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Alexandra de CAUNA
Géographie - Bordeaux III, ADES - CNRS
Droits de
reproduction et de diffusion réservés ©
LESTAMP -
2005
Dépôt Légal Bibliothèque Nationale de France
N°20050127-4889
L’ethnique est
quotidien
C’est
par ce titre audacieux que l’anthropologue A. Raulin introduit
son dernier ouvrage sur les diasporas commerçantes de la
métropole parisienne, indiquant par là que ce nous appelons
couramment la mondialisation ne saurait se réduire « à une
homogénéisation des cultures, voire à leur américanisation... »
(Raulin, 2000). Aujourd’hui, l’ethnicité s’affiche au contraire
comme une variable significative du paysage et du vécu citadin
et ce, des centres urbains les plus intégrés aux périphéries les
plus marginalisées. De fait, il n’est pas surprenant de
constater que même « la capitale » d’une petite île de l’Océan
Indien, à savoir Saint-Denis de la Réunion, se situe au cœur de
tels processus de revendications culturelles.
Ce qui en revanche surprend davantage, c’est l’importance toute
nouvelle que les Réunionnais accordent aux identités culturelles
et ethniques alors que l’histoire de leur territoire est une
histoire de rencontres et de contacts interculturels : plusieurs
vagues migratoires ont en effet nourri la société réunionnaise,
une société dans laquelle cohabitent aujourd’hui des individus
d’origine européenne, malgache, chinoise, indienne ainsi que des
Comoriens, des Métropolitains etc. Comment expliquer une telle
situation et compte tenu de cette spécificité locale, quel sens
donner aux dynamiques de l’ethnicité qui, désormais, s’y
jouent ?
La dimension spatiale des faits étudiés n’apporte t-elle pas, à
cet égard, un éclairage intéressant sachant qu’aujourd’hui, deux
nouveaux types de pratiques et de formes spatiales en lien avec
l’ethnique semblent faire leur apparition incarnant d’un côté
une menace de repli communautaire et de l’autre un important
potentiel d’ouverture interculturelle ?
I. Mondialisation et réveils ethniques : quand la diversité
culturelle réunionnaise refait surface
1.1 quand l’ethnique devient de plus en plus visible
Depuis quelques temps, tout ce qui a trait au culturel semble
gagner en visibilité dans la capitale réunionnaise. Les origines
« ethniques » s’affichent ostensiblement dans le mobilier urbain
et semblent même se diversifier. Le paysage culinaire de
Saint-Denis traduit bien ces évolutions avec l’apparition d’une
année sur l’autre, de restaurants vantant par exemple le goût de
l’Inde. A côté des traditionnels restaurants chinois s’ajoutent
désormais la cuisine pakistanaise, indienne ou française. Les
vitrines des restaurants, leurs emplacements, les couleurs
utilisées, les noms des enseignes choisis : tout contribue à
l’affichage d’identités culturelles de plus en plus variées.
A côté de cela, on peut observer le développement de « commerces
ethniques », commerces de biens et de services culturels,
autres que ceux liés au seul domaine alimentaire tels les
magasins de saris ou galeries d’objets d’art indiens. Les
dispositifs marchands aux frontières du culturel et du cultuel
voient eux aussi leur nombre s’accroître : librairies islamiques
ou boutiques de produits religieux indiens. L’originalité de ce
type de boutique est indéniable : elle tient, entre autres, à la
vente de multiples accessoires destinées à faire du client, un
parfait petit dévot : tikka, lampes à huile, statues de Ganesh…
Dans toute cette mise en scène urbaine, c’est sans doute
l’espace religieux qui offre les décors les plus
impressionnants, la visibilité la plus frappante. Sous les
actions des sociétés religieuses, les quelques lieux de culte
qui parsèment l’espace dionysien ont en effet subi durant ces
dix dernières années un « relooking » incontestable. L’exemple
du temple indien de la rue du Maréchal Leclerc, en plein centre
ville, est très représentatif à cet égard. Ce temple qui trône
aujourd’hui fièrement dans une des rues centrales de la
capitale, passage emprunté quotidiennement par de nombreux
Dionysiens et touristes, symbolise à merveille les
manifestations à la fois matérielles et symboliques du dit
renouveau des religions à la Réunion. C’est un espace
transformé, marqué aujourd’hui du « sceau de l’authenticité » au
dire des médias et des principaux intéressés.
