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Territoires et identités multiples ?
L'articulation local - mondial de la communauté indienne de Dar es Salaam


 

Cécile ROY
Géographie Bordeaux III
Droits de reproduction et de diffusion réservés © LESTAMP - 2005
Dépôt Légal Bibliothèque Nationale de France N°20050127-4889



Parler des sociétés de la mondialisation, c’est partir d’un postulat humaniste : celui de l’existence de mondialisations multiples, centrées sur les hommes et l’espace dans lequel ils évoluent. C’est dans cet esprit tourné vers des pratiques socio-spatiales contextualisées que nous proposons d’étudier la communauté indienne de Dar es Salaam (Tanzanie). Des  multiples expériences sociales de la mondialisation, celle-ci est intéressante à plusieurs points de vue. En tant que ville swahilie, Dar es Salaam porte la marque d’échanges et de contacts intenses. Des identités aux territoires urbains, nous verrons dans un premier temps l’intérêt d’une approche localisée et contextualisée. Comment la communauté indienne lit-elle son identité ? Comment vit-elle cette culture hybride, bouleversée à nouveau par la mondialisation ?Par ailleurs, cette marge n’en est pas moins touchée par la mondialisation (nous parlons de « périphérie mondialisée »).

C’est à travers ce processus complexe que nous relierons l’indianité à Dar es Salaam.  La ville devient un concentré d’espace-temps, qui démultiplie les champs du possible. D’un côté, les citadins peuvent appréhender différents univers grâce à de nouvelles connexités. De l’autre, c’est parfois la mondialisation qui permet de se sentir « plus Indiens » aujourd’hui, par des pratiques localisées mais aussi hybridées. Les mentalités et les pratiques évoluent, de même que les savoirs et les représentations. Cette rapidité du changement n’est pas vécue comme la résultante de la mondialisation en tant que telle. Nous verrons dans un premier temps ce que ce mot recouvre pour eux. Du local exalté en passant par la mondialisation domestiquée ou vécue par procuration, nous aborderons l’ébauche d’une typologie pour lire cette société de la mondialisation.


I- Des identités aux territoires urbains, une première approche localisée et contextualisée

A- Une communauté déterritorialisée…

1- Les Indiens dans la civilisation swahilie

Reprenant un concept élaboré par F. Braudel utilisé pour l’espace méditerranéen, nous parlerons de l’économie monde de l’Océan indien. Par sa nature, elle dépasse les limites mises en place par les sociétés : limites des Etats ou des Empires, limites plus floues des civilisations. Elle se développe grâce au commerce maritime autour de la partie ouest de l’Inde (notamment la région du Gujerat, du Cutch autour de la ville principale de Bombay), du Moyen-Orient et de la côte est africaine, du Mozambique à l’Ethiopie. En commerçant, ces Etats participent  à la construction d’une entité géographique singulière où les rencontres peuvent  se lire en terme d’ « union » ou de  « réunion ». Ce commerce centenaire profite du vent des moussons : de mi-décembre à la fin février, la mousson du nord-est portaient les boutres du nord-ouest de l’Inde à la côte est africaine ; la mousson du sud-ouest les ramenant d’avril à septembre. Progressivement et par le biais de ces mobilités, un mouvement d’interrelations se met en place, les mariages mixtes sont monnaie courante, des installations temporaires deviennent définitives. La civilisation swahilie s’établit le long de la côte est africaine, dans des villes de tailles variables mais toutes portuaires et marquées par le commerce. Le cosmopolitisme est ainsi l’une des marques fortes de ces espaces urbains, et c’est tout à fait à propos que F. Braudel écrit : « le miracle de la tolérance se renouvelle partout où s’installe la convergence marchande » (Braudel, III, 1979, p.25).

La culture swahilie se cimente également autour d’une pratique commune et fédératrice : la langue swahilie devient le symbole, sinon d’une mondialisation, d’un syncrétisme entre des civilisations et des pratiques différenciées. Elle est en effet la parfaite traduction orale des rencontres de ces trois horizons avec des mots d’origine bantu, indienne ou arabe (le mot “Swahili” lui-même vient de l’arabe “Sahil” et signifie rivage). 
« The Swahili language began to develop into its present form in the 13th century. Bantu in structure, its vocabulary has been derived from many tongues of traders –Arabs, Persians, Portuguese, Turkish and Indians- and from English as well.” (Kurtz, 1978, p. 203). Aujourd’hui, sous l’impulsion des nombreuses mobilités et de la mondialisation de certaines valeurs et technologies, le swahili adopte et adapte ses mots avec des inventions et des emprunts intéressants.

