Pierre CAM
Sociologie -
Droit du Travail, LESTAMP - Université de Nantes
Droits de
reproduction et de diffusion réservés ©
LESTAMP -
2005
Dépôt Légal Bibliothèque Nationale de France
N°20050127-4889
Depuis
son origine, le capitalisme n’a cessé d’alimenter des luttes
collectives et des conflits individuels qui sont au fondement de
ce qui a peu à peu constitué le droit du travail. L’analyse de
l’évolution de ce droit est l’un des moyens dont dispose le
sociologue pour comprendre l’ampleur des transformations que le
capitalisme fait subir aux communautés et aux sociétés, et
appréhender les différentes ruptures au sein de ce mouvement.
Pour reprendre la thèse de Durkheim, le droit est le symbole
visible des formes que prend l’organisation sociale dès lors
qu’elles atteignent un certain niveau de stabilité (Durkheim,
1994). Ce que montre l’étude du droit du travail, c’est d’abord
que le lien salarial n’a eu cesse de se transformer au fur et à
mesure que le capitalisme inventait de nouveaux modes
d’organisation du travail – taylorisme, fordisme,
post-fordisme, et qu’il se développait entraînant toujours plus
avant les individus dans son orbite.
Du côté de la subordination, la dépendance économique et le
salaire au temps qui caractérisaient les premières organisations
du travail ont peu à peu laissé la place à des formes plus
lâches de domination avec l’intégration d’un salariat parfois
moins contraint et des formes de rémunération se détachant peu
à peu du temps de travail. L’exercice de l’activité chez ces
nouveaux salariés ne se fait plus sous l’emprise directe des
chefs - petits ou grands – mais elle est médiatisée par ce que
les juristes ont dénommé un « service organisé »[1]. Quant à
précarité de la situation de travail, qui a été longtemps perçue
comme le résultat de l’aléa économique appelant des solutions
individualisées, elle s’est peu à peu organisée pour devenir un
instrument rationalisé de gestion du personnel. Les stratégies
des grands groupes industriels ont conduit dans la deuxième
moitié du 20e siècle à instituer une précarisation
des collectifs de travail par le biais de nouvelles politiques :
fusions, licenciements collectifs, externalisations,
délocalisations, etc. Les collectifs de travail sont devenus
ainsi des variables d’ajustement.
Face à ces métamorphoses des formes de la domination, praticiens
et théoriciens du Droit ont dû inventer de nouveaux concepts
pour penser le sort de ces collectifs pris dans la tourmente des
avancées de la mondialisation. A une période où certains
sociologues parlaient encore de la « culture d’entreprise », les
juristes ont jeté les bases d’une typologie de ces collectifs
décomposés, fusionnés, externalisés. L’extériorisation de la
main d’œuvre et la marchandisation des services en suscitant de
multiples conflits ont été un terrain favorable pour reformuler
cette question qui reste un point aveugle dans toutes les
théories subjectivistes : Qu’est-ce qu’un collectif de
travail ? Pour appuyer et prolonger ce questionnement, on
s’est inspiré d’une enquête à la fois qualitative et
quantitative sur les services « logistiques » des entreprises,
et leur extériorisation. Le terme « logistique » appliquée aux
entreprises désigne l’ensemble des activités nécessaires à la
mise en relation entre un bien « matériel » ou « immatériel » et
une demande, et ceci en temps voulu.
Externalisation et réappropriation des collectifs
L’enquête menée en collaboration avec l’Observatoire régional
des transports sur l’organisation des services logistiques dans
la Région des Pays de la Loire a révélé des niveaux très divers
d’extériorisation de ces activités (Pierre Cam, 2000).
S’agissant de la logistique, on emploie couramment les notions
de « prestation de service » voire de sous-traitance. Ces termes
peuvent avoir des significations diverses en droit et les
règles qui s’appliquent aux prestataires de service en cas de
transfert d’activité ou d’externalisation sont très différentes
selon que l’on considère que cette sous-traitance est un simple
marché ou qu’elle met en jeu une véritable entreprise.
Le terme d’externalisation est récent mais la réalité est déjà
ancienne. Elle date du début des années soixante et va de pair
avec la vague des restructurations qui marquent l’entrée de la
France dans le marché commun. C’est d’abord la navale qui
expérimentera ces nouvelles formes d’insécurité collective.
