Jean-Pierre DURAND
Professeur de Sociologie, Directeur du Centre Pierre
Naville, Université d’Evry
Droits de
reproduction et de diffusion réservés ©
LESTAMP -
2005
Dépôt Légal Bibliothèque Nationale de France
N°20050127-4889
Chacun
s’accorde à voir dans le capitalisme le mode de production
dominant la planète et surtout le mode de production unique qui
a conduit vers la globalisation des échanges économiques,
sociaux et culturels. Globalisation dont les apports sont
immédiatement visibles : enrichissements culturels mutuels,
diversification des modes de pensée, brassages de populations,
etc. (certains pourront en même temps s’alarmer de ce melting
pot planétaire qui conduit aux replis et aux craintes de
l’autre chez les plus démunis). Cette globalisation est aussi la
poursuite (ou l’achèvement ?) des processus de croissance
démographique sans contrôle sur la répartition des richesses
mondiales, de développement des inégalités ouvrant à la faim et
aux épidémies ; enfin cette globalisation est le stade suprême
de l’exploitation capitaliste et de l’accumulation du capital.
Les luttes et les combats contre ces déviances du capitalisme
ont toutes été fondées sur la raison et ont construit
rationnellement des stratégies de renversement puis d’adaptation
du capitalisme (social-démocratie, social-libéralisme). Que
peut-on penser de l’usage de la raison dans ces entreprises de
destruction ou de réforme du capitalisme ? Quels succès lui
attribuer ? Autrement dit, quelle place accorder à la raison
humaine dans l’aménagement de la société ou dans sa régulation
et dans la production de son histoire ?
Après avoir esquissé un tableau contradictoire des résultats de
l’usage de la raison dans l’histoire, nous nous interrogerons
sur les attitudes présentes des scientifiques (c’est-à-dire de
l’usage de la raison par les sciences sociales) face aux
nécessaires transformations du monde. En effet, peut-on
aujourd’hui repérer des alternatives à la raison qui entament
l’ordre social et économique afin de construire une histoire…
plus raisonnable ?
La raison dans l’histoire : le diagnostic
Nul ne peut retirer à la raison ses effets positifs comme
fondement des sciences de la nature et des sciences humaines,
lesquelles ont conduit à l’amélioration de la condition humaine.
La connaissance de la nature permet sa domination par l’homme
dans la droite ligne des Philosophes des Lumières ou de leurs
héritiers tels Marx qui fait du travail comme médiation entre
l’homme et la nature l’une des raisons d’être du premier. Cette
vision enchantée mérite bien sûr révision, mais il n’empêche que
la raison reste au fondement de l’amélioration du confort
matériel des hommes (habitat, transport, alimentation, etc.) et
que cela doit être rappelé de temps à autre… De même, la raison
est au fondement de la réflexivité humaine, de la connaissance
de l’homme par l’homme, de l’accroissement de ses connaissances
en général, de la conscience de l’esthétique, etc. Autant de
qualités qui caractérisent l’homme et qu’il nous faut sans cesse
ramener au cœur du débat[1].
En même
temps, on ne saurait passer sous silence les catastrophes
humaines issues des applications de la science. La première
reste celle de la production industrielle d’armes de destruction
massive utilisées sans réserves au cours des guerres mondiales
(gaz, puis bombes atomiques) ou des guerres plus localisées
(napalm, mines anti-personnelles, bombes à fragmentations, armes
bactériologiques, etc.). Dans
La
Dialectique de la Raison[2],
W. Adorno et M. Horkheimer cherchent à comprendre cette aporie
de la raison qu’a été la barbarie nazie en théorisant
l’“autodestruction de la Raison“. Comment penser avec un
instrument —la raison— le dévoiement de l’histoire utilisant des
voies rationnelles de développement : ainsi, « la Raison n’est
pas seulement le référent de l’analyse, mais son objet, comme
Raison entrant en conflit avec elle-même au cœur de l’histoire »[3].
Tout l’effort de l’École de Francfort autour de la « Théorie
critique » a porté sur la recherche d’un dépassement de la
raison pour œuvrer dans et sur l’histoire.
