Bernard CAHIER
Doctorant en philosophie politique – Université de
Paris VIII
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LESTAMP -
2005
Dépôt Légal Bibliothèque Nationale de France
N°20050127-4889
Pour
commencer, puisque nous sommes dans la salle Jules Vallès, qui
est né au Puy-en-Velay mais a vécu un temps à Nantes, pour
commencer je vais le citer. Dans un passage du Bachelier,
il écrit :
«Je cherche à devenir, dans la mesure de mes forces le
porte-voix et le porte-drapeau des insoumis.»[1]. L’insoumission
– et l’insoumission
publication.cahier.htm au conformisme surtout – est
certainement une nécessité vitale. Les travaux de Stanley
Milgram sur la soumission à l’autorité ont montré à quel point
l’obéissance – voire la fausse obéissance (qui couvre souvent un
vrai conformisme) – pouvait nous entraîner dans les pires excès
et les pires atrocités[2]. C’est pourquoi une vigilance
particulière s’impose face aux discours ambiants, surtout quand
ils tentent de nous prouver qu’il n’y a pas d’autre possibilité
que celle qu’ils nous présentent. Vigilance : pas forcément pour
rejeter, mais pour garder la tête froide.
La mondialisation, c’est d’abord, au quotidien, la diffusion
d’objets planétaires : automobiles, walkmans, appareils photo,
etc. ; ils constituent une part importante de notre univers.
Mais ce n’est pas nouveau : Les poteries antiques circulaient
déjà sur de longues distances, et on a trouvé des sesterces dans
l’Océan indien. Ce qui a changé, c’est d’une part l’ampleur et
la rapidité de ces échanges, d’autre part une certaine forme
d’uniformisation, et enfin l’idéologie qui en porte le
développement depuis une trentaine d’années. Dans sa définition
la plus inquiétante, la mondialisation se définit par rapport à
une expansion – échappant au contrôle des États – des marchés
financiers, dont elle ne serait qu’une « extension totalitaire
de leur logique appliquée à tous les aspects de l’existence. »[3].
En attendant que l’histoire dispose d’assez de recul pour
travailler sereinement sur le sujet, la sociologie, dont le rôle
est peut-être de déceler les lignes de jointures ou de fractures
qui structurent individus et sociétés, a peut-être quelque chose
à dire là-dessus.
La mondialisation
comme nouvel espace de survie
Si l’on se
tourne par exemple vers les travaux de Norbert Elias, qui a été
à la fois sociologue et aussi – d’une certaine façon – historien
ou, en tout cas, un sociologue qui s’est attaché à étudier des
phénomènes de longue durée, et surtout qui les a analysés en
termes de processus, on découvre une sociologie centrée sur la
notion de configuration, c’est-à-dire, nous dit-il, « une
formation dont la taille peut être fort variable (les joueurs
d’une partie de cartes, la société d’un café, une classe
scolaire, un village, une ville, une nation), où les individus
sont liés les uns aux autres par un mode spécifique de
dépendances réciproques et dont la reproduction suppose un
équilibre mobile de tensions »[4]. La mondialisation
passe-t-elle par la mise en place de configurations
spécifiques ?
De nouvelles
configurations
Comme le fait remarquer Nathalie Heinich[5], cette définition en
termes de configurations – c’est-à-dire d’interdépendances –
nous oblige à repenser la domination, laquelle ne peut plus être
perçue simplement comme une action menée de l’extérieur et à
sens unique : de même que l’organisation de la cour de
Versailles enferme tout autant Louis XIV que ses courtisans[6],
de même les dirigeants multinationaux d’aujourd’hui sont tout
autant liés que nous – jusque dans les effets les plus pervers –
à ce qu’ils nous imposent. Cependant, nous dit Elias, si dans
nos sociétés contemporaines les chaînes d’interdépendance
(c’est-à-dire de dépendances réciproques) sont de plus en plus
longues et complexes, nous n’en avons pas toujours une vision
clairement adaptée à la situation réelle. Et de nombreuses
tensions, ajoute-t-il, viennent de l’écart entre cette réalité
et la perception que l’on en a.