L’importance des Indiens dans la constitution de la culture swahilie est évidente. Si ceux qui vivent en Afrique de l’Est restent encore peu nombreux, les migrations s’accentuent fortement au 19ème  et 20ème  siècles.


2- De la colonisation à l’indépendance : des migrations massives

La venue de population indienne au 19ème coïncide principalement avec la croissance des activités commerciales : beaucoup deviennent marchands, petits détaillants que l’on appelle
Dukawallas, et vivent du troc des articles qu’eux-mêmes importent. Sur la côte, Dar es Salaam (créée par le Sultan d’Oman en 1862) accueillent de plus en plus d’Indiens. Si Zanzibar reste la plaque tournante du commerce dans cette zone, le développement le plus rapide de la population et des entreprises indiennes prend maintenant place au Tanganyika.

Sous la colonisation (allemande puis britannique), le statut des Indiens connaît une certaine détérioration. Les Européens commencent déjà une politique ségrégationniste : considérés comme supérieurs au Noirs, les Indiens vivent cependant dans des quartiers réservés ; ils sont d’ailleurs regroupés sous l’appellation
Asians qui rassemble aussi bien les Indiens que les Pakistanais, sans distinction des origines. Comparé à ses voisins kenyan ou sud-africain, le Tanganyika apparaît beaucoup plus clément à l’égard des Indiens si bien qu’à partir des années 1930, environ 2000 personnes affluent chaque année.

Les migrations se poursuivent après l’indépendance mais leurs assises territoriales changent par rapport aux périodes précédentes. Le schéma où les migrations s’effectuaient du monde Indien vers l’Afrique de l’Est relève d’une période plus ancienne (swahilie et colonisation). Dans la seconde moitié du 20ème siècle, ceux qui s’installent en Tanzanie sont des Indiens qui vivaient déjà en Afrique de l’Est. Certains fuient en effet Zanzibar et sa révolution  (1964), d’autres l’Ouganda d’Amin Dada après son coup d’état en 1971 (environ 75 000 Asians quittent le pays) et s’installent à Dar es Salaam.


3- La mise en place progressive d’une identité hybride

Même s’il existe une communauté indienne qui serait une première identité générale (on parlera des Asians sans distinction de nationalités mais plus en référence à une zone d’origine lointaine dans l’espace et dans le temps), d’autres filtres se surimposent pour former une véritable mosaïque. Difficilement hiérarchisables, ils recouvrent trois grands domaines.

La variété des pratiques religieuses joue d’abord dans la multiplication des identités. On trouve ainsi des hindous (les Banyans), des catholiques (les Goans) et des musulmans (les Lohanas, les Patels ou les Khojas par exemple). Autant d’appartenance qui dictent des pratiques et fédèrent ce que l’on pourrait appeler des sous-groupes. Par ailleurs, la relative disparité des territoires d’origine se lit aujourd’hui dans permanence de l’utilisation de la langue des parents. En plus du swahili et de l’anglais, les Indiens l’utilise quotidiennement et désirent la transmettre à leurs enfants. C’est ainsi en cutchi, hindi ou en gujrati que l’on parle à la maison, chez certains commerçants ou entre connaissances. Cela permet de situer les origines de chacun. Enfin, le sentiment d’appartenance nationale est, dans un dernier temps, un élément intéressant à explorer. A la question, « Do you feel more Tanzanian, Asian, Swahili, African, or other ? 
»[1], la plupart des interviewés sont unanimes : ils se sentent Tanzaniens parce qu’ils sont nés et vivent ici. Beaucoup disent « this is my country ». Ils évoquent parfois le côté swahili de leur identité : c’est principalement par le langage qu’ils se sentent appartenir à une même communauté, plus large que la seule communauté indienne. Il s’agit alors d’une identité indienne teintée de swahilité.