Les travaux
de Marx sont irrigués par l’utilisation de la raison dans la
connaissance historique des sociétés. Mais, vivant dans un
siècle où les sciences multiplient les découvertes, il tente
d’appliquer au futur des sociétés les mêmes paradigmes que ceux
empruntés aux sciences de la nature. De ce point de vue, la
« croyance irraisonnée dans la raison » a pu conduire à une
bonne connaissance du capitalisme mais a conduit à de véritables
déconvenues dans l’organisation volontaire ou volontariste des
sociétés et de l’histoire. Parce que le social historique[4]
ne se maîtrise pas comme des éléments de la nature, il ne se
dompte pas de la même façon et les applications raisonnables de
préceptes raisonnés résistent aux prévisions et aux prédictions
jusqu’à produire les effets opposés à ceux qui sont attendus. Le
social se rebiffe parce que les forces sociales et les
contradictions du même nom se recomposent au cours de la mise en
œuvre de toute réforme ou de tout changement volontaire : parce
que les comportements individuels et plus encore sociaux sont
imprévisibles, conséquence de la condition humaine d’êtres
« libres », la mise en œuvre de principes de transformation
sociale fondés sur la raison ne conduit pas nécessairement aux
résultats escomptés. Ici, la connaissance rationnelle du passé
ou du présent ne suffit pas à construire le futur. L’invention
du goulag, invention dont les conséquences sont à
l’opposé des principes fondateurs du marxisme en est le meilleur
exemple. Mais l’inefficacité de la planification économique
centralisée est certainement, à l’échelle de l’histoire, la plus
belle illustration de l’échec de l’utilisation de principes
rationnels pour gouverner les hommes et leur production. Et
n’est-ce pas justement l’imprévisibilité des comportements
humains combinée à la rigueur de la prévision planificatrice
rationnelle qui explique tout autant le goulag que
l’échec du Gosplan ?
La maturité
du capitalisme, dont la globalisation apparaît comme une
nouvelle étape, repose sur le profit comme moteur social qui
utilise de façon intensive aussi les outils de la rationalité :
outils techniques pour satisfaire le productivisme, fondement du
capitalisme moderne, mais surtout outils statistiques et de
calcul pour optimiser les résultats de la production et de la
circulation des marchandises (biens et services). Si le profit
est bien le moteur du capitalisme, tous ses attributs recourent
au calcul et à la raison dans son optimisation. Aujourd’hui, la
financiarisation de l’économie mondiale repose largement sur
l’outil informatique (instrument de calcul par excellence) pour
optimiser les investissements et les déplacer au jour le jour
selon des critères de profitabilité définis à l’avance à partir
de principes rationnels. Les effets sont plutôt catastrophiques
pour les hommes eux-mêmes et pour l’éco-système à long terme,
mettant en péril l’humanité elle-même si l’on en croit les
environnementalistes les plus pessimistes. Aujourd’hui, ce sont
bien les processus de l’exploitation capitaliste, tous encadrés
par des normes rationnelles, qui sont au fondement de la
domination et des inégalités insupportables en matière d’accès à
la nourriture, à la santé, à l’éducation, au logement, etc., que
ce soit à l’échelle internationale ou dans chaque état, même dit
développé. Commentant La Dialectique de la Raison, P.-L.
Assoun, considère que « la contradiction centrale est donc celle
d’une Raison s’instrumentalisant en transformant la Nature en
instrument , tandis que la Nature cherche à se venger
périodiquement contre cet assujettissement »[5].
Faut-il considérer que c’est le principe du capitalisme
(l’exploitation de la force de travail fondée sur l’inégalité
fondamentale de l’échange salarial) ou les outils
d’accompagnement et de mise en œuvre de ce principe qui sont
fondés sur la raison ? Ou bien s’agit-il d’un débat stérile ?
Peut-on fonder un principe social historique — ici celui de
l’exploitation— sur la raison ? N’est-il pas qu’un arrangement
contingent entre groupes sociaux, comme le rappelle Marx d’une
certaine manière lorsqu’il montre que le développement du
capitalisme repose à la fois sur un certain niveau de
développement des forces productives et sur la concentration de
capital entre les mains de capitalistes indépendants ? La
révolution sociale consisterait-elle alors seulement à maîtriser
cette contingence historique — c’est-à-dire sortir de la
préhistoire pour reprendre les formulations du même Marx —
pour organiser rationnellement la production et les échanges
sociaux ? Comme on le voit ici, le statut de la connaissance
—ici du dévoilement d’une contingence— reste au cœur de l’usage
de la raison par les hommes.
Alternatives
alternatives
Une
(re-)lecture possible des auteurs de l’École de Francfort
consiste à voir dans la Théorie critique une démonstration selon
laquelle la destruction est dans la Raison comme le ver est dans
le fruit : quelle alternative nous reste-t-il alors, non
seulement dans la connaissance, mais surtout dans l’action sur
le social historique ?