Si l’on considère maintenant ce qu’il appelle les espaces de
survie, ils se confondent, dans les sociétés peu
diversifiées, avec la famille élargie (ou le clan). Au fur et à
mesure de l’allongement et de la complexification des chaînes de
dépendance réciproque, ces espaces de survie sont passés, par ce
qu’Elias nomme des poussées d’intégration[7], au niveau
d’intégration supérieur qu’est la région, puis à celui encore
supérieur de l’État nation, caractéristique de l’époque moderne.
Or depuis la seconde guerre mondiale (et en particulier depuis
Hiroshima), nous sommes entrés dans une ère où l’espace de
survie est devenu planétaire. C’est en effet à l’échelle
planétaire que se joue désormais la survie de l’humanité.
L’humanité entière est devenue groupe d’intégration ; groupe
d’intégration maximale s’entend, car dans le même temps les
autres sphères continuent à jouer un rôle, même atténué
(famille, nation, etc.). Notre histoire individuelle ne peut
plus, désormais, se dissocier de celle de la totalité des
hommes. « Nous faisons partie les uns des autres », écrit-il
dans La Solitude des mourants.
Et, dans La société des individus, il note en 1987 :
« L’une des particularités du XXème siècle est que
les poussées d’intégration ne s’y sont pas produites uniquement
à un niveau, mais simultanément à plusieurs niveaux. D’un côté,
l’humanité a atteint dans certaines régions du globe, le plus
souvent sans le vouloir, un niveau de développement tel en ce
qui concerne toutes les sources de pouvoir, technique,
militaire, économique ou autres, qu’elles échappent complètement
au domaine à l’intérieur duquel les tribus théoriquement
indépendantes – ou les groupes familiaux – pourraient encore
conserver en fait leur indépendance, leur rang concurrentiel ou
leur fonction d’unités de survie. D’un autre côté, la fonction
effective d’unité de survie se transfère de façon de plus en
plus visible et de plus en plus marquée du niveau des Etats
nationaux au niveau des confédérations étatiques post-nationales
et en dernier ressort à l’humanité. »[8]
En d’autres termes, la mondialisation se caractérise aussi par
l’apparition de nouvelles configurations d’extension planétaire.
Les
poussées d’intégration et les difficultés qu’elles suscitent
L’intégration à de tels réseaux ne laisse que peu de liberté à
l’individu. Alors on pourrait penser qu’il suffit de suivre. Or
des difficultés apparaissent, et Elias précise pourquoi : « La
résistance contre la fusion de sa propre unité sociale avec une
unité de taille plus importante – voire la disparition totale en
son sein – est très certainement liée pour une bonne part au
sentiment que l’effacement et, à plus forte raison, la
disparition complète d’une tribu ou d’un Etat rend totalement
absurde tout ce que les générations passées ont pu faire ou
subir dans le cadre et au nom de cette unité. »[9]
Ce qui est en jeu dans ces processus d’intégration, c’est la
place de l’individuel dans un collectif de référence,
c’est-à-dire le rapport entre le fait de pouvoir dire nous
et de pouvoir dire je. A l’échelle planétaire, il est
bien sûr devenu beaucoup plus difficile de ressentir ce nous
comme lieu de rassemblement. Cela a plusieurs conséquences :
soit la recherche collective d’un bouc émissaire, le rejet
collectif d’une tête de turc ; soit un repli individualiste –
parce que les poussées d’intégrations favorisent aussi ce
qu’Elias appelle des poussées d’individualisation. Dans
une société où l’on a tout autant des liens locaux que des liens
planétaires, la multiplicité des configurations auxquelles nous
appartenons au quotidien a pour effet de nous offrir un choix
d’appartenances, auquel il nous faut bien répondre.
