et de la
jibonmukhi music[6]
en est aujourd’hui une des expressions les plus vives.
La genèse d’une « culture de goût » autour de
la musique populaire occidentale en Inde
La présence
britannique a permis la diffusion de musiques populaires et
savantes en provenance du Vieux Continent, puis des
Etats-Unis d’Amérique. Les musiques de danse et de jazz sont
parvenues jusqu’aux rivages de l’Empire des Indes, et ce
mouvement de diffusion culturelle s’est amplifié après
l’Indépendance. Le développement de la radiodiffusion, ainsi
que la multiplication des lieux de sortie pour les classes
aisées, britanniques et indiennes, ont ainsi favorisé la
circulation des musiques de jazz, puis du rock à partir des
années 1960 en Inde. Calcutta, en raison de son importance
dans la colonisation britannique, fut particulièrement
sensible à la circulation des formes culturelles
occidentales, et en particulier des musiques populaires.
Petit à petit s’est constituée en Inde une « culture de
goût », au sens d’Herbert J. Gans, autour des formes
occidentales de musique populaire. On peut aller jusqu’à
dire qu’une culture de goût liée au rock s’est mise en place
dès les années 1960, principalement dans les grandes villes,
avec la constitution de groupes, et l’émergence de quelques
lieux dédiés à ces formes musicales – ce qui signifie que le
rock était souvent associé au blues et aux musiques de jazz.
Cette culture de goût est consommée, à travers ses produits
et ses codes, par un « public de goût » spécifique. Pour
Gans cependant, les cultures de goût ne constituent des
systèmes de valeurs cohérents, pas plus que les publics de
goût ne sont des groupes organisés et aisément
identifiables. Ainsi, « les premières sont des agrégats de
valeurs similaires et parfois, mais pas toujours, de
contenus analogues, et les derniers sont des agrégats de
gens qui partagent généralement, mais pas toujours, les
mêmes valeurs et opèrent des choix similaires parmi les
options culturelles proposées.»[7]
Une culture de goût relative à la musique rock n’est en cela
qu’un système culturel constitué de valeurs et de
significations partagées, qui se reflètent dans une forme
musicale, véhiculée par des moyens de communication de
masse, comme la radio par exemple, ou interpersonnelle,
comme l’échange de disques ou de magazines relatifs au rock.
Un public de goût peut quant à lui ne pas avoir conscience
de son existence en tant que tel, car il est constitué de
l’ensemble des usagers et des consommateurs de la culture de
goût afférente, sans qu’il soit nécessaire de postuler une
conscience de groupe, et sans l’exclure pour autant. En Inde
comme ailleurs, les magazines assurent aussi cette fonction
de fédération d’un public de goût, en assurant la diffusion
de connaissances en même temps qu’une certaine
standardisation des choix au sein de la culture de goût liée
au rock.
Cependant, peu de titres de presse assurent cette fonction,
bien que leur nombre et leur diffusion se soient
sensiblement accrus dans les années 1990. Ainsi, il faut
noter le lancement en 1995 de The Rock Street Journal,
à Allahabad, seul journal dédié spécifiquement à la culture
de goût du rock, et dont l’objectif affiché a toujours été
l’émergence d’une authentique culture de goût liée au rock
en Inde. Son slogan est à cet égard révélateur : « India
is happening », signifiant par là le désir que l’Inde
participe à son tour au grand mouvement de la globalisation
du rock. Le lancement du site Internet gigpad.com à la fin
des années 1990, destiné à mettre en relation des musiciens
de rock, tout en offrant une publicité aux groupes et à
leurs concerts, à côté d’une gamme de services comme des
petites annonces de vente d’instruments ou de cours de
musique, ainsi qu’un forum, où les goûts et les modes
peuvent être discutés librement, constitue aussi un bon
indicateur de l’émergence en Inde d’une véritable culture de
goût liée au rock.
Cela étant posé, le modèle avancé par Gans sert à décrire
les différents types de cultures et publics de goût au sein
de la société américaine, et doit donc être réservé à
l’étude des sociétés occidentales, même si ses concepts ont
une certaine portée générale, comme tout bon concept
sociologique qui se respecte. En particulier, la typologie
avancée par Gans, à savoir les cinq grandes cultures de
goût, culture savante (high culture), culture moyenne
supérieure (upper-middle culture), culture moyenne
inférieure (lower-middle culture), culture populaire
(low culture), et culture populaire quasi-folklorique
(quasi-folk low culture), doit être nuancée, dans la
mesure où elle s’inspire très largement de la typologie
warnérienne, dont nous avons déjà discuté l’ambiguïté
lorsqu’on l’applique à la société indienne contemporaine.
