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Marc CHATELLIER
Enseignant,
Docteur en Sciences de l’Education et Chercheur
Associé au Centre de Recherches en Education de
Nantes - CREN, Université de Nantes
Droits de
reproduction et de diffusion réservés ©
LESTAMP -
2005
Dépôt Légal Bibliothèque Nationale de France
N°20050127-4889
"Certains mots perdent leurs sens et sont dévitalisés. D’autres
reviennent sur le devant de la scène mais détournés et la
plupart du temps aseptisés. Couverte par la nébuleuse économique
des sigles une terrible bataille est livrée dont le sens des
mots est l’enjeu, et au coeur des mots, la mise à mort de la
pensée critique issue de l’histoire. La volonté de faire
accepter à la population mondiale les principes de l’économie
liberticide comme les seuls viables domine cette corruption des
mots, qui fait qu’aujourd’hui la misère du politique n’est
finalement que le reflet de la politique qui criminalise la
misère. »
Jordi Vidal, Résistance au Chaos,
Ed Allia, 2002
Le
21 Avril 2002 a plongé des millions de citoyen(ne)s dans la
consternation face à "l'impensable". Mais l'événement n'est-il
pas ce qui met en échec notre configuration du monde, notre
horizon appauvri à la conformité, par la force d’usure de la
société de l’immédiat et de la fausse transparence. Dire qu'un
événement était "impensable", c'est déjà faire aveu que nos
cadres mentaux, culturels, politiques, étaient à tout le moins
devenus totalement inadaptés à un ordre de réalité (le
capitalisme et son corollaire l’exclusion du plus grand nombre),
qui s'avançait à visage découvert dans le silence. On a parlé de
« défaite du politique », de « lepenisation des esprits », mais
ce qui est le plus inquiétant c’est la brèche ouverte par Le Pen
et tous les populistes dans la réappropriation du niveau
symbolique, qui est le vrai ciment du lien social.
Le ciment qui crée de la légitimité dans les têtes, au-delà du
légal, du juridique, du constitutionnel et du politique,
fussent-ils du meilleur bois républicain. Il ne faut pas
sous-estimer et encore moins nier la dynamique d’action
collective et de projet (le fait que ce projet n’ait aucune
cohérence n’a malheureusement aucune importance) que trame le
retour à droite comme à l’extrême droite au populisme
–nationalisme. Comment en est-on donc arrivé à ce point, pour
que le politique (qui comme la nature, a horreur du vide)
laisse ainsi place à l’effroi , seul sentiment qui reste quand
les mots n’opèrent plus ? Cette modeste contribution veut
inviter au retour sur quelques mots issus de l’esprit des
Lumières, qui inventait le citoyen et la République Revisiter
les fondamentaux du contrat social devient en effet aujourd’hui
une tâche nécessaire et urgente si l’on veut faire un retour au
Politique - au sens grec du terme – à savoir la gestion
collective des affaires de la cité.
1/ De
la fraternité à la solidarité : première corruption de sens
Depuis la fin du XIXè siècle, nous ne pensons plus en terme de
fraternité, mais en terme de solidarité. Dans l’usage commun,
les deux termes sont quasiment devenus synonymes,, mais ce
recouvrement est en réalité une révision à la baisse. Alors que
la solidarité apparaît comme une nécessité postérieure à un état
du monde, donc en rien incompatible avec les théories du
libéralisme économique, la fraternité elle procède d’une
exigence philosophique antérieure à toute forme d’organisation
(sociale, économique) faisant appel aux notions d’intérêt
général ou de bien commun. Il faut rappeler que le terme latin
« frater » (fraternus) a été étendu hors de la sphère familiale
pour désigner tout membre de l’espèce humaine, avant de se
dégrader dans l’usage restreint qu’on tente d’en faire depuis,
en le rabattant sur des groupes d’affinité communautaire
religieuses ou laïque. Le philosophe E. Lévinas parle de fait
originel de la fraternité, ce qui peut paraître pour le
moins osé, y compris aux esprits républicains les plus trempés.
Certains par contre vont jusqu’à refuser toute place à la
fraternité. Ainsi J.P. Chevènement estime qu’elle n’est «qu’un
rajoutis dû aux esprits un peu échevelés de la
révolution de 1848 », influencés par le christianisme
politique et social de l’époque. Confinée dans ce «supplément
d’âme», la fraternité a fini par se retrouver dans la sphère
du groupal, du privé, de l’émotionnel, du religieux. Au cours de
la troisième République, le coup fatal lui est porté par les
bons républicains libéraux productivistes qui lui préfèrent
alors le terme de solidarité censé exprimer ce qui réduirait
les inégalités et les injustices de classes. La fraternité
laïque et républicaine a donc besoin d’être réhabilitée parce
qu’elle affirme dans son essence : «ma liberté ne peut
advenir si elle n’est pas en même temps revendication de liberté
de l’autre, de tout autre».Cet exemple du recul
contemporain de sens comme de raisonnement, est particulièrement
flagrant à travers les projets successifs (de la gauche comme
du nouveau gouvernement) dits de «sécurité quotidienne ou
intérieure».