Mais si l’on creuse un peu cette approche, on bute sur un manque
de précision quant à la définition de ce qu’Elias met au cœur de
son analyse : les configurations. Dans Qu’est-ce que
la sociologie ?, il prend l’exemple de joueurs de cartes, et
nous dit : « Quatre hommes assis autour d’une table pour jouer
aux cartes, forment une configuration. Leurs actes sont
interdépendants. »[10]
Cette définition simple en termes d’interdépendances, qui a le
mérite de s’adapter à toute situation humaine, est un peu
courte, en ce sens qu’elle ne prend pas en considération la
façon dont la configuration observée s’est constituée. Analyser
les moments fondateurs, c’est-à-dire la façon dont se jouent les
rencontres, dont se tissent les réseaux de dépendance
réciproque : tel est l’objet de l’analyse en terme de
plates-formes de communication.
Plates-formes et
discours
Si les rencontres se jouent et se rejouent en permanence, le
moment fondateur de la rencontre possède toutefois une
importance particulière, en ce sens qu’il donne à la
configuration une orientation qu’elle aura tendance à conserver,
dans un environnement où les luttes concurrentielles créent un
mouvement permanent.
Pour une analyse des moments fondateurs
Le monde social n’est pas stable. Erving Goffman rappelle
l’existence d’un consensus opératoire entre les participants au
cœur de toute situation sociale[11]. Dans une logique proche,
l’hypothèse de travail retenue ici est que le groupe, quelle que
soit sa taille, se constitue lors d’une phase de négociation
(explicite, implicite, ou même inconsciente) pour former ce que
l’on peut nommer une plate-forme de communication.. Comme
le rappelle Michel Maffesoli en s’appuyant sur Elias : « Avant
de se policer, de se finaliser, une structuration sociale,
quelle qu’elle soit, est un véritable bouillon de culture où
chaque chose et son contraire sont présents. »[12]
Chaque chose et son contraire : une plate-forme résulte donc
d’un tri, qui permet d’éliminer et de retenir un certain nombre
d’éléments. Par exemple, Michel Foucault a montré, dans l’Histoire
de la folie, comment la société au 17ème siècle a
étiqueté et éliminé un certain nombre d’éléments jugés
indésirables (en enfermant les vagabonds, les prostituées, etc.)
pour pouvoir se constituer positivement en tant que société de
raison.
Une plate-forme de communication, c’est ce qui reste de
positif à l’issue de ce tri. Un couple qui se rencontre va ainsi
se répartir des rôles, tracer les limites internes, le jardin
secret de chacun, etc. ; et sur la base ainsi établie, ce couple
va pouvoir commencer à écrire son histoire propre. Le mécanisme
est le même pour des personnes qui créent une entreprise. Et,
même si le schéma est alors plus complexe, il en est de même
pour une nation ou une religion. Si par exemple on s’intéresse
aux débuts du christianisme, on voit combien rien n’était joué
d’avance, et combien de multiples discussions, partages,
adaptations aux évènements ont été nécessaires avant que l’on
puisse parler vraiment d’une religion nouvelle.[13] Ce qui se
construit sur la plate-forme (l’histoire du couple, de la nation
ou de la religion), je nomme ça un discours.
L’exemple de l’aviation
S’il est un objet qui se joue des frontières par grandes
enjambées, c’est l’avion. S’il existe une industrie dont les
moyens sont si colossaux qu’ils demandent une concentration de
capitaux et de savoir-faire industriels, c’est l’aviation. A la
fin de la seconde guerre mondiale a été créée une antenne des
Nations Unies spécialisée dans ce domaine. L’aéronautique – dont
Pierre Legendre a dit qu’avec la danse elle avait représenté
l’une des grandes transgressions dans la civilisation
européenne[15] – l’aéronautique a pour vocation de passer les
frontières. Cette antenne de l’ONU consacrée à l’aviation, c’est
l’OACI (Organisation de l’aviation civile internationale), dont
le siège est à Montréal, et qui regroupe 188 États. L’OACI,
créée en 1947, a depuis cette époque normalisé tout ce qui
touche à l’aviation, ce qui fait qu’un pilote japonais qui
atterrit à Nantes ne sera pas perdu, puisque les règles sont les
mêmes partout.
