Béatrice POTHIER
France, Angers Linguistique -
URFA
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LESTAMP -
2005
Dépôt Légal Bibliothèque Nationale de France
N°20050127-4889
L’union
européenne élargie et le village mondial grandissant obligent à
poser la question des moyens de communication (que nous
différencierons de la langue) et d’informations utilisées (et à
utiliser) pour la compréhension optimale entre les quelques
millions d’habitants de ce nouvel espace politique. Si l’on
constate ce qui est à l’œuvre à l’heure actuelle, il est
indéniable que la langue anglo-américaine est largement
sollicitée comme « linga franca », nonobstant les données
idéologiques et politiques en présence qui ne font pas
directement penser à cette langue comme langue de l’Europe. Dès
lors, un certain nombre de questions se posent :
> Que penser de cette situation d’un point de vue linguistique,
donc idéologique et conatif ?
> Doit-on accepter, faciliter cet état de fait ?
> Quelles en sont ou quelles en seront les conséquences
prévisibles tant sur la langue anglo-américaine elle-même que
sur l’appréhension du monde (à travers l’outil linguistique) des
autres locuteurs européens ?
> Doit-on combattre l’idée d’une langue de communication unique
en Europe ?
> La (re) babélisation présente-t-elle quelques dangers ?
> Est-il question de suprématie portée par le biais de la
langue ? De langue adamique (U. Ecco)
> Est-il raisonnable, voire scientifiquement possible ou
linguistiquement souhaitable, d’envisager une autre langue qui
relèverait du virtuel ?
> Les langues « utopiques » ou artificielles ont-elles pour
objectif une communication interculturelle ?
> Pourrait-on raisonnablement proposer d’autres solutions qui
permettraient de résoudre l’équation du cercle vicieux
linguistique européen ?
Les propositions ne manquent pas qui veulent résoudre une
situation inextricable pour les monolingues voire pour les
utilisateurs de « langues moins représentées » tout en
s’interrogeant sur le sens même de cette question : que signifie
« moins représentées ? linguistiquement ? politiquement ?
numériquement ? (mais les citoyens ne sont pas des identités
statistiques ?) !!!.
De plus, comme le souligne Claude Hagège, « Il n’existe pas
de civilisation sans langue. Elles constituent le patrimoine de
l’humanité. Une langue parlée par 5000 personnes et aussi
importante qu’une langue parlée par 500 millions de personnes. »
De plus, nous ne sommes pas limités dans les apprentissages
puisque les recherches actuelles sur les potentialités de notre
cerveau montrent que la plasticité de ce merveilleux organe
permet n’importe quel apprentissage à n’importe quel âge. (J.P.
CHANGEUX). Les conceptions de BLOOMFIELD sont peut-être à revoir
qui prétendait, en son temps, qu’il était inutile de s’employer
à l’apprentissage d’une langue étrangère passé … un certain âge.
Nous allons passer en revue ces diverses propositions et, sans
prétendre prévoir l’avenir linguistique de l’Europe nous allons
tenter de peser le pour et le contre de chacune d’entre elles.
La situation
actuelle
Qu’on le veuille ou non l’Europe des années 2000 parle anglais
(ou américain, mais pour des raisons de simplicité nous
adopterons le vocable « anglais »). Il n’est que de voir le sort
réservé aux autres langues dans l’apprentissage dans l’union
européenne pour supputer que – si rien ne change, et notre
propos n’est pas de proposer telle ou telle solution, mais de
constater, d’étudier …) – le monde sera bientôt anglophone. Deux
possibilités s’offrent alors aux politiques, linguistes,
sociologues et autres spécialistes de sciences humaines :
Accepter cet état de fait - Le combattre (afin de l’éviter)
Accepter l’anglais comme langue commune
Quelles pourraient en être les conséquences ? Une (re)
babélisation du monde ? Il apparaît maintenant évident qu’aucune
activité humaine n’échappe à la langue, c’est le véhicule
privilégié de notre rapport au monde et aux autres. Cependant,
la langue n’est jamais neutre qui nous fait voir le monde à
travers le prisme cher à Georges MOUNIN qui n’hésite pas à
employer des formules choc puisqu’il écrit dans son livre
« Problèmes théoriques de la traduction « L’individu est
condamné à voir le monde à travers le prisme de sa langue. »
Il est de fait que l'homme dans sa vie appréhende le monde
essentiellement ou même exclusivement selon l'image que lui
donne la langue. Celle-ci peut se comparer à des lentilles de
contact que l'on porte sans s'en apercevoir, mais qui cependant
médiatisent ce que l'on voit.