Dans le champ
de la connaissance, l’alternative consiste à construire une
position de distanciation qui conduise l’agent social ou
l’acteur à douter et à se méfier de sa propre raison qui, parce
qu’elle n’est pas « pure », se combine en permanence avec des
instruments de perception qui contrecarrent ce projet absolu :
sa subjectivité, c’est-à-dire les effets sur l’agent de sa
trajectoire sociale personnelle biaisent sa perception du réel
dont il transforme d’ailleurs les caractéristiques par sa
présence et par son activité de connaissance. Autrement dit, la
connaissance théorique participe d’un effort permanent de
distanciation - interrogation sur la validité universelle de la
perception et de la construction théorique. Le doute raisonné de
la production de la raison apparaît comme l’attitude première du
scientifique ; ce qui ne peut être, on l’a compris, qu’une
attitude asymptotique, sous peine de ne plus rien produire au
nom du principe de la méconnaissance absolue.
Dans le champ
de l’action sur le social historique, la position la plus
raisonnable à adopter semble être celle de l’attitude réflexive
sur l’usage de la raison. Peut-on canaliser, dompter, assujettir[6]
la raison pour orienter sa mise en œuvre positivement,
c’est-à-dire pour s’assurer que les résultats correspondent aux
attentes du projet ? On retrouve ici la problématique de la
praxis[7] :
mais celle-ci se déroule plutôt à l’échelle de l’individu ou de
l’agent, dans sa pratique personnelle, donc dans une temporalité
courte de la semaine ou du mois (grève, insurrection), de
l’année ou au mieux d’une vie militante. Comment en évaluer
alors la véracité, c’est-à-dire le degré d’identité entre le
projet et la réalisation, à l’échelle de l’histoire ?
Plus encore,
dans quelle direction doit-on assujettir la raison dans
l’histoire ? Qui peut dire ou définir le bien ou le mieux,
socialement, dans une société ? Ne connaît-on pas
aujourd’hui les limites et les travers de la démocratie,
pourtant considérée à juste titre comme le moins mauvais de tous
les systèmes politiques ? Le choix d’une direction retenue pour
assujettir la raison n’est que le résultat de contradictions
sociales (un compromis dynamique) dont la mise en œuvre sera en
permanence affectée par ces mêmes contradictions, donc déviée de
sa course originelle. En admettant qu’une direction puisse se
dégager (souvent par la violence) pour conduire une action
historique, sa mise en œuvre ne risque-t-elle pas d’être
contrecarrée par des forces sociales hostiles ou par des
minorités récupérant à leur unique profit les bienfaits des
transformations ?
Une autre
alternative réside dans la reconnaissance de l’impuissance de
l’action sociale ou politique face à ce qu’il faut bien appeler
les aléas de la mise en œuvre sociale des principes rationnels.
Quand cette reconnaissance a lieu explicitement, la conséquence
en est l’absence d’action, voire l’absence de production
théorique et chacun prend acte du moment historique de cette
prise de conscience. La gravité de la situation apparaît lorsque
les acteurs n’ont pas une conscience claire de leur impuissance
face à ces aléas de la raison, c’est-à-dire lorsqu’ils n’ont pas
conscience de leur démission de facto, en continuant par
exemple à produire des écrits qui ne s’inscrivent plus —ni de
près ni de loin— dans l’échelle des rapports des hommes à leur
histoire. Il me semble que nombre d’auteurs se situent
aujourd’hui dans cette position avec des motivations fort
différentes : nécessité de multiplier des publications pour un
recrutement ou une promotion (encore un effet pervers de la
raison — statistique[8] !),
recherche d’une médiatisation et d’une visibilité effrénées,
perte des repères historiques du travail scientifique,
brouillage du sens du travail intellectuel, etc. Le résultat en
est une priorité accordée à la description des faits sociaux qui
fait l’économie de leur explication ou de la recherche de leur
sens historique, ou bien un monopole donné aux micro-analyses où
l’interindividuel l’emporte sur le social tandis que tous les
individus sont déclarés singuliers ! Chacun sait qu’aujourd’hui,
l’auteur qui ne fait pas de la singularité son paradigme
d’entrée risque fort d’essuyer le refus d’être publié : car il
est à présent plus facile de démissionner face aux questions
historiques que de continuer à les poser.