L’une des conséquences de l’entrée de la France dans le Marché
commun a été la diminution de l’aide étatique à la Construction
navale. En 1960, cette aide diminue de 10% puis de 15% en avril
1961. Entre 1957 et 1964, les différents Chantiers perdent près
de 10 000 emplois. On passe ainsi de près de 40 000 salariés à
29 000 salariés en moins d’une dizaine d’années. De plus les
établissements se délestent d’une partie de leurs activités
comme la mécanique, la fonderie ou la menuiserie qui deviennent
des entités juridiquement autonomes. Ainsi les Chantiers de
l’Atlantique perdront entre 1960 et 1968 près de 2000 salariés.
Dans un premier temps, l’externalisation visait en fait à
délester l’entreprise mère d’un certain nombre d’activités
annexes ou complémentaires en constituant autant d’entreprises
autonomes et distinctes. Les syndicats suivis en cela par les
inspecteurs du travail seront les premiers à dénoncer ces
pratiques qui conduisent à une désagrégation des collectifs de
travail et à un dépérissement des institutions représentatives.
L’éclatement de l’entreprise implique un abaissement des seuils
sociaux qui entraîne inévitablement l’effritement de la
représentation syndicale. Il faut se rappeler que les petites et
moyennes entreprises d’aujourd’hui sont parfois les grandes
entreprises d’hier, et que les données statistiques reflètent
en ce domaine beaucoup moins la réalité qu’un certain état de la
construction sociale. La part des établissements de 200 salariés
et plus a ainsi fortement régressé dans l’industrie durant les
dernières décennies du 20e siècle passant de 54% en
1975 à moins de 40% en 1996 alors que les entreprises de moins
de 50 salariés progressaient à un rythme soutenu : de 23% à
45%[2].
Si les construction navale et automobile ont été les premières
entreprises à mettre en place ces stratégies, elles ont été
suivies depuis par beaucoup d’autres : le textile, le BTP, les
entreprises de service, etc. Face à cette délitescence
programmée et organisée, les organisations syndicales ont
multiplié les recours en justice pour obtenir le maintien des
collectifs et de leur représentation. Ils ont été suivis en cela
par les magistrats qui, dès le début des années soixante-dix,
ont élaboré pour lutter contre ce qui apparaît alors comme une
fraude le concept d’Unité économique et sociale (J. Le Goff,
2002). L’Unité économique et sociale est une entité sui generis
qui regroupe le plus souvent au niveau d’un site des salariés de
sociétés juridiquement différentes et qui se dotent
d’institutions représentatives communes.
Cette notion permet en allant au-delà des apparences juridiques
d’une division en sociétés distinctes de retrouver ce qui fait
l’essence d’un collectif de travail – une communauté de salariés
oeuvrant sous la domination d’un même capital. Mais s’agissant
du collectif de travail, les magistrats ne se contentent pas
uniquement d’une communauté de statut, ils recherchent également
les éléments mettant en évidence un système d’interconnaissance
comme la circulation des salariés entre les différents
établissements mais aussi un « passé d’actions et de luttes
communes »[3].
Cette jurisprudence audacieuse a ainsi permis de recomposer les
collectifs de travail à partir de leur unité de vie sur un
territoire plutôt qu’en prenant en compte les frontières jamais
totalement « naturelles » de l’entreprise.
Un
« camaïeu juridique »
A partir des années soixante-dix, se développe une nouvelle
forme d’externalisation. Si la première impliquait une véritable
« extériorisation », la seconde s’opère par un remaniement en
interne. Certaines fonctions de l’entreprise qui étaient
exercées jusque-là par du personnel appartenant à l’entreprise
sont désormais exercés par des prestataires de service ou des
entreprises sous-traitantes. Cette nouvelle forme
d’externalisation vise des activités comme le gardiennage ou la
maintenance informatique ou le nettoyage des locaux voire la
manutention. L’entreprise après avoir été dépecée, implose
désormais. C’est ainsi que le salarié qui vous ouvre la barrière
à l’entrée de l’usine peut appartenir à une entreprise
différente que celui qui vous remet un badge après avoir rentré
votre nom dans l’ordinateur, et différente encore du gardien qui
vous accompagne jusqu’au bureau de la direction (Filoche, 2004).