La langue est l’héritage culturel plus ou moins adéquat de tout
locuteur. Elle véhicule, bien sûr, cette culture dont tous les
peuples sont fiers et qu’ils aiment à montrer, mais elle
véhicule également tout un passé, toute une vue passéiste du
monde que l’on voudrait idéologiquement occultée, mais que notre
langue révèle. C’est ce que Gaston BACHELARD appelle
« l’obstacle épistémologique » de la langue. La société, les
sciences sont en évolution plus rapide que l’idiome qui sert à
les décrire … Or, nous ne pouvons penser que par et à travers
notre langue. Notre pensée ne peut s’appréhender – comme nous
l’avons vu avec Saussure - que par son expression linguistique.
En effet, la langue est le reflet de la pensée collective,
avant que d'être l'expression de l'individu qui l'utilise.
Prenons un exemple
Depuis Copernic tout le monde sait que la terre tourne
autour du soleil et que celui-ci est immobile, cependant :
> les Francophones continuent de dire : " le soleil se lève ou
se couche "
> les Allemands disent : " Die Sonne geht unter "
> les Japonais disent : " Higa déru "
> et les Anglophones : " The sun rises "...
L'individu pense à travers les mots de sa langue maternelle.
Ceux-ci lui sont fournis au moment de ses apprentissages
premiers et il n'a, lui, aucun pouvoir par rapport à eux. S'il
veut communiquer avec son entourage - et c'est là une fonction
vitale - l'individu doit se soumettre à la loi de la langue,
c'est-à-dire à la loi de la société dans laquelle il vit. La
langue est donc le révélateur de la pensée des peuples qui
l'utilisent comme moyen de dire le monde qui les entoure. "
La langue est la représentation fidèle du génie des peuples,
l'expression de leur caractère, de leur existence intime, leur
verbe pour ainsi dire." Michelet.
La pensée de l'Homme ainsi que ses comportements sociaux et
psychologiques sont déterminés par les structures inconscientes
qui s'imposent à lui ; c'est pourquoi, l'apprentissage de la
langue est en même temps l'apprentissage de toute la structure
sociale. Les langues sont porteuses de certaines valeurs,
certaines façons de penser que les individus transmettent à
leurs enfants même si parfois cela se fait de façon inconsciente
et à leur corps défendant.
Il semble actuellement évident que :
Les diverses formes de langue constituent des modes
d'appréhension différents du même réel. Chaque langue a sa façon
bien à elle de catégoriser, de sérier le réel commun. Notre
façon de parler nous donne, nous montre, nous fait appréhender
le monde de façon particulière. Cela signifie qu’apprendre une
langue étrangère, c'est :
> apprendre à se décentrer,
> prendre le risque de voir ses représentions changer,
> c'est apprendre à accepter le point de vue des autres, en le
considérant non comme absurde ou étrange mais tout simplement
comme différent.
> apprendre à envisager les choses sous un autre angle, de façon
différente,
> c'est introduire du culturel et du social en plus de
l'économique et du politique.
Que signifierait donc choisir une seule langue pour communiquer
en Europe ?
Les
conséquences prévisibles d’un tel choix
Je citerai tout d’abord Michel SERRES qui a la solide réputation
de n’avoir jamais accepté de donner ses cours dans les
universités américaines autrement qu’en français. « Quand tous
les gens du monde parleront enfin la même langue et communieront
dans le même message ou le même norme de raison, nous
descendrons, imbéciles débiles, plus bas que les rats, plus
sottement que les lézards. Mêmes langues et mêmes sciences
maniaques, mêmes répétitions des mêmes noms sous toutes les
latitudes, Terre couverte de perroquets criards. Quand les
puissants et les riches ne parleront plus que l’anglais ; ils
découvriront que la langue dominant le monde manque du terme
« pudeur ». Ils auront laissé avec mépris, les autres dialectes
aux pauvres… »
Cette citation pose le problème d’un tel choix et nous replonge
dans le Mythe de la Tour de Babel… Remémorons-nous l’histoire …
Le
mélange des langues
C'est dans le récit de la genèse que l'on trouve la première
allusion à la diversité des langues, avec l'épisode la Tour de
Babel. Les 9 versets de la Genèse expliquent le mythe d'une
conception unique et harmonieuse d'un monde simple et clair
avant l'intervention divine qui sema le trouble dans le genre
humain en multipliant les langues. De fait – et si l’on en croit
les écritures - lorsqu'il se rendit compte que les Hommes
étaient en train de bâtir une tour dans l'espoir - toujours
intact depuis Adam et Eve - d'égaler la puissance divine, Dieu
décida de les diviser et pour ce faire, il diversifia les
langues. Le désir des hommes était alors – comme l’explique
Seybold - de fonder un empire et un seul et même peuple, d'avoir
une métropole, une religion d'état etc.