Pour cela, l’OACI, à l’issue de discussions et d’études, et à
l’aide du retour d’expérience que sont les enquêtes après
accidents, édicte des normes (obligatoires) et des pratiques
recommandées, publiées dans des annexes techniques. Par exemple,
l’Annexe 14 explique comment réaliser un aérodrome : longueur et
largeur de la piste et des taxiways, taille des lettres visibles
du ciel, etc. Ces règles sont reprises dans les droits
nationaux ; ainsi cette annexe 14 se retrouve en France dans l’ITAC
(l’instruction technique sur les aérodromes civils). L’OACI
travaille aussi à normaliser les conversations entre pilotes et
contrôleurs aériens, à travers une phraséologie destinée à
éviter les incompréhensions, dont certaines ont été dans le
passé à l’origine d’accidents meurtriers. Nous avons là, avec
l’OACI, un exemple de plate-forme de communication de
dimension planétaire, sur laquelle c’est construit un
discours mondialisé.
Le rôle des outils
médiateurs
Si l’on entre un peu plus dans la mécanique de ces moments
fondateurs, on s’aperçoit que plus une plate-forme est
spécialisée, plus son accès est difficile (un doctorat n’est pas
accessible à tous, pas plus que la pratique du violon) ; que,
par contre, plus la plate-forme se destine au plus grand nombre,
et plus son niveau d’accès tend à s’abaisser : à titre
d’exemple, les chaînes de télévision qui se sont fixé pour
objectif de « ratisser » le plus large ne sont-elles pas
considérées comme les plus « grand public », dans tous les sens
du terme – y compris les plus péjoratifs ?
Certains discours peuvent à leur tour servir à l’élaboration
d’une nouvelle plate-forme : le discours des droits de l’homme –
issu d’une longue histoire européenne faite de luttes, de
débats, d’avancées ponctuelles – sert ainsi à promouvoir
aujourd’hui une plate-forme démocratique planétaire, même si
cette promotion exige en retour une adaptation de ceux-là mêmes
qui en étaient les promoteurs.[15] Plates-formes et discours
peuvent, bien sûr, s’emboîter à des échelles différentes et
concerner de multiples domaines. La plupart du temps, ils
s’appuient sur ce que l’on pourrait nommer des outils
médiateurs (qui sont par eux-mêmes de véritables
plates-formes ayant pris une forme matérielle, technique) : par
exemple, notre perception du temps est organisée autour de
l’usage du cadran de la montre ; nos savoirs sont construits sur
celui d’un alphabet ; et l’argent, bien sûr, est omniprésent
dans nos échanges – même culturels.
La facilité d’emploi de ces outils (l’argent en particulier) a
certainement favorisé l’éclosion de plates-formes étendues –
comme les grands marchés financiers, les grands circuits
économiques. Mais cela n’a été possible que parce que, sur une
plate-forme commune, dotée d’un outil commun, un discours commun
s’est constitué pour organiser les échanges. Concernant le
capitalisme – au cœur de la mondialisation actuelle, avec
laquelle il se confond d’ailleurs[16] – le credo libéral de
Hayek et des siens est déjà en soi un discours, où sur la
plate-forme élaborée en 1947 s’était développée toute une
théorie. Mais on voit comment, à la faveur de la crise des
années 70 les dirigeants économiques américains opèrent un tri
éliminant les théories qui leur semblent avoir failli (celle de
Keynes, par exemple) et décident de s’appuyer sur celles
soutenues, marginalement jusque-là, par les néo-libéraux. Et sur
cette plate-forme du néo-libéralisme va à son tour se construire
un nouveau discours, qui est celui de la globalisation.