L’externalisation d’une partie de l’entreprise ou d’un service
soulève la question du devenir des salariés attachés à
l’activité extériorisée, en particulier lorsqu’il n’y a pas de
lien juridique entre les deux entreprises, telle une vente ou
une prise de participation. Dans la perspective contractuelle
qui est celle du Droit français où le salarié n’est pas attaché
à son entreprise mais à la personne de l’employeur, la cession
d’une activité devrait entraîner « naturellement » le
licenciement de tous les salariés attachés à cette activité. Or
tel n’est pas le cas.
Il existe en effet dans le code du travail l’article L.122-12
alinéa 2 du Code du travail qui impose aux « entreprises » en
matière de transfert, de regroupement ou de sous-traitance de
certaines activités, de conserver le collectif de travail. Cet
article issu d’une loi du 19 juillet 1928 constitue une
véritable exception dans le contexte fortement individualiste
qui sert d’arrière-plan aux relations du travail en France.
Après la guerre, certains juristes comme Paul Durand ont cru
voir dans cette loi l’amorce d’une théorie de la communauté de
travail proche du Droit allemand et propre à jeter les bases
d’une nouvelle approche de l’entreprise (Supiot, 1994). Cette
loi trouve en effet comme son origine dans le Droit allemand.
Elle est le fruit d’une tentative d’harmonisation du droit de
l’Alsace lorraine d’inspiration germanique et du droit français.
Elle a été portée en particulier par François de Wendel. Il
s’agit pour les grands groupes industriels de trouver un
compromis lors des achats et des ventes d’entreprise(Gaudu,
2004).
La multiplication des externalisations des activités de service
a conduit à un contentieux extrêmement important sur les bases
de cette loi. Les juges ont eu à trancher la difficile question
de savoir ce qu’il fallait entendre par « entreprise » puisque
le collectif de travail n’est protégé que si le transfert
concerne une « entreprise ». Les solutions apportées à ce
problème durant les trois dernières décennies n’ont cessé de
varier. Très rapidement les magistrats se sont heurtés au fait
de savoir ce qu’il fallait mettre sous le terme d’activité
économique. La restauration collective et le gardiennage
sont-elles une activité économique au même titre que la
menuiserie pour la Construction navale. Ce faisant, ils ont
renoué avec ce qui constitue une sorte de point aveugle dans la
théorie classique de l’entreprise.
L’économie capitaliste repose sur une vision normative de
l’entreprise : ce qu’elle est et ce qu’elle doit être pour être
efficiente. Ce n’est sans doute pas un hasard si, dès le début
de son ouvrage sur la richesse des Nations, Adam Smith prend
comme exemple une entreprise d’épingles ( Adam Smith, 1991).
Pour Smith le travail attaché à fabrication des épingles
représente le cœur même de l’activité productive ; il en fait
toute la « richesse », et ce grâce aux gains de productivité
résultant d’une action qui est divisible à l’infini. Les
services sont d’emblée ignorés. Nulle part, dans son chapitre
d’ouverture, il ne nous montre les transporteurs qui apportent
la matière première, ni les régleurs ni même les petites mains
qui balaient et entretiennent l’atelier. Si cette vision
partisane est inscrite dès le début dans le capitalisme, elle se
heurte cependant aux formes les plus traditionnelles
d’organisation de l’entreprise qui restent jusqu’aux années
cinquante très fortement patriarcales dans l’industrie
française. Tant que l’employeur se comporte comme un pater
familias et considère son entreprise comme un tout où se
côtoient ceux qui participent à son « bien être », le dépeçage
de l’entreprise en services distincts et autonomes n’est pas de
mise.