Dans un autre
champ, celui des mouvements altermondialistes , le problème
semble avoir été résolu de la même façon, quoique peu de
commentateurs en fasse état. En effet, si la critique de l’ordre
socio-économique mondial est en général bien construite et bien
argumentée, la question de l’alternative économique et sociale
apparaît indigente sinon absente. Plutôt que d’affronter la
difficulté de l’alternative et de la construction de sociétés où
le moteur social qu’est le profit serait banni ou au moins
encadré, les penseurs de ces mouvements affichent leur retrait
du futur ! Car, ils ont plus ou moins conscience d’achopper sur
la question des diverses logiques rationnelles à construire pour
préparer un ordre mondial différent.
Penser
l’Après-Raison
Cette
communication n’a pas pour objet de proposer un nouveau prêt
à penser, mais seulement de montrer combien la démission des
clercs est aujourd’hui profonde quant à la critique sociale (cf.
ci-dessus), avant d’ouvrir quelques pistes de réflexion vers
d’autres possibles.
Quoiqu’il ne
s’agisse pas à proprement parler d’une voie alternative, il faut
prendre au sérieux toutes les résistances à la
rationalisation des comportements qui se fait jour dans nombre
de situations. On peut espérer voir se développer des mouvements
consuméristes face à la détérioration de la qualité des
services ; le fait que l’UFC attaque juridiquement, en 2004,
plusieurs banques pour leurs dépassements tarifaires dans les
opérations bancaires est un signe. Sans plus, mais la conduite
institutionnalisée d’une résistance témoigne de la profondeur du
refus de rationalisations devenues inacceptables. De même la
tentative de l’État français d’importer les principes
consuméristes américains, avec bien sûr le retard que l’on
sait, n’est pas neutre. Enfin, le mécontentement des
consommateurs face à la baisse de qualité des services en
général ou de l’offre alimentaire dans les grandes surfaces, le
refus ou la méfiance envers les OGM , le rejet des biens
fabriqués par des enfants, etc. constituent autant d’alertes.
Dans l’espace
de travail, au-delà de la détérioration des conditions de
travail par des systèmes complexes organisant rationnellement la
pression par le temps sur la majorité des salariés, le fait
nouveau semble être le développement de la simulation
comportementale face à la mise en place du modèle de la
compétence. Puisque celui-ci repose sur des évaluations
individuelles des comportements des salariés, avec des critères
qui tendent à être connus de tous, les cadres, les employés, les
ouvriers simulent les comportements attendus dans les situations
obligées et adoptent des positions de retrait dès que possible.
Il s’ensuit une organisation qui correspond, selon les
apparences, au modèle attendu, mais dont la réalité reste
éloignée : si tout le monde pratique le même jeu, la tentative
de normaliser et de rationaliser les comportements en vue d’une
meilleure productivité reste vaine[9].
L’une des
voies alternatives est le développement de la connaissance pour
découvrir les leviers sociaux (donc politiques) pour bouleverser
l’état du monde quant à l’exploitation, les inégalités dans la
répartition de la valeur produite par le travail et plus
généralement quant à la/les domination(s) de tous ordres. Il ne
s’agit plus seulement de travailler à la connaissance
rationnelle de ces phénomènes : cette tâche nous paraît déjà
bien avancée. Il s’agit de découvrir les forces sociales
susceptibles d’œuvrer pour de telles transformations puis de les
conduire à organiser celles-ci : on voit ici que cette
connaissance, comme l’organisation de ces mouvements ne
sauraient reposer sur la seule raison, mais qu’elles doivent
associer le subjectif, l’intuition, les sentiments. Car les
prises de conscience et l’action sociale nous semblent
aujourd’hui se fonder sur autre chose que la raison, sur
d’autres logiques de fonctionnement des agents sociaux, des
acteurs, de l’humanité.
Nous
voudrions développer ici un plaidoyer pour le développement de
la culture, du goût, pour une prise en compte sociale de
l’esthétique comme autant d’éléments fondateurs du besoin de
changement social. Ce plaidoyer repose sur un constat : le
développement de la laideur qui a accompagné la modernité de
masse. Comment ne pas voir, ou comment accepter la laideur de
nos villes (les grands ensembles ou les boulevards
“requalifiés“) et celle des villages rurbains (des pavillons
sans imagination refermés sur eux-mêmes) ? Il en est de même du
mobilier standardisé, qu’il soit le faux ancien (catalogue de la
Camif, Conforama…) ou le moderne de vraie pacotille (Ikea, Fly…).
Sans compter la négation de toute vertu gastronomique par la
restauration rapide.