Si ce temple existe depuis 1917, il faut bien comprendre qu’il
n’était au départ qu’un simple koylou, c’est à dire un modeste
lieu de culte en tôle, dans lequel était abritée la
représentation des divinités (en l’occurrence une seule) alors
que depuis 1996, cet édifice somptueux, grand et coloré, à
l’image des lieux de culte que l’on peut trouver sur le
continent indien lui-même, incarne un véritable temple. Ce
dernier a d’ailleurs été consacré comme tel, après des années de
rénovation réalisées dans le plus pur respect des « règles de la
tradition ».
Un phénomène similaire est observable au niveau de la mosquée de
Saint-Denis qui aujourd’hui ne cesse de s’agrandir et de gagner,
elle aussi, en visibilité. Depuis le début des années 1980, elle
s’est enrichie d’un minaret. En outre, d’autres mosquées sont
apparues dans la capitale, de même que des medersas ou « écoles
musulmanes » qui dispensent un enseignement exclusivement
religieux assuré par des diplômés d’universités coraniques
d’Inde, du Pakistan ou de Grande-Bretagne.
Les « espaces de la mort » ne sont pas, eux non plus, épargnés
par la logique des réveils identitaires et ses soubassements
religieux. Aujourd’hui,
comme le fait remarquer l’historien réunionnais P. Eve, le
cimetière est devenu le lieu de réaffirmation des différences
ethniques au-delà des différences sociales (Eve, 1994). Les
marqueurs spatiaux de la différence ne font donc plus seulement
référence au social (présence d’un caveau, taille de la tombe,
pierre utilisée…) mais aussi au culturel. Les signes
identitaires présents sur les funéraires renseignent désormais
sur la divinité vénérée par le défunt. Il s’agit, entre autres,
d’objets symboliques, de plantes (palmiers nains pour les
Indiens) ou encore d’indications de couleurs (de l’oranger pour
les Indiens, du vert pour les Indo-musulmans, du rouge et or
pour les Chinois). La visibilité alors conférée par la dimension
matérielle du mobilier urbain est exploitée pour afficher son
appartenance communautaire.
Toutes ces dynamiques n’ont finalement rien de surprenant et
peuvent même paraître familières au citadin européen, africain
ou autre… Elles sont en effet inscrites au cœur d’un processus
mondial qui génère finalement autant d’hétérogénéité que
d’homogénéité. La multiplication des échanges et des
communications a permis aux diasporas dispersées un peu partout
dans le monde et plus particulièrement dans les espaces urbains
de se retrouver et de renouer des liens forts avec la terre
d’origine. Ce qui se passe à Saint-Denis de la Réunion n’a donc
en soi rien de surprenant… En revanche, ces processus
interrogent dans un contexte comme celui de la Réunion, une île
pluriethnique née de rencontres et de contacts interculturels.
Le renouveau ethnique à la réunion : une dynamique mondiale
ou un paradoxe local ?
Les influences culturelles qui se croisent sur le territoire
réunionnais sont nombreuses (indiennes, chinoises, malgaches,
européennes) et complexes. Alors comment justifier une analyse
en terme de renouveau ethnique dans un pays où la cohabitation
entre individus d’origines différentes existe depuis la nuit des
temps ? Quelle ressemblance entre la situation urbaine
réunionnaise et le cas de ces très nombreuses villes
occidentales qui aujourd’hui découvrent à peine qu’elles sont
des espaces pluriculturels ?
La réponse est sans doute à chercher du côté des politiques,
sachant qu’en réalité, l’ethnique a toujours représenté un
tabou sur le territoire insulaire et dans sa capitale. Depuis
toujours, les Français ont en effet choisi de mener, à la
Réunion une politique d’assimilation dont on connaît les effets
acculturants. A l’époque de la colonisation, c’est la communauté
catholique formée par les colons, qui, en choisissant de faire
de la population plurielle une seule et même communauté de
croyants, décide des modalités d’insertion des minorités. Deux
types d’actions jouent alors en faveur de l’effacement des
différences sur le territoire insulaire et dans sa capitale.