A partir des années soixante-dix, les externalisations des
activités de service vont se multiplier donnant lieu à divers
marchés et vont obliger les magistrats saisis de nombreux
conflits à se poser la question de la nature de l’entreprise. La
jurisprudence des tribunaux s’est orientée peu à peu vers une
analyse duale de l’activité économique. Elle a ainsi défini
l’entreprise comme « une entité » économique autonome
c’est-à-dire comme une unité identifiable au sein d’un ensemble
impliquant la combinaison d’un personnel qualifié et organisé,
et d’une infrastructure ad hoc. A l’opposé, elle a considéré que
l’absence d’éléments d’exploitation ne pouvait constituer une
activité économique en tant qu’entreprise. Les salariés du
gardiennage, de la maintenance, de la restauration collective ou
du nettoyage industriel se voyaient ainsi condamnés à une sorte
de nomadisme salarial alors que leurs camarades travaillant dans
un atelier outillé suivait le mobilier en cas de cession de
l’activité. La jurisprudence qui avait preuve d’innovation dans
le domaine de l’Unité économique et sociale est restée attachée
à une vision traditionnelle du lien salarial organisé par ce
qu’on peut appeler la division sociotechnique du travail[4].
Mais, à une époque où l’immatériel devient le moteur d’un grand
nombre d’activités économiques florissantes, cette position est
largement remise en cause par les faits.
Solidarité
sociocritique et solidarité de réseau
La perplexité des magistrats face aux phénomènes
d’externalisation et les difficultés pour saisir ce qui
constitue les différentes formes d’activité de l’entreprise n’a
d’égale que la complexité des situations au sein des
entreprises. Le domaine de la logistique en offre un exemple
particulièrement intéressant. Comme d’autres types de
prestations de service (entretien, transport, gardiennage,
etc.), la logistique existe sous deux formes : des prestataires
indépendants qui assurent tout ou partie des différentes
maillons de la chaîne logistique, et des services internes aux
entreprises. Au mieux, ces activités sont regroupées au sein de
l’entreprise en une unité ou un département jouissant d’une
certaine autonomie, au pire elles sont totalement diffuses et
relèvent de plusieurs départements.
Mais à la différence des autres services, comme l’entretien ou
la sécurité, les différentes activités de la logistique restent
en définitive assez peu externalisées. L’enquête menée auprès
d’un échantillon représentatif d’entreprises dans la Région des
Pays de la Loire montre que seul le transport fait l’objet dans
la quasi-totalité des entreprises d’une véritable sous-traitance
(82%). Les activités de stockage ou la préparation des commandes
qui pourraient faire l’objet d’une externalisation sur place
comme le gardiennage ou le nettoyage sont parfois sous-traitées
à l’extérieur (33%) mais restent le plus souvent une activité à
part entière de l’entreprise. Il en va également pour
l’approvisionnement des lignes de production ou la gestion des
flux immatériels. Par ailleurs, un tiers des entreprises qui
sous-traitent leur stockage ou leur entreposage se déclarent
prêtes à réintégrer ces activités en leur sein. Cet impact
restreint de l’externalisation des services est d’ailleurs
confirmé par une enquête réalisée par l’AFT-IFTIM au sein de la
profession.
Les prestataires de service dans le domaine de la logistique
sont tous des « sous-ensemble » qui se sont détachés de leur
maison mère en gardant l’infrastructure et le personnel. Il
n’existe pas de véritable marché dans le domaine de la
logistique comme pour l’entretien, le gardiennage ou la
restauration. Les relations entre donneur d’ordre et prestataire
reste du domaine de la confiance. Un prestataire de service
travaille en règle générale avec un ou deux clients avec lequel
il entretient une relation de longue date.
Une autre particularité de l’activité logistique réside dans le
fait qu’il existe une véritable difficulté à cerner les
effectifs en emploi qui s’articule avec le délicat problème de
délimiter le cœur de cette activité. Si les spécialistes
semblent d’accord pour dire qu’entre les deux derniers
recensements ces emplois ont fortement augmenté, il reste
difficile de donner un chiffre fiable sur le nombre d’employés
logistiques. L’enquête menée auprès des entreprises de la Région
a montré qu’il y avait une réelle difficulté à nommer les postes
ou les emplois affectés, et ceci d’autant plus fortement que les
entreprises ne disposaient pas de département logistique
organisé.
Le terme de « logistique » est un terme savant réservé autrefois
à la science militaire. Son usage dans le domaine civil
participe à la réhabilitation d’un ensemble d’activités –
manutention, préparation des commandes, alimentation des chaînes
de production, etc. - qui jusqu’à l’avènement de la gestion en
flux tendus étaient plutôt considérés comme des tâches
subalternes et invisibles dans le tissu de l’entreprise. Cette
réhabilitation va de pair avec l’apparition d’un nouveau corps
de spécialistes – les ingénieurs en logistique – qui disposent à
travers leurs clubs ou associations d’un réseau désormais
relativement influent.