Outre les effets de religion, de langue et de nationalité il convient de prendre en compte les parcours individuel. Chacune des histoires ramène à une identité propre : certains connaissent la date de venue de leur aïeux, d’autres ne savent pas dire de leurs parents s’ils sont plutôt Indiens ou Pakistanais, d’autres arrivés « plus récemment » évoquent la difficulté de se positionner : « 
people here say I am not a Tanzanian and I am not an Indian in India. » Aux premiers filtres de la région d’origine, de la religion et du sentiment d’appartenance nationale se superposent celui des histoires individuelles où l’identité s’hybride réellement. Cependant, il existe bien un sentiment d’être ensemble, un sentiment d’être indien. Dans un contexte de mondialisation et d’ouverture au monde, les rencontres directes ou non avec leur pays d’origine joue, nous le verrons, sur l’affirmation d’une identité indienne. La variété des pratiques et de la perception de soi contraste avec les territoires de l’indianité en ville, qui sont, eux, beaucoup plus facile à discerner.


B - …qui se reconstitue à Dar es Salaam

Les différentes migrations ont fait de cette communauté une population souvent commerçante et donc urbaine qui participe pour la plupart à la modernisation du pays. Leur importance à Dar es Salaam est notable : des quartiers indiens se développent où ils préservent leur mode de vie sans trop de difficultés. Sans revenir sur la construction de la ville, son partage hygiéniste sous les Allemands puis les Britanniques, notons que les Indiens sont restés relativement groupés dans l’espace et dans le temps. La première zone de résidence, mais aussi de travail a été le centre ville (Kisutu et Kariakoo), plus tard, Upanga est devenue la zone de résidence des Indiens aisés, ceux appartenant à la classe moyenne ou défavorisée résidant à Kariakoo ; lors de la construction de logements collectifs dans les années 1960, quelques uns sont partis habiter à Chang’ombe. Concrètement, trois aspects peuvent retenir notre attention pour lire l’indianité.

La religion est un premier facteur de lecture, et l’hindouisme peut être le plus flagrant. Sur Kisutu Street, on trouve côte à côte trois temples hindous. Ces établissements religieux se remarquent aisément dans l’espace urbain par leur imposante façade colorée, les inscriptions en hindi ou les musiques qui s’en dégagent. Au hasard de promenades, il n’est pas rare de découvrir de petites offrandes constituées de quelques fleurs et de friandises ; près des temples, dans la rue, des Noirs tanzaniens préparent et vendent des colliers de jasmins et de bougainvilliers. Les Indiens de Dar n’appartiennent cependant pas tous à la religion hindouiste. A ce titre, l’indianité se lit également dans l’architecture. Concernant les formes urbaines, les quartiers indiens possèdent de beaux vestiges de bâtiments de style indien. La plupart ont été construits entre 1940 et 1960. Aujourd’hui, ces maisons donnent de l’authenticité au quartier, par leur histoire et leur ancienneté. Des promoteurs de constructions plus récentes contribuent aussi à perpétuer les signes relevant du monde indien dans un contexte de mondialisation : dans un mélange de modernité architecturale et d’affirmation identitaire (indienne et hindou) la Krishna Tower en offre un bel exemple.


Photo n° 1 : Krishna Tower à Kisutu


C. Roy, 2003


D’une simple promenade à une observation plus fine, les pratiques au quotidien offrent un autre mode de lecture. A Kisutu, l’agitation permanente et la foule rappelle l’atmosphère frénétique de Bombay : les femmes en sari discutent en gujrati, un rickshaw tente de faufiler dans l’intense circulation ; des magasins, se dégagent des odeurs d’encens, d’épices et de pâtisseries indiennes. Dans les innombrables duka, les propriétaires Indiens attendent le client qui leur achètera le dernier DVD de Bolliwood, des bijoux ou icônes hindous. Nous pouvons alors nous interroger sur la façon dont ils vivent leur indianité. Par procuration dans un contexte où leur pays d’origine demeure lointain aussi bien dans l’espace que dans le temps ? Vivent-ils une indianité contemporaine et hybridée, en synergie avec les effets de la mondialisation ?


II- L’indianité revisitée par la mondialisation : des territoires aux pratiques

A- Un nouvel espace de pratiques : le monde des flux et de la mobilité

1- Des mobilités éprouvées


La mondialisation, surtout dans une analyse géographique, met au centre la notion de flux, de circulation et de mobilité. A des niveaux différents et pour des raisons toutes aussi variées (commerce, étude, famille, raison de santé, vacances), la plupart des Indiens à Dar es Salaam ont éprouvées, directement ou non, les mobilités nouvelles instaurées par la mondialisation. Cet espace de flux est difficilement cernable et cependant, des zones phares se dessinent, laissant deviner l’importance des héritages mais aussi des réseaux sociaux élargis, récents ou anciens. En raisonnant en termes d’espaces, on note que les destinations se concentrent autour de l’Inde, du Moyen-Orient avec l’importance de Dubaï et d’Oman, du Canada, des Etats-Unis et de l’Angleterre, de l’Afrique du Sud, du Kenya et en moindre mesure de l’Ouganda.