Si l’on fait une lecture de cet épisode de la Genèse, sans avoir
pour autant la prétention d’en faire l’exégèse, nous nous
rendons compte rapidement que cet épisode a prise sur nos
références culturelles actuelles. Le mythe de Babel sert en
effet d’herméneutique à notre civilisation actuelle. À la
lumière de la linguistique moderne, on peut donner deux raisons,
deux explications à l’intervention divine :
Avant Babel, tout le monde se servait d’une même langue et des
mêmes mots... On pourrait alors émettre l’hypothèse que si tous
les Hommes parlent la même langue, ils deviennent plus forts
puisqu'ils se comprennent, peuvent s'organiser, voir le monde de
la même façon penser dans le même sens. " Diviser pour régner "
n'est pas un vain adage et il semble bien que la diversité des
idiomes rejaillit sur l'incompréhension réciproque des humains,
L’autre raison pourrait bien n’être que, face à ce désir
d'homogénéisation monolithique, Yahvé exprime sa crainte que
l'Homme n'ait plus de liberté de penser, de parler, d'agir et,
pour y remédier, c’est pourquoi, pour éviter la pensée
monolithique, Il diversifie les langues. C’est cette idée que
reprend Néher lorsqu’il dit : « Le malheur, c’est que
l’humanité dans sa totalité était d’un même bord (à
comprendre ici comme une seule langue) et ne vivait qu’une
seule histoire ».
Idée émise également par Banon qui dit : « Hélas, toute
la terre parlait le même langage et avait une même idéologie ».
Nous voyons là que la Génèse nous fait approcher déjà le
concept de " pensée unique " chère à Jean-François KAHN. Pensée
monolithique ? Pensée unique ? Qu’en est-il du mythe de Babel
actuellement ?
La langue anglaise va-t-elle à plus ou moins long terme servir
de lingua franca à l’Europe ? Au monde ? Dès lors, quelle
attitude adopter ? C’est la seconde partie des propositions …
Combattre l’anglais comme langue commune ?
« On ne gouverne pas la langue par décret » comme le
souligne Marc Bonnaud. Il n’est que de voir par exemple comment
les diverses « réformes » putatives de l’orthographe sont
régulièrement accueillies dans notre pays ou encore d’examiner
la mise en œuvre la loi TOUBON pour se rendre à l’évidence : « vox
populi, vox Dei ».
Comment pourrait-on combattre un état de fait, installé par le
peuple ? Étiemble, en son temps s’était aventuré sur ce terrain
et n’était parvenu qu’à récolter opprobre et sarcasmes. Point
n’est utile de jouer les Don Quichotte si les moulins tournent
dans le sens contraire… Le vent est toujours le plus fort qui
nous indique la direction. Il est assez bien vu dans un certain
cercle dit « de l’intelligentsia » de parsemer son discours de
quelques emprunts à l’anglais afin de prouver aux interlocuteurs
que cet idiome appartient à la compétence de celui qui
s’exprime, même si cette connaissance n’est qu’un léger vernis,
vague réminiscence des années d’études scolaires voire
universitaires …
Point de combat perdu d’avance donc, mais une autre
préoccupation linguistique celle-là … l’utilisation de la langue
anglaise par tous ne signerait-elle pas de façon quasi certaine
sa disparition à plus ou moins long terme ? C’est effectivement
ce qui se passa avec la langue latine qui vit son déclin
s’accentuer au fur et à mesure qu’elle se répandait de par le
monde romain. Dès lors, doit-on réserver à la langue de nos
voisins d’Outre Manche ou d’Outre Atlantique le sort dévolu à la
langue de César et faire de l’anglais le latin moderne ?