Au-delà de la
raison d’être économique de cet état de fait, (laideur de
l’immobilier et du mobilier bon marché), l’acceptation de cette
situation s’explique par l’absence totale d’éducation du goût,
de la sensibilisation au du beau ou à l’esthétique, ni à l’École
primaire, ni dans l’enseignement secondaire, ni ailleurs. La
misère culturelle et esthétique dans la formation des jeunes est
le reflet ou le témoin le plus sûr d’une société sans projet ni
espoir. L’utilitaire de la modernité ne peut faire rêver car il
est pauvre[10].
La jouissance par la beauté, par l’esthétique, l’émotion
qu’elles créent, sont éphémères et demandent sans cesse un
renouvellement qui élève l’agent social esthète. Cultiver la
culture (dite savante) et l’esthétique conduit à une double
exigence : le refus d’une modernité fondée sur le quantitatif,
la vitesse[11]
et l’attente ou la demande de l’original, de l’exceptionnel. A
notre sens, c’est l’exigence de l’exceptionnel et du rare qui
est révolutionnaire.
Ici, nous
rejoignons les philosophes de l’École de Francfort pour lesquels
l’art possédait une puissance critique que la reproduction
industrielle des œuvres a largement affaiblie à travers la
marchandisation et surtout la reproduction à grande échelle
(l’industrialisation de la culture)[12].
Nous n’en partageons pas le pessimisme. Il nous semble au
contraire qu’il est nécessaire de réinvestir les intuitions de
l’École de Francfort à la fois pour renouveler la critique de la
toute puissance de la Raison dans nos sociétés et pour remettre
à la place qui devrait être la sienne l’esthétique, le goût,
l’amour du beau et la jouissance qui leur est associée, comme
puissance critique.
Réviser la
place de la raison dans l’histoire et dans la conduite de
l’histoire par les hommes n’est pas un retour à l’obscurantisme.
D’une part, il n’y a pas plus erroné qu’une croyance iraisonnée
dans la raison et d’autre part, nous avons à inventer les
leviers sociaux du changement historique et dans cette tâche
nous ne pouvons nous dispenser des autres éléments constitutifs
de l’homme en tant qu’être social : l’affectif, la créativité,
le beau. L’esthétique serait-elle seule révolutionnaire ?
Jean-Pierre DURAND
Professeur de Sociologie, Directeur du Centre Pierre
Naville, Université d’Evry. Conférence au colloque
Les sociétés de la
mondialisation,
Nantes, 2-4 décembre 2004.
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Pour un exposé plus détaillé des apports et des limites
de la raison à l’histoire de l’humanité, on peut se
référer à J.-P. Durand, « La pensée critique peut-elle
être utile », Revue du MAUSS, n° 9, 1er
semestre 1997.
W. Adorno et M. Horkheimer, La Dialectique de la
Raison, Gallimard, 1974.
P.-L. Assoun, L’Ecole de Francfort, “Que
sais-je ?“, PUF, 1987, p. 100.
Cf . C. Castoriadis, L’institution imaginaire de la
société, Seuil, 1975.
Op. cité, p. 101.
L’assujettissement de la raison relève d’un paradoxe
volontaire qui mérite bien sûr des commentaires : au nom
de quel sujet peut-on assujettir la raison ? Au regard
de ce qui a été dit précédemment, face à toute
impossibilité d’objectivation du réel par le sujet,
peut-on espérer dominer rationnellement la raison ?
Voir à propos de la praxis comme vérification historique
des connaissances historiques et des pratiques sociales
H. Lefèbvre, Sociologie de Marx, PUF, 1965 et
J.-P. Durand, La sociologie de Marx, La
Découverte “Repères“, 1995.
Cf. Mangematin « , Gérer et comprendre, Décembre
2004. Voir aussi dans le même numéro les réponses de M.
Berry et d’A. Hatchuel.
Cf., pour un développement de cette thèse, notre
ouvrage, La chaîne invisible. Travailler
aujourd’hui : du flux tendu à la servitude volontaire,
Le Seuil, 2004, chapitre 7.
Le fait qu’il soit accessible —il est vrai au prix d’une
vie de travail pour l’immobilier par exemple— limite
d’autant sa puissance fantasmagorique, ce qui n’est pas
le moindre de ses paradoxes.
On lira avec intérêt l’ouvrage de Carl Honoré, In
Praise of Slow, London, Orion Books, 2004, proposant
une éloge de la lenteur.
En même temps, nous contestons les interprétations de W.
Benjamin sur la photographie ou sur le cinéma : “Au
cinéma le public ne sépare pas la critique de la
jouissance“ (L’œuvre d’art à l’époque de sa
reproductibilité technique). Car tout dépend, à
nouveau, de l’éducation et de la formation des
spectateurs face ces nouvelles formes d’expression.
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