Il est difficile d’établir une hiérarchie qui montrerait quelle activité favorise le plus les mobilités. De nombreux commerçants achètent leurs marchandises à Dubaï, fait relativement nouveau puisque l’économie tanzanienne s’est récemment libéralisée. Les familles les plus aisées n’hésitent pas à scolariser leurs enfants à l’étranger  (Londres, l’Ouganda par exemple) ou à se déplacer pour une opération ou un traitement de santé spécifique (Afrique du Sud). Par ailleurs, la diaspora indienne s’est éparpillée aussi bien en Afrique de l’est et australe qu’en Amérique du nord (Etats-Unis et surtout Canada). De fait, les migrations sont nombreuses, de nature professionnelle (recherche d’emploi) ou familiale (visite). Les relations avec l’Inde sont également bien représentée : certains y ont encore de la famille ou y font du tourisme. Se déplacer reste souvent onéreux et toutes les familles ne peuvent jouir de cette ouverture au monde. La mondialisation, tout en favorisant et facilitant les mobilités, offre, à travers les médias, un tout nouvel horizon.


2- Quand l’Inde s’invite dans l’espace domestique : la « médiamorphose 
»[2]

Le rôle des médias et en particulier de la télévision est indéniable dans la diffusion d’images et à travers elle, de la mondialisation. Il modifie non seulement la vie matérielle, les pratiques quotidiennes mais donne aussi un rôle inédit à l’imagination en permettant de s’inventer des mondes à soi, ainsi que des univers en commun. C’est dans cette mesure que nous parlons de « médiamorphose » et que la communauté indienne, à travers elle, se rapproche d’un espace de référence culturelle incontestable mais qui demeure une réalité souvent méconnue.[3] Le réseau câblé permet de capter des émissions très variées : de CNN au match de cricket en passant par les séries nigériennes ou sud-africaine, les clips de Britney Spears ou de la dernière star de Bolliwood. Le décalage est extrêmement important pour la communauté indienne : durant la période Nyerere (1961-1985) posséder une télévision ne correspondait pas à l’idéal socialiste, ceci était donc interdit, tout comme la possession de tout autres biens matériels jugés superflus.

On ne pouvait qu’écouter les programmes de la radio nationale qui consistaient essentiellement à encenser la vie paysanne et les actions de la TANU, le parti unique. En quelques années d’ouverture, le monde s’invite chez soi avec une facilité déconcertante. Les effets de cette « médiamorphose » ne jouent pas sur la redéfinition de territoire mais plutôt sur l’identité par identification aux idées et aux images de certains programmes. Cette évolution n’a pas entraîné la population indienne dans un repli identitaire mais lui a plus permis de retrouver des racines et une assise identitaire. Si les flux, la mobilité des idées et des valeurs constituent un des maillons forts de la mondialisation, l’indianité se joue d’abord sur le territoire urbain où les pratiques de cette communauté fluctuent entre permanences et évolutions.


B- Les articulations des pratiques de l’indianité

1- Des pratiques localisées et profondément indiennes


Une des caractéristiques de Dar réside dans l’existence de quartiers à la forte cohérence sociale. Les gens sont souvent fiers d’y vivre, notamment les Indiens, majoritairement (mais pas exclusivement), concentrés autour de Kisutu et Upanga. Lieu de convivialité et de rencontre, espace de sociabilité, le quartier centre et cadre la vie quotidienne des habitants autour de lieux phare (publics ou privés) et de pratiques routinières. En nous arrêtant sur chacun d’entre eux, nous verrons que la mondialisation n’a pas modifié des pratiques localisées, comme si les habitudes et la vie de quartier étaient immuables, indifférente aux bouleversements et à la tempête extérieure qui secoue, en d’autres occasions, les territoires, les pratiques et les identités.