Écoutons nos « scientifiques » dits de « sciences dures » avoir
recours à ce moyen de communication déjà commun … Lorsque
j’entends les informaticiens parler, je remets en cause ma
propre connaissance de l’anglais … De même lorsque le touriste
se sert de cet idiome lorsqu’il est à l’étranger, il lui arrive
de ne pas reconnaître ce qu’il a lui-même appris … L’anglais
parlé par un Espagnol qui n’a pas fait d’études spécifiques de
cette langue n’a que peu à voir – et en l’occurrence à
comprendre – avec l’anglais d’un Français voire d’un Libérien …
Si d’aucuns pouvaient s’insurger contre l’emploi de
l’anglo-américain comme langue commune à la communauté
européenne ou mondiale ce devraient être les locuteurs de cette
langue eux-mêmes …
Une autre solution serait de ne pas utiliser la langue d’un
peuple afin d’éviter d’une part la pensée monolithique dont il
était question auparavant, d’autre part un risque de suprématie
à travers la langue d’un peuple sur les autres ainsi que la
disparition à terme de cet idiome, ce serait d’avoir recours à
une langue inventée …
Adopter un moyen de communication artificiel ?
Beaucoup de non-dits se cachent derrière la langue – comme nous
l’avons vu - qui pourraient être éliminés par un moyen de
communication artificiel ?
Cette solution permettrait-elle d’assouvir notre besoin de
sécurité, notre répulsion au changement ? Cela provoquerait-il
une révolution intellectuelle puisque les individus ne
pourraient plus se retrancher derrière les fonds conservateurs
de leur langue (quelle qu’elle soit) et que cela nous obligerait
à dépasser les représentations naïves et les ignorances de notre
passé qui continuent toujours d’informer nos modes de
raisonnements … ?
Il faut le dire, le désir d’une langue monolithique n'est pas
mort et d'aucuns cherchent toujours à recréer une langue
unique ; les essais ne manquent pas. Ce sont ce que d’aucuns
aiment à nommer « les langues utopiques » parce qu’elles
suivent les traces de Thomas More - ou de Bacon - qui proposent
de supprimer d’un seul coup d’un seul tous les problèmes de
traduction, de grammaire, de polysémie ou d’incompréhension
grâce à un idiome entièrement fabriqué à cet usage.
La recherche d’une langue internationale ne date pas
d’aujourd’hui, puisque cette quête était déjà présente dans les
recherches il y a plus d’un siècle. Elle a d’abord été formulée
pour répondre aux besoins de la communauté scientifique qui
souhaitait la circulation des savoirs à travers les frontières
et par là même désirait satisfaire le besoin de souder la
communauté savante européenne. En effet, dès cette époque on
déplorait que la diversité linguistique soit un obstacle au bon
fonctionnement des échanges. Les congrès internationaux
illustraient cette difficulté. En plein essor depuis 1880, ils
tentaient de devenir le lieu idéal de la transmission des
savoirs, mais étaient en fait le lieu emblématique du babélisme.
En 1800, on publiait des ouvrages en 10 langues : français,
anglais, espagnol, italien, suédois, polonais, russe, danois,
allemand et grec, en 1900 plus de 30 langues européennes étaient
utilisées (roumain, tchèque, catalan, serbo-croate, magyar,
flamand, lituanien …). La pluralité des langues était considérée
comme un obstacle au bon fonctionnement de la science. Elle
empêchait la progression du savoir, toute l’énergie scientifique
s’évaporant dans les traductions et les doubles emplois. La
diversité linguistique était en ce temps-là considérée comme
source de disharmonie et de mésentente. L’internationalisation
des échanges, les premiers efforts de standardisation de la
terminologie et des classifications faisaient ressentir le
besoin d’une langue internationale. Elle était considérée comme
une condition indispensable à l’avancée de la science. De
multiples démarches furent donc entreprises au cours du quart de
siècle précédent la première guerre mondiale pour construire une
langue qui serait le garant de la neutralité parmi les nations
en concurrence.