D’une part, la mise en place d’une couverture volontariste et
uniforme du territoire à travers un certain nombre de signes
spatiaux à forte puissance symbolique (écoles, places de
l’église, mairies…). L’école, tout comme l’église, vecteurs les
plus efficaces de la politique d’assimilation française,
devaient en effet permettre de « lisser l’espace » de façon
assez radicale. D’autre part, la mise en place d’un arsenal
législatif prohibitif ou tout simplement d’interdictions
sociales. Ainsi, toute pratique ou usage de l’espace minoritaire
inscrite dans la visibilité est à l’époque proscrite. Durant
toute cette période, les carnavals tamouls ou toute activité
relevant d’une communauté autre que la communauté dominante sont
confinés au domaine de la confidentialité (les associations par
exemple).
Le passage à la Réunion du statut colonial à celui de
département d’outre-mer en 1946 n’a jamais interrompu ce courant
assimilateur. Lors de la départementalisation, bien au contraire
et plus que jamais, les instances politiques métropolitaines
usent de « leurs vertus territorialisantes » pour faire accepter
sur le territoire insulaire la définition de l’identité
nationale. La capitale devient le support actif de cette
politique de francisation à outrance dont les années 1960
constituent sans doute le point culminant, période durant
laquelle les interdits dominent et notamment tout ce qui à trait
aux expressions publiques minoritaires. La culture créole, née
du métissage des origines sur le territoire est dévalorisée, les
apports indiens, chinois, malgaches ou autres sont rejetés,
cantonnés en fin de compte à l’invisibilité.
Ainsi, on peut dire que si les Réunionnais redécouvrent
aujourd’hui une telle diversité, c’est que son existence a été
niée pendant des années, voir des siècles. La pluralité ethnique
insulaire et urbaine n’avait en réalité d’autres espaces
d’expressions que la clandestinité. On peut donc penser que les
réveils ethno-culturels y sont porteurs d’une multitude
d’enjeux. On imagine aussi, dans un tel contexte, l’importance
de l’espace pour exprimer un message, son rôle dans la
dialectique visibilité/invisibilité précédemment explicitée.
II. Quand les lieux de l’ethnicité oscillent entre ouverture à
l’altérité et repli communautaire
Les dynamiques de réveils identitaires offrent, à la Réunion,
une lecture géographique des plus intéressantes. Il semblerait
en effet que dans le contexte actuel de la mondialisation, du
moins tel qu’il s’exprime sur le territoire réunionnais, deux
types de formes et de pratiques socio-spatiales inédites
émergent : les unes traduisant une menace (réelle ou imaginaire)
de repli identitaire, les autres reflétant a priori un potentiel
d’ouverture à l’altérité…
C’est dans cette optique que nous avons choisi de nous
intéresser dans un premier temps aux dispositifs associatifs.
Ces derniers constituent aujourd’hui et partout le support
essentiel de dynamiques d’ethnic revival mais à la Réunion, la
menace du repli communautaire semble planer sur le monde
associatif. Ensuite, nous nous sommes attachés à la
multiplication récente des espaces et des moments de loisirs
propices à l’ouverture, sur le devant de la scène publique, des
identités minoritaires.
Les associations ethno-culturelles : supports d’affirmations
communautaires exclusives ?
Les années 1990 sont à la Réunion celles de l’émergence d’un
nombre important d’associations communautaires semblant
fonctionner en vase clos comme des « lieux de l’entre-soi ».