A une époque où la marchandisation des services est souvent la
« règle », il nous a semblé curieux que la logistique qui est
une forme de « prestation de service » restât à l’extérieur du
mouvement qui affecte le reste des services. Une enquête par
observation directe et entretiens a donc été menée auprès de six
grandes entreprises : trois tournées vers la production et trois
tournées vers la distribution. Très vite, il est apparu que,
pour des entreprises pratiquement identiques au niveau de leur
activité, de très fortes différences se faisaient jour non
seulement dans l’organisation logistique mais également dans
l’opinion qu’en avait les protagonistes. Celles-ci résultaient
le plus souvent des formes d’organisation productive dans
lesquelles s’inséraient ces activités.
Dans les formes avancées de la gestion logistique qui spécifient
les entreprises post-tayloriennes tirées par la demande, les
différents postes participant à l’activité de l’entreprise – au
sens restreint - sont reliés par des flux d’information qui
enclenchent les actions des salariés. Mais ces flux sont
alimentés également par les pratiques des salariés des
entreprises en amont ou en aval de la chaîne logistique de telle
sorte qu’une forme d’unité de travail s’impose entre des entités
que tout sépare juridiquement. Ainsi dans la construction
automobile, les équipementiers sont très fortement soumis aux
flux d’information. Pour la production et le montage des sièges,
c’est la « sortie peinture » du véhicule qui enclenche les
opérations – fabrication des sièges, puis transport et montage –
selon le principe du juste à temps. Dans un tel système, la
logistique est fortement autonomisée : elle a son responsable,
ses équipes, ses logiciels, etc. Le cadre logistique est dans
une telle organisation en position de force, ce qui implique par
exemple que les caristes en approvisionnement de bord de ligne
d’assemblage relèvent de sa responsabilité.
Il n’en va pas de même dans une entreprise de fabrication
traditionnelle, où c’est en général le chef de production qui se
trouve en position dominante exerçant sur tout ce qui touche à
sa fonction un soin jaloux : dans ce dernier cas
l’approvisionnement en ligne relève de son pouvoir. Le
responsable de la production veut pouvoir compter sur ses
fournisseurs avec lesquels il entretient des relations le plus
souvent de confiance, et intégrer ainsi tout ce qui se situe en
amont de la fabrication dans sa sphère de pouvoir. C’est ce que
l’on a pu constater dans une entreprise de fabrication et de
commercialisation de consommables où la majeure partie de la
logistique d’approvisionnement restait sous la dépendance de la
fabrication. Ce dualisme peut d’ailleurs conduire à des
contrastes saisissants selon que l’on observe l’une ou l’autre
de ces logistiques : en amont ou en aval. Ainsi dans une des
entreprises visitées, le magasin d’approvisionnement de la
chaîne de fabrication avait une implantation traditionnelle – à
proximité de la chaîne, et les commandes en provenance des
chaînes étaient gérées manuellement par des systèmes d’étiquette
que l’on déchirait lorsque le « produit » était épuisé. Un
« surveillant » avait pour tâche de passer régulièrement pour
vérifier l’état des « étiquettes ». Il se rendait ensuite au
magasin où il interrogeait un ordinateur en poste fixe pour
connaître l’état du stock. En aval, la logistique des stocks qui
était étroitement liée à la grande distribution avait été
placée sous la responsabilité d’un cadre logistique. On
retrouvait comme chez l’équipementier, un système totalement
piloté par ordinateur avec un logiciel gérant en temps réel les
mouvements de stock, et ce sans aucune intervention manuelle.
Les entretiens menés avec les responsables des services
logistiques affectés à des entreprises de fabrication
traditionnelle révèlent une forte amertume. La logistique en
tant qu’activité n’a pas l’évidence qui se dégage des machines
consacrées à la production et qui occupent le cœur de
l’entreprise alors que les stocks se situent à la périphérie.