Il y
avait alors trois solutions en concurrence
Revenir au latin
Les langues naturelles, mortes ou vivantes, avaient le mérite
d’avoir connu des précédents historiques. Le grec de la koinè,
le latin médiéval des universités de la chrétienté, le français
de la diplomatie et des cours princières de l’Europe des
Lumières avaient tenu ce rôle de langue scientifique
internationale. À la fin du XIX° le retour au latin trouvait
d’ardents défenseurs, mais ses détracteurs affirmaient qu’une
langue morte ne saurait s’adapter à une science vivante et forte
consommatrice de néologismes. Ils constataient en outre que
l’apprentissage du latin connaissait un déclin insurmontable
dans les écoles au bénéfice des études modernes. Les cours de
médecine ou les manuels scientifiques de mathématiques en latin
avaient disparu depuis le milieu du siècle, la pratique de la
seconde thèse en latin était elle-même une survivance.
Recourir à une langue nationale
S’il fallait une langue adaptée aux mutations accélérées des
diverses disciplines, les grandes langues de civilisations
offraient une alternative. Mais laquelle choisir ? La plus
pratiquée ? C’est ce que prônaient les publicistes anglais et
américains. La langue qui faisait prendre en compte l’histoire,
la politique, la culture ? C’est ce que préconisaient les
Français, nostalgiques du temps révolu de l’expansion de leur
langue. La montée des tensions nationales d’avant 1914 et
l’exaspération de l’antigermanisme en Europe donnèrent raison à
ceux qui écartaient cette solution de recours à une langue
vivante déjà existante, redoutant l’invasion des passions
nationales dans le terrain neutre de l’internationalisme. C’est
donc finalement une tierce solution qui semblait s’imposer, à
savoir :
Élaborer une langue nouvelle, de construction artificielle ou de
fondement naturel. Cette « solution » connut un engouement
extraordinaire puisque plus de 120 systèmes linguistiques des
plus complexes au plus farfelus virent le jour entre 1880 et
1914. Tous ces essais avaient des caractères communs, à savoir
que l’on renonçait au caractère arbitraire et conventionnel des
autres langues dites a priori. On s’attachait à la création de
langues qui reposaient sur les caractères communs aux diverses
langues. Ces créations étaient devenues possibles grâce aux
études de linguistique comparée et à tous les travaux
linguistiques du XIX° siècle. La découverte du sanscrit, la
notion de famille des langues comme l’indo-européen, le travail
sur l’analyse des textes, leur structure, leur grammaire …
Pour être efficace, le vocabulaire de ces langues devait dériver
des racines communes au plus grand nombre des langues
européennes. La grammaire et la syntaxe devaient obéir à la
règle d’or du minimum de complexité. À partir de là, deux
grandes sortes de langues artificielles ont vu le jour selon
qu’elles étaient constituées : d’éléments non linguistiques
comme le TIMERO créé en 1921 où chaque terme et fonction des
langues sont symbolisés par un nombre ou un chiffre, ainsi,
chaque sujet pronominal de la première personne du singulier
portera toujours le numéro 1. Le verbe « aimer » sera symbolisé
par le nombre 80. Donc, si on a tout compris, 1-80-17 qui
signifie " je t'aime " dans n'importe quelle langue !!! ou le
CARPOPHOROPHILUS pour lequel le simple apprentissage du nom pose
déjà quelques difficultés … soit à partir de langues connues qui
voudraient représenter l’impossible synthèse des langues
multipliées à Babel.
Les deux qui sont restées dans les mémoires sont le volapük
et l’espéranto
1880 : consécration éphémère du Volapük. Son créateur ;
l’allemand Schleyer, empruntait beaucoup aux langues
germaniques, mais ses essais furent condamnés à l’échec à cause
de la complexité de la grammaire et la difficulté de son
vocabulaire. On comptait cependant 1 million de pratiquants en
1880.