L’existence de ce que nous appelons les « hauts lieux de la localité » rappelle l’importance et la permanence de pratiques localisées et profondément indiennes. Il peut s’agir de lieux publics de rencontre mais ils ont d’autant plus de « valeur » qu’ils semblent surgir dans le quartier comme une enclave privilégiée de sociabilité. Dans ces hauts lieux, plus fort que le simple esprit de voisinage ou les rencontres fortuites, la rencontre est fédérée autour d’une pratique et cimentée par le partage d’un espace-temps privilégié (on décide de se rendre dans ce haut lieux, d’y partager un moment). A Upanga, nous évoquerons le Mix. En face du terrain de cricket, une famille indienne tient un petit duka sans prétention. Le soir vers 17h30, la femme du propriétaire commence les préparatifs du Mix. Il s’agit d’un plat indien constitué de casava, de boulettes de pomme de terre, de soupe de lentilles et de pois, de sauce coco et de piment.

Chaque soir, les gens se retrouvent dans ce lieu finalement assez informel pour un rendez-vous régulier où l’on discute. Le vendredi soir, une foule d’Indiens ismaéliens s’y pressent, l’attente est longue et des groupes se forment : les femmes, les hommes, les adolescents et les jeunes enfants. Nous parlons de « haut lieu de la localité » parce qu’ils regroupent régulièrement des habitants du quartier autour de pratiques profondément indiennes, parce que le public y est 99 % indien et que l’élément fédérateur, la cuisine, vient également d’Inde. Les loisirs en ville dénotent aussi des pratiques localisées et indiennes. La plage de Coco Beach est à ce titre un exemple intéressant. Le dimanche soir, immuablement, les familles indiennes viennent pique-niquer ou flâner au bord de l’océan. Réunis entre eux autour de leurs voitures, une portion de Coco Beach leur appartient pour quelques heures, à chaque fin de semaine, au même moment et ceci depuis des années. C’est l’occasion là aussi de discuter, parfois comme on le dit, sinon de marier, au moins de faire des rencontres (les mariages hors du cercle religieux et hors communauté sont très rares).

A travers ces deux exemples, nous réalisons que les pratiques communautaires et les réseaux sociaux fonctionnent au niveau local et en ville en général. En parallèle, se développent des pratiques déterritorialisées et des réseaux mondiaux. La mondialisation, sans faire concurrence à la cohésion sociale forte de la communauté indienne, la renforce quelque part par un effet rétroactif et apparemment positif puisque le communautarisme ne semble pas de mise pour les Indiens de Dar es Salaam[4].


2- Quand la mondialisation hybride des pratiques

La mondialisation n’est pas seulement l’imposition d’un modèle homogène, des changements d’échelles et de flux. C’est aussi, dans notre perspective de pratiques socio-spatiales contextualisées, la démultiplication des possibilités de réappropriation des signes et des usages associés à la modernité occidentale. Un nouvel aspect de la rencontre local-mondial qui indure l’hybridité déjà forte de la population indienne : aux variations identitaires (Tanzaniens, Indiens, Swahili) et territoriales (du quartier au monde mondialisé) s’ajoutent le filtre de la modernité. Les Indiens, qui appartiennent le plus souvent à la classe moyenne et aisée, ont déjà expérimentée des aspects de modernité. L’analyse des espaces domestiques et de certaines comportements, révélateurs de pratiques et de représentations intimes, nous montre pourtant que la mondialisation est loin de s’infiltrer chez les gens.

Ainsi, c’est dans la langue des parents que l’on discute à la maison, la décoration reste très indienne et souvent sobre de part les limites de budget ; il est très rare de voir, même chez elles, des indiennes en tenues occidentales, elles gardent leur sari ou leurs robes (quand elles sont ismaéliennes), les éléments de modernité occidentales entrent par bribe : d’abord la télévision puis le câble, Internet et la possession d’un ordinateur personnel reste extrêmement rare, les lacunes des infrastructures (eau, électricité) rend désuet toutes installations électriques et c’est le plus souvent sous la braise que l’on fait sa cuisine. Nous l’avons vu, les effets de la mondialisation ne sont pas sans conséquences sur les pratiques et les représentations des Indiens à Dar es Salaam. Dans cette nouvelle articulation local-mondial, ont-ils réellement conscience de cette nouvelle réalité et de cette nouvelle donne ?