2I /
De l’égalité des droits à l’égalité des chances : seconde
corruption de sens
De la même façon que la république a remplacé de facto
fraternité par solidarité, elle a remplacé l’égalité des droits
par l’égalité des chances.. Pourtant le simple bon sens nous
oblige à reconnaître que l’égalité des chances est l’exact
contraire de l’égalité des droits et qu’il n’y a aucune
passerelle à espérer entre ces deux déclinaisons, si ce n’est
dans l’imaginaire et le mensonge. Il faut noter que depuis la
troisième république une grande partie des réformes (y compris
à gauche) sont conduites au nom de cette conception tronquée de
l’égalité. Et pas seulement dans le domaine de l’éducation, mais
aussi dans tout l’espace social. Lionel Jospin lui même,
rappelait avant le 21 Avril que son «contrat socialiste
républicain était mené au nom de l’égalité des chances». Or
ce concept est en lui-même un non sens : Comment peut–on croire
que l’égalité puisse advenir en jouant sur la (re)distribution
des chances ?
Les deux idées d’égalité et de chances, procèdent de deux
logiques et deux univers différents : l’égalité préexiste
(encore une fois) à toute forme d organisation, alors que la (re)distribution
des chances prétend simplement réguler les écarts surdéterminés
par un système déjà-là. La logique des chances - quelque
acrobatie législative et sémantique qu’on veuille accomplir en
son nom - restera toujours une logique de l’aléatoire. Dans
cette logique il y a toujours une dualité en place : les
gagnants (les chanceux) et les perdants (les malchanceux).
Comme le dit Albert Jacquard : « de même que les gagnants
sont fabricants de perdants, les chanceux sont toujours
fabricants de malchanceux. ».
Le mythe républicain de l’égalité des chances (soigneusement
entretenu) fait partie du fond archaïque et sacré de notre
imaginaire et oser seulement y toucher relève encore quasiment
du sacrilège, y compris et surtout dans la pensée de gauche.
Encore plus quand pour certains aujourd’hui l’équité remplace
purement et simplement l’égalité. Entre la République sans cesse
invoquée et celle réellement pratiquée, il y a comme un décalage
et les malentendus qui en résultent ne sont pas sans conséquence
sur le contrat social initial. La fraternité laïque nous oblige
à reconsidérer donc l’égalité de droit comme préalable
intangible à l’organisation collective et à repenser la relation
infernale du couple liberté/égalité.
3/ De
la liberté de comprendre à la liberté d’entreprendre : l’essence
du libéralisme à l’origine de toutes les confusions
La notion de liberté est aujourd’hui (dans les démocraties dites
développées) tellement associé à celle de l’entreprise et de la
circulation permanente, qu’il ne vient même plus à l’esprit que
c’est ce à quoi la liberté conduit qui appose ses propres
limites. au terme. Etre libre est une chose, entreprendre en
est une autre. .Mais il y a dans l’essence du verbe même
« entre/prendre » l’expression d’une plus value (symbolique ou
réelle) qui exclut tout ou partie du projet. Prendre entre
n’est pas exactement similaire à prendre avec (comprendre) qui
devrait être le fondement de toute initiative sociale économique
et/ou politique. K. Marx s’est peut être trompé dans son espoir
formel d’un communisme historique, mais il n’en avait pas moins
analysé avec pertinence l’esprit faussement libéral du Capital.
A travers ces trois exemples non exhaustifs (il faudrait
réfléchir sur les glissements en place dans les notions de
Pouvoir/Autorité, dans celles de Droits/Devoirs, celles
d’inclus/exclus,etc.) on voit bien comment nos représentations
sont encore prisonnières de ces brèches de sens qui minent et
rongent au quotidien le pacte républicain. Sauf qu’il faut bien
comprendre que ces corruptions (voire ces mensonges) deviennent
au fur et à mesure qu’ils se développent de plus en plus
intolérables pour ceux qui en sont les victimes. Nous avons
ouvert la boite de Pandore de la promesse démocratique sur fond
de nos valeurs affichées, mais le fait de ne pas nous sentir les
obligés de ce pacte entraîne et entraînera de plus en plus
d’effets retours incontrôlables.
Car nous n’avons pas encore vraiment pris conscience de la lente
révolution silencieuse suscitée par la promesse républicaine.
Aujourd’hui les individus s’estiment dans leur fond et tréfonds
libres et égaux en conscience et non plus en principe et en
parole. Tout ce qui vient heurter et casser cette nouvelle
conscience de soi (appelons là la dignité de la personne)
s’exprime et s’exprimera par toutes sortes de manières
implosives et/ou explosives, : dont celles des votes
protestataires ou des absence de vote (violence symbolique au
Politique) mais aussi celles des explosions de violence réelle
qui structurent le mode d’être et de communication de tous les
exclus avec les inclus.
Ne nous voilons pas la face : nous somme toutes et tous (nous du
sérail universitaire) pour la plupart « inclu(e)s » mais nous ne
trouvons plus les moyens d’apporter une réponse autre que la
résistance à la disparition pure et simple du pacte républicain
et de ses principes aujourd’hui diffusés universellement. Nous
sommes donc clairement engagés dans un combat POLITIQUE REEL où
il s’agit de hausser notre niveau de conscience à propos de ce
qu’il en est de notre devenir humain planétaire . Un combat
non pas de postures rhétoriques convenues et convenables, de
serments proclamés à la va-vite, de rassemblements hâtifs ou de
vertueuses réappropriations de symboles, mais un combat pour le
soulèvement de l’esprit et des pratiques afin que revienne le
sentiment révolutionnaire réel du tryptique liberté - égalité
- fraternité. |