La mondialisation
comme discours dominant
Les grands discours, ceux qui nous concernent tous, et sur
lesquels la société se rassemble au plus large, c’est ce que je
nomme des discours fédérateurs, dont certains,
paradigmatiques, peuvent devenir dominants.. Ces grands
discours dominants, on les reconnaît en général aux catégories
d’exclusion privilégiées qu’ils favorisent ou qu’ils suscitent
au sein de la société. Par exemple, l’excommunication est
certainement le mode d’exclusion caractéristique du Moyen Âge,
où le discours de référence, le discours dominant, le discours
fédérateur par excellence était le discours religieux. L’époque
moderne a privilégié le discours politique, et les catégories
d’exclusion qui lui sont liées sont alors passées par
l’emprisonnement ou l’exil. Aujourd’hui, force est de constater
la montée en puissance du discours économique en tant que
discours dominant, avec les nouvelles catégories d’exclusion
qu’il génère : le chômage, la faillite, ou le
sous-développement...
Basculements et
fractures
C’est pourquoi il ne faut pas confondre les effets de
basculement (liés aux transformations de nos sociétés et de leur
fusion en des ensembles élargis), et les fractures que ces
transformations peuvent entraîner. Par basculement, il faut
entendre un changement rapide, par lequel la société se rallie à
une tendance jusque-là marginale (éclose en interne ou venue de
l’extérieur), qui devient majoritaire et l’entraîne dans une
organisation nouvelle, et lors duquel la société ne se coupe pas
radicalement de son passé, comme en cas de rupture
(catastrophique). Par exemple, la Renaissance est le résultat
d’une multitude de petites avancées dont certaines s’inscrivent
au cœur du Moyen-Âge, et qui tout d’un coup prennent corps à
l’échelle de la société tout entière. Nous découvrons
aujourd’hui que d’une société à l’échelle des nations nous avons
basculé dans une société largement supranationale. Cette
extension a sans doute commencé il y a un demi-millénaire[17] ;
mais l’avènement de cette société étendue, en tant que mode
d’organisation dominant, c’est cela qui est nouveau, et qui se
paye de déchirements inédits.
Vraies et fausses
fractures : le problème des conflits de génération
Dans l’approche présentée ici, il y a fracture lorsque des
plates-formes ne communiquent pas entre elles, lorsque les
discours qu’elles génèrent restent étanches l’un à l’autre. Ces
fractures traversent aujourd’hui, on le constate tous les jours,
aussi bien les rapports sociaux au sein du monde du travail ou
ceux, politiques, entre établis et marginaux[18] (par exemple
immigrés), qu’entre le Nord et le Sud : Les vraies fractures
sont par exemple celles qui laissent la quasi-totalité du
continent africain à l’écart des nouvelles technologies ; ou
celles qui font qu’une entreprise centenaire et prospère
(reposant sur une plate-forme industrielle comprenant non
seulement le patrimoine technique de l’entreprise, mais aussi
son personnel ouvrier, ses cadres, son histoire) est brutalement
« dégraissée » ou déménagée, pour répondre aux critères de
rendement financier d’actionnaires extérieurs (organisés sur
leur propre plate-forme, suivant leur propre logique, s’adossant
à leur propre discours)…
Il faut par contre prendre garde de ne pas tomber dans un piège,
qui est celui des conflits de générations. Par génération,
j’entends les personnes qui se sont construites sur des
références communes. En d’autres termes, une génération se
construit sur une plate-forme de communication qui lui est
propre. Les conflits de génération, sont, dans cette optique,
compris comme des conflits de plates-formes. Pour Pierre
Bourdieu : « Beaucoup de conflits de génération sont des
conflits entre des systèmes d’aspirations constitués à des âges
différents. Ce qui pour la génération 1 était la conquête de
toute la vie, est donné à la naissance, immédiatement, à la
génération 2. »[19]
Cette vision, pour pertinente qu’elle soit, n’épuise pas le
problème.
Car un certain nombre de choses offertes par les parents à leurs
enfants sont justement refusées par ces derniers : pour se
construire une identité, il est souvent plus facile de le faire
en se démarquant (par ses vêtements, par les goûts musicaux,
etc.) qu’en s’intégrant à un existant qui semble avoir été
verrouillé à toutes les issues. Chaque génération, une fois
qu’elle a construit sa plate-forme et développé un
discours qui lui est propre, préfère faire l’effort de les
sauvegarder plutôt que celui de devoir recommencer à zéro tous
les dix ou vingt ans. En ce sens, les conflits de génération
sont des conflits tout à fait normaux, et c’est pourquoi on a
trouvé des textes à toutes les époques se plaignant de la
jeunesse – comme ce prêtre égyptien qui écrit, il y a 4000 ans :
« Notre monde a atteint un stade critique.