1887 Année du lancement de l’espéranto. Son créateur, le docteur
ZAMENHOF, (1859-1917) était un médecin ophtalmologiste de la
Pologne russe, juif du ghetto confronté au multilinguisme. Fondé
sur les 16 règles fondamentales de grammaire et sur une
phonétique qui fait correspondre une lettre à un phonème et un
seul. Apprentissage aisé, en quelques heures seulement. Animé
d’une foi inébranlable dans le bon génie de l’humanité, Zamenhof
veut que chacun apprenne l’espéranto comme langue seconde après
sa langue maternelle afin de permettre une réunion de tous les
hommes et effacer le châtiment de la tour de Babel. Il est
habité par un idéal de fraternité humaine qui donnera naissance
plus tard à une religion universelle (1906) : le hillélisme,
respectueuse des particularités religieuses, linguistiques,
nationales de chacun mais les réunissant dans un amour de
l’humanité tout entière, enfin réconciliée dans la tolérance et
la fraternité. Bien que le fruit d’une élaboration savante,
l’espéranto se veut une langue vivante, et refuse dès le début
de se cantonner aux échanges scientifiques. Il est doté d’une
littérature et on a traduit tous les grands textes en espéranto,
…
Actuellement plus de 33000 ouvrages traduits de la bible en
passant par le petit livre rouge de Mao et l’œuvre de
Shakespeare.Cependant, malgré des présupposés sympathiques,
l’espéranto ne repose que sur une base de communauté
spirituelle, sans assises politico-économiques et que le succès
de son entreprise en est rendu d’autant plus improbable. Dès
lors, si l’idéologie sous-jacente de ces recherches de langue
unique est si généreuse, - et chacun s’accorde à reconnaître que
ce qui a motivé ZHAMENOF relève du besoin de fraternité entre
les Hommes - force est de constater cependant que leur
propagation ne se fait pas aussi rapidement ou de façon aussi
universelle que le voudraient ses locuteurs. Si nous en
cherchons les raisons, nous allons nous rendre compte que
celles-ci rejoignent les préoccupations de chacun d’entre nous,
linguistes ou non à propos de la langue adamique.
La question se résume donc à :
« Pourquoi est-ce que ça ne marche pas ? »
Pour comprendre les raisons du moindre succès de ces langues
utopiques il nous faut nous souvenir des théories saussuriennes,
voire encore avant :
Les pré-saussuriens pensaient que le monde était prédécoupé à la
langue et que les éléments linguistiques - les mots, pour faire
bref - permettaient de nommer « les choses et les gens ».
C’était la conception antique et biblique que l’on retrouve dans
la Génèse comme vu précédemment : Genèse, versets 1 à 9 :
« Au commencement était le VERBE » « Il y eut un soir, il y eut
un matin … » « Et Dieu nomma la lumière « jour » et les ténèbres
« nuit » …
Mais avec Saussure nous avons compris que c’est la langue
qui découpe le monde, le réel qui nous entoure. En effet, un
francophone ne voit pas le monde de la même façon qu'un
anglophone ou qu'un sinophone et ceci parce qu’ils ne parlent
pas la même langue. La langue de chacun d’entre eux lui fait
appréhender le réel commun de façon différente. Le monde n'est
pas " prédécoupé " avant le recours au signe linguistique. La
pensée est une masse amorphe avant l'émergence au signe,
avant la capacité à parler. C’est, en effet, l'accession au
" signe linguistique " qui permet à tout individu doué de
capacité langagière de percevoir le monde.
Le tout petit ne peut commencer à penser, à organiser le monde,
à le répertorier, le classer, le hiérarchiser, le formaliser, le
structurer qu'à partir du moment où il le fait avec des
(signifiants) mots. Ce qui signifie que, contrairement à
certaines théories (comme celle de André
Martinet[1] : linguistique fonctionnelle) il semble que la
première fonction de la langue ne soit pas de communiquer, mais
de formaliser la pensée. Dès lors, comment structurer sa pensée,
découper le monde sans le soutien de l’Histoire, de la
civilisation, de la culture qui aurait procédé à ce découpage
unique ?
Les linguistes affirment que l’espéranto, de par sa construction
n’est pas une langue. Il ne peut servir d’outil au découpage du
réel qui nous entoure, mais qu’en dire, qu’en penser s’il se
cantonne à être un moyen de communication entre les peuples
linguistiquement distincts ? Sans doute sa constitution de base
très européenne ne le destine-t-il pas à servir de lingua franca
de par le monde, - c’est un des reproches qui avait été fait à
Zamenhof – mais si nous parlons de l’Europe … À voir …
Les
limites d’un tel choix
L'Europe de notre enfance, celle de nos parents ne ressemble en
rien à celle que nous voulons construire pour nos enfants.
L'enseignement des langues ne doit plus se limiter à leur
inculquer une formation uniquement d'ordre linguistique mais il
nous faut leur donner aussi les moyens de s'insérer dans les
autres pays de la communauté européenne.