III- Les Indiens et la mondialisation

Un concept encore peu connu

En Swahili, le mot “mondialisation” est récent. « Utandawazi » est la corrélation du mot “wazi” qui traduit l’idée d’ouverture (« open » dans le dictionnaire anglais-swahili) et “utando” qui signifie toile et induit donc l’idée de réseau. Pour les habitants de Dar en général, l’appropriation du mot est relativement récente. Une enquête élaborée en 2000 montrait les grands progrès à faire en matière d’information sur la mondialisation. La population indienne ne fait pas exception à la règle car on constate une faible connaissance du processus, ceci est encore plus étrange dans la mesure où cette communauté se révèle une véritable société de la mondialisation : parce qu’elle fonctionne comme une diaspora et possède des liens forts avec l’Inde, parce que, en parlant de société, les Indiens commercent beaucoup et utilisent réseaux et mobilités offertes par la mondialisation.

Des entretiens nous ont permis de comprendre que même si la plupart ont entendu le mot (69 %), seul un tiers d’entre ces derniers peuvent apporter un élément d’explication. Il s’agit souvent de mots associés au phénomène plus qu’une analyse ou d’un point de vue. Rapidement, nous pouvons discerner quelques associations : le commerce avec des notions telles que marché libre et privatisations, l’importance des médias (Internet, téléphone portable, journaux, télévision), l’ouverture sur le monde qui permet de mieux le comprendre (idée du village global), mais aussi l’impression d’un phénomène lointain duquel il ne retire aucun bénéfice, et enfin le sentiment que la mondialisation ne concerne que les classes aisées ou les hautes personnalités.

De 2001 à 2003, le Président de la République B. Mkapa a été le co-président de la Commission sur les effets sociaux de la mondialisation élaborée grâce au BIT. Une grande campagne de communication a été faite autour du programme et du concept, ce qui a permis à de nombreuses personnes de s’informer. A l’opposé, certains interviewés montraient une lassitude ou un manque d’intérêt clair pour la mondialisation, qu’ils en bénéficient ou non.


L’élaboration d’une typologie indicative

A la lumière d’enquêtes et d’observation, nous avons donc dégagé une typologie indicative des pratiques vis-à-vis de la mondialisation. Elaborée au départ pour tous les habitants de Dar es Salaam, nous pouvons l’utiliser pour la communauté indienne. Illustrée d’exemples et de parcours de vie, cette typologie nous montre que, tout comme l’hybridité des identités, les pratiques vis-à-vis de la mondialisation restent très variées.


1- La « mondialisation par procuration »

Cette forme de pratique de la mondialisation est sûrement la plus répandue. Les gens ont conscience du phénomène mais en bénéficie par bribes, par manque de moyen ou de désir, pouvant parfois être source de frustration. La mondialisation est ici plus imposée dans la mesure où Dar es Salaam reçoit beaucoup de flux qu’elle n’en émet au reste du monde. Mondialisation par procuration à travers la mobilité de certains membres de la famille ou d’amis, grâce à l’accessibilité de produits à la mode et d’origine lointaine (consommation alimentaire ou vestimentaire par exemple). La communauté indienne peut non seulement « faire venir » dans le foyer des éléments de la culture mondiales et/ou indienne mais ce sont également des rencontres avec le « monde » à Dar es Salaam même. La mondialisation par procuration, c’est découvrir l’Autre, la différence dans sa rue, c’est la rencontre local-mondial non par le déplacement physique mais par la venue d’éléments extérieurs et nouveaux à soi.

S. était marin il y a bien longtemps, métier qui lui a permis de sillonner de nombreux endroits de la planète. Toujours content de rencontrer des étrangers, il ne peut voyager par manque de ressources et s’estime « coincé » à Dar es Salaam. Il travaille aujourd’hui dans un restaurant à Kisutu dont l’enseigne est présente dans un ou deux guides pour touristes. S. vit aujourd’hui une mondialisation par procuration : chaque jour, il rencontre des touristes, échange ses points de vue, apprends à mieux connaître des mœurs et même des langues différentes (il parle ainsi hollandais, a des rudiments de grec et d’espagnol). Il garde des contacts et travaille ses réseaux grâce à Internet entre autre.