Les enfants n’écoutent plus leurs parents, la fin du monde ne
peut être loin. »[20]
Le moyen d’éviter que les conflits sociaux – porteurs de
violence potentielle – ne dégénèrent en violence réelle, ou même
simplement le moyen de canaliser les tensions quotidiennes (les
rapports de force par exemple), c’est la mise en place d’outils
médiateurs (par exemple, le code de la route évite la loi de la
jungle), ou d’instances médiatrices (comme les tribunaux), mis à
la disposition des discours fédérateurs. Mais là on entre dans
un autre développement, que je ne pousserai pas ici.
Ce que j’ajouterai, par contre, c’est que certains grands
conflits historiques peuvent être considérés comme des conflits
de génération. Nos ancêtres du 16ème siècle, lors des
guerres de religion, se trouvaient – comme nous aujourd’hui –
dans une société en pleine transformation, où les liens
traditionnels, qui les avaient tenus jusque-là, se cassaient.
Pour certains, il fallait donc impérativement revenir à cette
situation d’équilibre antérieur. D’autres par contre – et
l’histoire leur a donné raison – estimaient que les équilibres
disparus ne pourraient pas être rétablis, que la société se
transformait et qu’il fallait s’adapter à cette transformation,
en inventant des équilibres nouveaux. La réponse est venue du
politique, avec des gens comme Jean Bodin. L’autonomisation du
politique, au sein des Etats nations modernes, a permis d’amener
progressivement le religieux dans la sphère privée – le discours
politique prenant la place de celui-ci en tant que discours
dominant.
Faut-il avoir peur de
la mondialisation ?
Doit-on craindre l’extension planétaire de notre cadre de vie ?
Bien sûr, si on laisse d’autres définir pour nous ce sur quoi va
se construire la société de demain. Car dans ce domaine, le
collectif et l’individuel sont étroitement liés : chaque
transformation demande un effort d’adaptation, tant de la part
du groupe que des individus qui le composent. Lors des
basculements majeurs – ceux qui entraînent des changements
radicaux dans les conditions de vie –, l’individu que nous
sommes doit se reconstruire. Par exemple, les acquis de la
modernité en termes de liberté se sont payés de la nécessité de
prendre en main soi-même son destin, de façon responsable. Pour
illustrer ce propos, je prendrai un dernier exemple tiré de
notre histoire.
Deux pratiques de lecture ont été bouleversées au cours du Moyen
Âge. D’une part la généralisation du codex a favorisé le passage
d’une lecture séquentielle (qu’imposaient les anciens rouleaux)
à une lecture sélective, en permettant d’atteindre le texte
recherché directement à sa page. D’autre part le développement
des bibliothèques universitaires a obligé les étudiants à passer
d’une lecture qui jusque-là se faisait à haute voix, à une
lecture silencieuse – pour éviter le brouhaha d’une salle de
lecture pouvant contenir cinquante pupitres (sur lesquels les
livres, si chers, étaient enchaînés). L’écrit a pu ainsi peu à
peu prendre son indépendance, face à une oralité qui l’avait
jusque-là dominé. De même, on est passé de l’écriture du
copiste, professionnelle, à une écriture personnelle, usuelle.
Ces nouveaux outils, à terme, ont suscité de nouvelles façons de
penser.[21]
Ils ont participé au développement de l’individu vers une plus
grande autonomie. Nous sommes devenus une civilisation du
livre et de l’individu. D’une certaine façon, la
révolution numérique est de nos jours une réponse aux limites
d’un système élaboré et mis en place au début du 2ème
millénaire, dont nous restons les utilisateurs quotidiens. Et il
serait intéressant de pouvoir étudier la façon dont les
nouvelles technologies vont transformer, en quelques
générations, la façon de penser de nos descendants. Car en ce
qui nous concerne, nous avons beau disposer de ces nouveaux
outils, nous avons été formés à l’ancienne, dans les livres.