L'enseignement de la langue ne suffit plus, il nous faut aller
plus loin dans la connaissance de l'autre et pour cela
comprendre non seulement ce qu'il dit mais aussi pourquoi il le
dit, dans quel contexte économique, politique, social voire
psychologique il le VIT. L’espéranto ne servirait pas une telle
ambition, un tel projet, lui qui ne réfère à aucune culture
particulière … Il ne serait d’aucun peuple en particulier et
paradoxalement c’est certainement cela qui serait la cause de
son échec. L’éthique de la diversité est cette rencontre de
l’Autre comme Autre. Elle s’appuie sur l’exigence de la liberté
d’autrui sur le respect de sa complexité et de ses
contradictions. Communiquer c’est partager, ce n’est pas
uniquement diffuser ou distribuer de l’information.
Ce que nous recherchons s’exprime bien sûr sous les traits de
l’universalité de l’Homme, mais également du pluralisme et des
distances culturelles. Le pluralisme est un élément
indispensable de la tolérance.
Conclusion
L’adage français, révélateur de bon sens dit : « l’ennui
naquit un jour de l’uniformité » … Avec plus de 6000 langues
à travers le monde, nous ne risquons pas de nous ennuyer…
L’idéal serait d’en connaître une bonne partie ainsi nous
pourrions appréhender le réel commun de tellement de façons
différentes que jamais ce monde ne nous semblerait semblable ou
monotone… Il nous apparaîtrait chaque fois sous un jour nouveau.
La langue étrangère permet la « re-création » du monde.
La connaissance – même passive – de nombreuses langues
permet de comprendre qu’il n’existe pas qu’un seul idiome, une
« lingua franca » qui gommerait toutes les appréhensions
possibles de notre planète ; le polyglotte sait qu’il n’existe
pas qu’une seule vérité, que l’Autre ne représente pas un danger
mais qu’il est une richesse pour nous. L’apprentissage des
langues étrangères devrait faciliter la mobilité des hommes et
leur intégration dans les diverses sociétés du monde. Comme le
dit TODOROV dans son livre « Nous et les autres » : « Quand
deux groupes culturels entrent en contact, ils s’appréhendent et
interprètent inconsciemment dans l’interaction les codes de
l’autre suivant leurs propres normes intégrées. » C’est
pourquoi il faut être vigilant et assurer tant que faire ce peut
la survie de toutes les langues, quelle qu’elle soit. N’oublions
pas que " Laisser mourir une langue, c'est perdre une partie
de la culture mondiale ".
Il faut cependant être vigilant car le " complexe de Babel "
est toujours présent et pousse inlassablement à reconstruire les
unités perdues ou rêvées. Le français fut la langue des
puissances européennes de Louis XIV à Napoléon et son usage
était indispensable pour quiconque voulait être toléré, admis
dans la société la plus prestigieuse de l'univers. Actuellement,
l'anglais a acquis le premier rang mondial par sa puissance
industrielle et sa force militaire… (économique ?)
Bien que le président Senghor décrétait que : " le français est
la langue avec laquelle on doit parler à Dieu." ( peut-être
faut-il voir sous cette hyperbole de poète la souriante malice
d'un vieux sage africain...) il faut bien se dire et être
persuadé qu’aucune langue n'est plus concise, plus mélodieuse,
plus poétique ou plus énergique que les autres. Il ne peut donc
y avoir de langue internationale, unique, puisqu'elle se
heurterait à l'un des instincts les plus profonds et les plus
constants de l'Homme, celui de s'exprimer par ses mots à lui. "
La langue est la représentation fidèle du génie des peuples,
l'expression de leur caractère, de leur existence intime, leur
verbe pour ainsi dire." Michelet.
Un examen lucide de la place respective des langues et de la
compréhension de ce que peuvent être leurs (r)apports
réciproques face à l'humanité ne sera jamais réduite à s'en
remettre à une seule langue internationale, unique. La place
légitime de chacune des langues participe à la culture
universelle. Le pluralisme doit être le garant de la tolérance.
Comme le souligne Hannah ARENDT : « La tolérance n’est pas
l’assimilation mais l’acceptation de la différence ». Face
que le monde soit assez sage pour n’oublier ni l’Histoire ni nos
poètes et avec l’un d’entre eux, souvenons nous que : « on
voit bien qu’avec le cœur, l’essentiel est invisible pour les
yeux ».
Béatrice POTHIER
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