L’analyse montre en effet que le dispositif associatif qui sert
de support aux réveils identitaires à la Réunion répond avant
tout à une logique de repli. La visibilité conférée aux
associations dans l’espace urbain n’a d’autres objectifs que
celui de signifier une présence. Cette présence est elle-même
associée à l’idée de pouvoir et de puissance, elle n’est en rien
synonyme d’ouverture ou d’invitation à la rencontre, aux
échanges. En dehors de ce que le groupe choisit volontairement
de montrer aux autres, rien ne filtre. L’accès au lieu, les
adhérents : tout ce qui a trait au fonctionnement de
l’association fait l’objet d’un contrôle très strict, rien n’est
laissé au hasard.
La pratique de ces équipements correspond à la conception des
identités défendue par les acteurs associatifs, à savoir : une
vision essentialiste et non dynamique du culturel, vision qui
met l’accent, dans un groupe sur un noyau dur et des frontières
considérées comme immuables et infranchissables. L’appartenance
revendiquée par les acteurs de ces lieux de réveils identitaires
se construit autour d’une multitude de référents : la religion
voir la caste chez les Indiens, la mère patrie, voir le village
d’origine ou encore, une histoire commune : celle de l’esclavage
par exemple. Or, la plupart de ces référents servent à
l’émergence d’identités en réaction, identités érigées comme
bouclier face à l’adversité.
Les associations indiennes à fore connotation religieuse
(apparues sur le devant de la scène publique réunionnais dès le
début des années 1970 et en forte croissance depuis)
correspondent très bien à ce schéma. Elles ont en réalité pour
cadre de référence une Inde brahmanique et végétarienne, une
Inde pour laquelle la transe et les sacrifices d’animaux sont
exclus. Pour les leaders de ces dispositifs qui se disent
porteurs d’un projet identitaire indien, ces associations
servent de support à un véritable « retour aux sources », épuré
de tout métissage et influences autres que cette Inde là.
Cette volonté de pureté est pourtant à l’opposé des échanges
quasi-invisibles et spontanés qui ont permis, sur le territoire
insulaire, le développement des religions et notamment celui de
la religion malbar, du nom que les réunionnais ont donné aux
Indiens d’origines tamouls installés à la Réunion et arrivés dès
1835 des côtes sud-est de l’Inde. La religion malbar représente
effectivement cette religion originale née de la rencontre entre
culture créole et indienne sur les plantations. Le retour aux
sources prôné par les tenants de l’indianité s’inscrit donc dans
la négation de ce passé local et de ce qui en fin de compte fait
l’identité des Indiens de la Réunion aujourd’hui.
La tendance actuelle au repli sur les vraies valeurs de
l’indianité est d’autant plus inquiétante qu’elle rappelle, dans
son fonctionnement, la situation de l’île Maurice voisine et de
sa capitale Port-Louis. L’île sœur est en effet connue des
Réunionnais pour ses excès dans le domaine de la revendication
ethnique, culturelle et religieuse. Sans faire de raccourcis
trop faciles, il est important de savoir qu’à l’île Maurice, la
société fonctionne sur un modèle quasiment clanique. L’héritage
politique anglo-saxon y a davantage favorisé la libre expression
des différences que les échanges et les interactions. De fait,
la société mauricienne, au patrimoine ethno-culturel extrêmement
riche, est en même temps une société divisée, division que
traduit d’ailleurs avec force l’espace insulaire et surtout
urbain, un espace cloisonné fonctionnement sur le modèle de
quartiers ethniques distincts. A Port-Louis, on ne compte plus
le nombre d’associations ethniques fonctionnant en vase clos,
refusant en fin de compte tout ancrage local pour privilégier
les seuls liens avec la mère patrie ou la diaspora, le
transnational. Sachant par ailleurs que les liens avec cette
même terre d’origine n’ont rien d’acquis, les Indiens n’étant
pas forcément préoccupé par le sort des insulaires (réunionnais
ou mauriciens), on peut même se demander si ces structures ne
fonctionnent pas dans un non-lieu culturel qui les rend encore
plus vulnérable et donc plus menaçantes (car elles se savent
fragiles).