Gans affirme ainsi la prédominance de la classe sociale, en
sus de comme principe de différenciation entre cultures et
publics de goût. Il précise néanmoins en note que son usage
du terme « classe » n’est point marxiste : pour lui, la
classe est synonyme de niveau socioéconomique. Les publics
de goût ne sont ainsi que des agrégats de personnes qui sont
similaires respectivement selon au moins l’un des trois
indicateurs de classe –revenus, profession et éducation.
Dans une perspective qui n’est pas loin de rappeler
Bourdieu, Gans ajoute que le facteur le plus important est
l’éducation dans la constitution des cultures et des publics
de goût. Il cite ainsi pour exemple le cas d’un petit
entrepreneur qui, ayant fait fortune après avoir quitté
l’école assez tôt, a plus de chances, selon lui,
d’appartenir à une culture de goût peu élevée alors que le
reste de ses choix dépendent plus directement de ses
revenus. Si, comme le dit Gans, la culture jeune et la
culture rock ne constituent pas à proprement parler un grand
type, c’est parce qu’elles peuvent être envisagées comme une
excroissance, peut-être éphémère d’ailleurs, d’un grand type
déjà évoqué : en particulier, la culture de goût du rock
peut, suivant les sous-genres qui la composent être
rapportée à un grand type de culture de goût. Si, de manière
générale, les musiques de jazz et de rock sont, dans la
société américaine et les sociétés occidentales en général,
associées aux classes moyennes et populaires, dans le cas de
l’Inde contemporaine, il faut opérer un glissement vers le
sommet de la hiérarchie sociale, c’est-à-dire les classes
supérieures et les classes moyennes supérieures. Il faut
tenir compte en effet de la place singulière qu’y tiennent
les formes occidentales et occidentalisées de musique
populaire, dotées d’un prestige et d’une capacité d’adhésion
différente dans la société indienne et les sociétés
occidentales.
Conclusion
La globalisation peut ainsi être envisagée comme un
processus de production de nouvelles formes culturelles, qui
viennent enrichir les formes initiales dont elles sont
issues. En ce sens, la circulation du jazz et du rock en
Inde fait partie des formes « jazz » et « rock » : la
globalisation n’est pas assimilable à une simple diffusion /
imposition des formes populaires et industrialisées de la
culture américaine. C’est plutôt un phénomène qui peut être
saisi de manière décentrée. Le terrain de la musique
populaire d’inspiration occidentale à Calcutta en constitue
donc une illustration tout à fait pertinente, et l’on peut
ajouter que seule l’enquête ethnographique est en mesure
d’apporter un éclaircissement sur les modalités concrètes,
et non plus hypothétiques, de la globalisation culturelle.
Ainsi, la globalisation des formes culturelles peut être
saisie localement, à partir d’un lieu où les individus se
saisissent des formes culturelles en circulation comme
d’autant de ressources symboliques qui permettent à la fois
de produire des significations locales et de participer au
mouvement global de la modernité. La diffusion du jazz et du
rock à Calcutta est à l’origine d’une structure historique
spécifique, dans laquelle ces formes culturelles peuvent
être appréhendées au tournant du XXIème siècle. Autour de
ces versions locales du jazz et du rock se cristallisent
ainsi des réseaux de significations que l’on peut identifier
comme des cultures de goût, qui viennent enrichir le paysage
culturel bengali, loin des stéréotypes misérabilistes ou
folkloriques qui constituent le plus souvent la
représentation commune de Calcutta dans l’imaginaire
contemporain.
Marcel
Mauss, Manuel d’ethnographie, Paris, Petite
Bibliothèque Payot, 1967 [1926], p. 85.
Arjun Appadurai, Carol Breckenridge, « Public
Modernity in India », in Carol Brekenridge (ed.),
Consuming Modernity.
Public Culture in Contemporary
India, Delhi, Oxford University Press, 1996 [1ère
édition américaine 1995], p. 1-20.
Jürgen Habermas, L’Espace public. Archéologie de
la publicité comme dimension constitutive de la
société bourgeoise, Paris, Payot, 1979 [1962].
La première traduction en anglais n’a eu lieu qu’en
1989.
Arjun Appadurai & Carol Breckenridge, Consuming
Modernity, op. cit., p. 10.
Richard Hoggart, « Writing about People and Places.
Les mots, les gens, les
lieux », in Richard Hoggart en France, textes
rassemblés par Jean-Claude Passeron, Paris,
BPI-Centre Georges Pompidou, 1999, p. 82.
Terme inventé par le chanteur Nachiketa au milieu
des années 1990 pour désigner la musique pop en
bengali, littéralement « tournée vers la vie », par
opposition aux chansons traditionnelles, notamment
celles que Rabindranath Tagore a composées au début
du XXème siècle, et dont les thèmes s’inspirent de
la beauté intemporelle de la nature ou de sentiments
universels.
Cf. Herbert J. Gans, Popular Culture and High
Culture. An Analysis and Evaluation of Taste,
revised and updated edition, New York, Basic Books,
1999 [1974], p. 94.
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