Nous sommes en fait dans la même situation que les gens de la
fin du Moyen Âge, qui disposaient de l’outil de l’avenir, mais
ne pouvaient prévoir la Renaissance. A la question de savoir
quoi penser des transformations du monde actuel, il est donc
possible de répondre doublement : pessimisme à court terme, car
il est évident que l’évolution évince des valeurs, des acquis,
des équilibres qui nous sont chers ; optimisme à long terme,
car, sur les ruines de l’ancienne, la société nouvelle toujours
se reconstruit. Qui dit qu’à notre insu nous ne nous dirigeons
pas, à notre tour, vers une nouvelle « Renaissance » ? Nouvelle
plate-forme, nouveau discours, nouveaux bras de fer… Tout est
possible. Comme le fait remarquer Jean-François Bayart, la
mondialisation est nôtre[22], et c’est pourquoi, comme je le
disais au début de ce propos, il est si important de rester
vigilant et de savoir faire entendre notre voix.
[1]
Jules Vallès, Le Bachelier, Folio Classique, ch.
« A marier », p. 359.
[2]
Stanley Milgram, Soumission à l’autorité,
Calmann-Lévy, 1974 (1ère éd. en angl., 1974).
[3]
Zygmunt Bauman, Le coût humain de la mondialisation,
Hachette (Pluriel), 1999 (1ère éd. angl.
1998), p. 102.
[4]
Norbert Elias, Qu’est-ce que la sociologie ?,
Editions de l’Aube (Agora), 1991, p. 154-161.
[5]
Nathalie Heinich, La sociologie de Norbert Elias,
Editions La Découverte & Syros, 1997.
[6]
Norbert Elias, La société de cour, Flammarion,
1985 (1ère éd. all., 1969).
[7]
Voir Norbert Elias, La société des Individus
(1939 ; années 40-50 ; 1987).
[8]
Norbert Elias, La société des individus, « Les
transformations de l’équilibre "nous-je" » (1987), p.
283.
[9]
Idem, pp. 288-289.
[10]
Norbert Elias, Qu’est-ce que la sociologie ?,
opus cité, p. 157.
[11]
Erving Goffman, La mise en scène de la vie
quotidienne, Editions de Minuit, 1971-1973 (1ère
éd. angl., 1959).
[12]
Michel Maffesoli, Le temps des tribus, La Table
Ronde, 1988, p. 120.
[13]
Voir en particulier, à ce sujet : Gérard Mordillat et
Jérôme Prieur, Jésus après Jésus, Seuil, 2004.
[14]
Pierre Legendre, La fabrique de l’homme occidental,
Editions Mille et une Nuits, 2000 (1ère éd.
1996), p. 25-26.
[15]
Mikael Rask Madsen, « Make law, nor war », in
« Sociologie de la mondialisation », Actes de la
recherche en sciences sociales, n° 151-152, mars
2004, pp. 97-106.
[16]
Voir Alain Touraine, Comment sortir du libéralisme ?,
Fayard, 1999.
[17]
Voir par exemple : Laurent Carroué, Géographie de la
mondialisation, Armand Colin, 2002.
[18]
Voir à ce sujet : Norbert Elias & John L. Scotson,
Logiques de l’exclusion, Fayard, 1997 (1ère
éd. angl. 1965).
[19]
Pierre Bourdieu, Questions de sociologie,
Editions de Minuit, 1984, p. 151.
[20]
Cité par Jean-Gabriel Cohn-Bendit, sur France Culture le
5 août 2004 (« Quartiers d’Eté ») ; voir son ouvrage :
Lettre ouverte à ceux qui n’aiment pas l’école,
Little Big Man,2003.
[21]
Voir sur ce thème : Jack Goody, La raison graphique,
Editions de Minuit, 1979 (1ère éd. angl.
1977).
[22]
Jean-François Bayart, Le gouvernement du monde : une
critique politique de la mondialisation, Fayard,
2004.
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