On peut donc s’interroger sur l’évolution en cours du domaine
religieux à la Réunion, une évolution qui semble avoir elle
aussi pour support des dispositifs socio-spatiaux porteurs d’une
différence synonyme d’exclusion (auto-exclusion) et de
ségrégation. Mais les menaces sont-elles réelles ou simplement
imaginaires ? Gardons nous, quoiqu’il en soit, de toute
généralisation abusive : les structures associatives ne
produisent pas systématiquement du communautarisme. Il n’y a pas
à ce niveau là « d’effet lieu » provocateur de ségrégation. Bien
au contraire, les associations servent aussi de supports aux
initiatives interculturelles les plus dynamiques, celles qui
valorisent la définition d’identités ouvertes à l’altérité… Ces
identités, on les retrouve d’ailleurs dans d’autres structures
que l’on pourrait dire générées par la mondialisation et qui
n’ont rien à voir avec les pratiques communautaires exclusives
évoquées précédemment. Parallèlement aux menaces de repli
qu’elle développe, la mondialisation ménage aussi, localement,
des espaces et des moments pour la rencontre et les échanges.
Qu’en est-il plus exactement ?
2. Les restaurants ethniques, les fêtes communautaires : des
espaces-temps de rencontre et d’échanges interculturels ?
Les dynamiques de renouveau ethnique ne s’appuient pas sur les
seules structures associatives et religieuses qui existent à
Saint-Denis de la Réunion, elles s’expriment aussi dans un
domaine beaucoup moins marqué symboliquement : le commerce et
plus particulièrement la restauration. Comme les associations,
les restaurants dits ethniques servent de support aux
affirmations identitaires. A. Raulin l’a bien décrit dans son
ouvrage en insistant sur les différentes manipulations
stratégiques dont ces lieux faisaient l’objet en fonction de
l’objectif identitaire escompté.
Ces lieux participent en effet, sous une autre forme que les
associations et autour d’enjeux différents, à la définition du
groupe dans l’espace pluriculturel. Ils fonctionnent en effet
autour d’une logique d’ouverture et non de repli. L’échange est
d’ailleurs la « raison d’être » des restaurants comme de tout
commerce mais plus encore, il correspond à un véritable « esprit
du lieu ». D’ailleurs, la conception du culturel qui sous-tend
ce type de structure est celle d’une culture souple et
imperméable aux influences extérieures, culture du partage par
excellence. Le temps d’un repas, par l’éveil de tous les sens et
notamment du goût, à travers un décor et une ambiance aux
tonalités bien particulières, le client est amené à découvrir
une culture autre, culture de la différence. Preuve que le
message est bien passé, ces restaurants dits ethniques ont
beaucoup de succès, moyen pour les communautés de pénétrer
l’univers de son voisin, si proche et pourtant si lointain…
Toujours dans le domaine de la détente et du loisir, nous avons
choisi de mettre l’accent sur les fêtes culturelles qui, elles
aussi, le temps d’un moment, font d’un espace banal, quotidien,
un lieu d’ouverture exceptionnel, lieu de rencontres
interculturelles. A la Réunion, la fête indienne du Dipavalee
figure parmi ces événements rassembleurs. Il en est de même pour
les marches sur le feu
qui
agrémentent une bonne partie des manifestations festives
indiennes et qui constituent elles-mêmes des événements à part
entière.
Ces marches ont tout d’un espace-temps de l’interculture. Elles
rassemblent non seulement les insulaires mais attirent aussi les
touristes. Ces derniers participent d’ailleurs, à leur manière,
à la construction de la manifestation en question en donnant
sens à cet espace-temps de ritualité bien circonscrit.
Lors des
marches, le Pusari ou prêtre indien n’hésite pas à signifier
leur présence pour montrer aux Réunionnais combien de gens
importants et instruits peuvent être fascinés par ses pouvoirs.
Ils font partie de ce que représente aujourd’hui cette
cérémonie : c’est-à-dire un moment de foi individuelle mais
aussi un lieu de mémoire et de transmission culturelle
collective, un mode privilégié de mise en relation de
l’hindouisme réunionnais avec la société globale et enfin un
spectacle à vocation touristique et interculturelle. Même s’ils
n’interviennent qu’en toute dernière instance, les touristes
sont là à une étape clef de la cérémonie : celle qui a permis
d’élargir la petite communauté de prière au reste de la société,
ainsi qu’à ses visiteurs, exprimant alors la convergence de tout
un ensemble de personnes : insulaires et non insulaires. Pour
l’anthropologue J. Benoist, c’est bien la concomitance des
regards disparates portés sur cet espace-temps bien particulier
qui donne sens à la marche sur le feu. (Benoist, 1998).