2- La « mondialisation ignorée » ou le « local exalté »

Sur les quelques Indiens interviewés, très rares étaient les personnes enfermées dans le local (il s’agit en effet d’une catégorie correspondant plus aux populations défavorisées des quartiers swahilis). Les Indiens appartiennent en effet à une communauté relevant majoritairement de la classe moyenne ou aisée. La pauvreté existe certes, mais plus rares ont été les cas relevant de la « mondialisation ignorée ». Un peut retenir notre attention. L.S a 65 ans. Elle ne parle pas anglais et possède de rudiments de swahili. Nous avons conduit l’interview grâce à un adolescent qui traduisait en gujrati. Elle ne connaît également que l’alphabet en lettres hindi, c’est à une amie qu’elle dicte son adresse pour me la donner. Indienne née à Zanzibar de parents Indiens, la famille a dû, comme beaucoup de personnes, quitter l’île lors de la révolution. Ils sont venus s’installer à Dar es Salaam sans un sou, ce qui l’a empêché de fréquenter l’école et obligé à faire du petit commerce.

Sa connaissance de Dar est à l’image de sa connaissance du monde : assez limitée. Elle ne se déplace en ville que rarement et dans des endroits précis : « I stay at home so I don’t know what is happening around the city ». Cette dame ne possède pas la télévision et n’écoute pas la radio, elle nous confie avoir entendu parler des ordinateurs mais en revanche n’a guère entendu parler ni d’Internet, ni de la mondialisation. Recluse dans un monde qui n’existe plus, L.S évolue entre sa maison et son duka, avec sa famille et la communauté qui parle sa langue. Pas de réseau dans son territoire restreint, pas de connexité avec le monde extérieur (sinon par notre rencontre et la vue de certains touristes).


3- La « mondialisation domestiquée »

Elle concerne des Indiens aux modes de vie marquée par la mondialisation, notamment certains riches commerçants qui se déplacent pour affaires ou pour leur loisir, installés à Dar es Salaam depuis un certain temps. Leur mode de vie est peut être le plus difficile à gérer, pris entre des habitudes occidentales et des traditions familiales.

R. vit dans la mondialisation. Arrivés plus jeunes d’Ouganda d’une famille aisée et traditionnelle, son « chez-lui » est Dar es Salaam où il mène une vie à l’image de celle des expatriés. Cependant, même ancré à Dar, ses réseaux le transportent de part le monde. Travaillant dans l’informatique, il est en relation constante avec le monde extérieur et utilise les opportunités offertes par la mondialisation. De Londres pour son travail, au Canada et à la Finlande pour sa famille, en passant par les Etats-Unis pour ses vacances, il se déplace suivant ses différents réseaux tout en gardant un pied en ville. Ses relations dépassent le simple cadre de la communauté indienne dans laquelle il évolue, sa mobilité fait désormais partie de sa vie, la multiplicité de ses points de repères identitaires est, sinon gérée, au moins intégrée.

La mondialisation signifie pour toutes les sociétés un changement d’échelles sans précédent. Il transforme les modes de vie et de penser de part la multiplicité des articulations local-mondial...

La communauté indienne de Dar es salaam  possède un territoire local auquel elle est attachée (sans ignorer la ville africaine, elle aime se retrouver dans des lieux ou des espaces précis, nous l’avons vu). Outre ce territoire de référence concret, il existe un imaginaire territorial (l’Inde ou le Pakistan) qui se rattache plus au problème des origines et par conséquent des identités. Dans ce jeu d’appartenance déjà complexe vient se rajouter les effets socio-spatiaux de la mondialisation qui multiplie les champs du possible par des mobilités avérées ou par procuration. S’il existe un territoire local, constitutif de l’identité urbaine de cette communauté, les territoires de référence peuvent aujourd’hui se multiplier, ajoutant à la mosaïque des identités indiennes d’autres possibilités d’identification sans pour autant créer un communautarisme ou une crise des identités.


Cécile ROY
Géographie Bordeaux III
Droits de reproduction et de diffusion réservés © LESTAMP - 2005
Dépôt Légal Bibliothèque Nationale de France N°20050127-4889



[1] Entretiens réalisées sur le terrain en 2003.
[2] Nous ne reprenons ici que le mot lui-même et non sa signification première. Utilisé par B. Cathelat dans Rue des entrepreneurs « Français ignorez-vous les uns les autres », diffusé le 09/10/2004 sur France Inter, le terme évoque le rêve de cendrillon rendu possible par la télévision.
[3] H. Mainnet-Valleix, Durban, les Indiens, leurs territoires, leurs identités, IFAS-Karthala, Paris, 2002, 269 p.
[4] Question qui pourrait être développer dans un autre terrain et une autre étude.

 
 
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