L’opinion des responsables de production sur leurs collègues
logisticiens n’est pas très éloignée de celle de Smith sur les
services, et ils classent assez facilement la logistique tournée
vers la distribution du côté des emplois improductifs que l’on
pourrait aisément externaliser. Il en va tout autrement dans les
entreprises post-taylorienne où la logistique est considérée
comme un élément de l’activité et un enjeu, et non plus une
simple prestation de service (Couraut et Trouvé, 2000). Ces
entreprises disposent le plus souvent d’un pouvoir réel sur leur
fournisseur et sur leur distributeur qui leur permet de leur
imposer des standards et de coordonner leurs systèmes
d’information. Les salariés de ces différentes entreprises se
trouvent inscrits de fait dans une forme de continuum et un
ensemble de jeux de miroir où les activités des uns répondent
aux activités des autres. On peut parler à cet égard d’une
identité de réseau qui s’opère par la médiation des flux
d’information. Dans les entreprises « traditionnelles », il
existe des « logistiques » - une logistique pour les boulons et
les vis, et une logistique pour les moteurs, une logistique en
aval et en amont – qui créent autant d’identités au travail
particularisées alors que dans l’organisation du juste à temps
les compétences développées par les salariés sont quasiment
similaires d’une organisation à l’autre, seule l’activité de
l’entreprise différant : assemblage, fabrication, distribution,
etc. Cette nouvelle forme du lien social n’a cependant pas
encore trouvé à s’exprimer dans une conscience collective qui
puisse donner lieu à des institutions représentatives.
Conclusion
L’externalisation qui accompagne l’ouverture des marchés amène à
s’interroger sur la nature des activités et des collectifs de
travail qui y sont attachés. On peut à partir des développements
récents distinguer ainsi trois types de collectifs du travail.
Les premiers qui sont identifiés par la jurisprudence comme des
« entreprises » sont médiatisés par une technologie ; ils
offrent une consistance à l’analyse qui leur confère une sorte
de réalité propre à les identifier culturellement. Ils peuvent
faire l’objet de ce que le droit nomme une extériorisation tout
en conservant leur identité. Le second groupe est médiatisé par
une organisation sociale plus ou moins fluide mais exerce par
son biais une activité finalisée : la prestation de service.
L’absence de médiation par une technologie visible les expose à
une marchandisation accélérée et à devenir des nomades du
salariat. Enfin, il y a les salariés qui se trouvent aux
interstices des fonctions d’entreprise et qui en assurent les
liaisons.
Disséminés dans l’entreprise ou à l’extérieur, ils peuvent
relever de différents services et ne forment pas un groupe
organisé. L’apparition de la logistique en liaison avec
l’extension du flux tendu vise aujourd’hui à organiser ces
liaisons par le biais d’un système d’information. Cette
nouvelle forme d’organisation des communautés de travail a
suscité encore peu de conflit car elle n’a sans doute pas
atteint un degré suffisant d’objectivation pour pouvoir susciter
des résistances et un contentieux spécifique. Pour conclure, la
notion de « culture d’entreprise » utilisée par la sociologie
des organisations pour décrire les communautés de travail est
sans doute heuristique pour rendre compte des premières formes
d’organisation marquées par le fordisme, un peu moins s’agissant
des secondes plus proches de ces ensembles qui constituent ce
que Richard Sennet nomme le «travail sans qualité », et plus
problématique lorsqu’il s’agit de ces groupes sans ossature que
constituent les « fonctions logistiques », et dont les liaisons
sont assurées par des flux immatériels inter-entreprises.
Références bibliographiques
Pierre Cam, Les emplois logistiques , Observatoire
régional des Transports, septembre 2002, Nantes
Bruno Couraut et Philippe Trouvé, Les dynamiques de PME,
Paris, P.U.F, 2000.
Emile Durkheim, De la division du travail social, Paris,
P.U.F, Quadrige, 3e édition, 1994.
Gérard Filoche, Carnets d’un inspecteur du travail,
Paris, Ramsay, 2004.
François Gaudu, Droit du Travail, Paris, Dalloz, 2004.
Jacques Le Goff, Droit du travail et société, Tome 2,
Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2002.
Adam Smith, La Richesse des Nations, Paris, Flammarion,
1991.
Richard Sennet, Le travail sans qualités, Paris, Albin
Michel, 2000.
Alain Supiot, Critique du droit du travail, Paris, P.U.F., 1994.
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