Pourtant et par delà ces échanges apparents, la réalité
interroge. Ces fêtes contribuent-elles réellement au
« frottement » entre touristes et locaux et plus encore, au
développement d’un véritable dialogue de cultures : ici,
principalement d’un dialogue entre occidentaux et insulaires
mais qu’en est-il de la relations entre les différentes
communautés de l’île elle-même? Cette activité est-elle
finalement à l’origine de mixités créatrices?
La généralisation des marches sur le feu ou du Dipavalee
provoque en réalité une situation assez paradoxale. Pour
beaucoup, cette mise en tourisme est en effet le signe évident
d’un fort dynamisme et d’une réaffirmation de l’hindouisme à la
Réunion. Elle est source d’un renouvellement identitaire
indéniable, preuve aussi que le culturel se nourrit de
l’interculturel. Pourtant, le piège la folklorisation culturelle
n’est pas bien loin. N’y a-t-il pas, avec ce genre de
manifestation, reconstitution d’une authenticité factice dont le
seul mérite est d’être accessible au public novice ?
Une anecdote est bien significative à cet égard : cette affiche
épinglée sur les murs de la capitale et annonçant la prochaine
célébration du Dipavalle. Les divinités présentes sur l’affiche
n’avaient rien à voir avec l’histoire de cette cérémonie. Il
s’agissait d’autres divinités indiennes aux significations
spécifiques, sans lien avec la fête en question. L’affiche n’a
pourtant pas été censurée car destinée aux touristes et aux
non-initiés : l’important était juste de juste de faire savoir
que le Dipavalee était une fête indenne et donc vendue en tant
que telle comme produit touristique.
De fait, ces espaces-temps de détente et d’échanges qui en
apparence fonctionnent sur un mode d’ouverture interculturelle
interrogent… Ce qui se passe pour les restaurants ou autres
commerces de l’ethnique n’est-il pas identique que pour les
fêtes communautaires? Par leurs affichages culturels, leurs
devantures, ces structures présentent quelque chose de
foncièrement nouveau qui finalement a peu de prise avec le local
mais là encore et comme pour les associations, est peut-être
plus en connexion avec le mondial… En somme, est-ce que ce sont
vraiment les identités souterraines de la période d’assimilation
à outrance qui se réveillent aujourd’hui et s’affichent à
travers ces espaces de détente ? N’a-t-on pas affaire, plutôt,
aux même structures socio-ethniques qu’à Paris, Londres ou
New-York, avec une culture finalement plus policée qu’autre
chose et des identités totalement renégociées pour le marché ou
plus précisément pour les touristes qui restent les principaux
clients de la restauration à la réunion et qui n’y voient que du
feu dans l’exotisme reconstitué qui leur est alors livré…
En
conclusion :
L’intérêt de l’exemple réunionnais dans le cadre de cette étude
est lié à la multitude d’enjeux dont y sont porteuses les
affirmations identitaires actuelles. Qu’ils soient descendants
d’esclaves, fils de travailleurs engagés sur les plantations ou
enfants de commerçants chinois et musulmans, les Réunionnais
peuvent désormais révéler au grand jour leurs identités et ce,
après des années de « répression culturelle », de négation
identitaire. C’est sans doute pour cela que les dynamiques qui
s’expriment aujourd’hui sur le territoire insulaire revêtent des
caractéristiques extrêmes : entre menace de communautarisme et
exotisme facile, émerveillement sans limite pour tout ce qui
représente la différence. Cette situation a bien, au final,
quelque chose de gênant car il est clair que de tels processus
sont loin de ce qui pourtant et historiquement fait la
spécificité réunionnaise : à savoir, le métissage.
Alexandra de CAUNA
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