Yves CAREIL
Maître de conférences en Sociologie à l’IUFM de
Bretagne, CREAD Rennes II
Droits de
reproduction et de diffusion réservés ©
LESTAMP -
2005
Dépôt Légal Bibliothèque Nationale de France
N°20050127-4889
Cette
communication trouve son origine dans plusieurs recherches :
> articulées les unes aux autres
> avançant pas à pas du premier degré vers le lycée
> couvrant la période 1985-2002[1]
Des recherches où il s’agit de suivre la métamorphose de la
société scolaire comme R. Castel (1995) a pu suivre celle de la
société salariale. Car leurs destins sont indubitablement liés.
Des recherches où il s’agit de se donner du temps, contre
l’urgence universitaire du « publish or perish », pour
analyser en « temps réel » des processus d’autant plus complexes
qu’ils s’inscrivent dans des temporalités et dans des logiques
sociales ou institutionnelles très différentes.
Des recherches où il s’agit de prendre en compte la dimension du
singulier dans le social mais sans oublier pour autant que la
mise en concurrence des établissements scolaires produit des
réalités de terrain de plus en plus singularisées.
Des recherches qui interrogent les effets du laisser faire « à
la française » dans le champ de l’éducation. Un désengagement de
l’Etat, qui n’est pas en France sa démission pure et simple,
mais qui n’en produit pas moins, progressivement, avec le temps,
des effets extrèmement importants. Effets en termes de montée en
puissance de la logique civile au détriment de la logique
civique, en termes de « marché noir scolaire » désormais en
plein essor…
Des recherches qui interrogent les « mécanismes » (au sens de P.
Bourdieu,1996) sous-jacents à la transformation progressive de
l’école publique et laïque en une école d’inspiration
néolibérale appelée à fonctionner (fonctionnant déjà) pour le
plus grand profit des parents dont les conditions d’existence,
la structure et le volume des capitaux possédés, leur permettent
de se construire comme « parents d’élèves professionnels », et
qui tend à disqualifier par avance les parents de milieu
populaire.
Des recherches qui interrogent la scène officielle et les
coulisses de l’univers scolaire, là où « tout se passe et se
joue » de plus en plus.
Des recherches qui interrogent la manière dont se perpétuent
désormais les inégalités face à l’école, à savoir par
l’intégration progressive des inégalités sociales sous toutes
leurs formes dans le système éducatif lui-même.
Des recherches qui visent à mieux comprendre la genèse
sociale de la différenciation scolaire sur l’agglomération
nantaise, selon un approche par conséquent très
contextualisée[2] ;
la façon dont se construisent ici et déjà très tôt, dans
et hors l’école, les entre-soi sociaux et scolaires, des plus
« choisis » aux plus subis…
Des recherches qui visent à mieux comprendre
l’installation en notre pays d’un « apartheid invisible »
(pour reprendre l’expression de Christian Delacampagne, 2000),
l’installation du « séparatisme social généralisé » dont nous
parle Eric Maurin (2004).
La dernière de ces recherches, menée sur 4 ans (1998-2002) et à
deux (avec Pascal Guibert), porte sur la genèse des dispositions
scolaires[3]
et vise plus particulièrement à mieux comprendre la manière dont
les collégiens sont construits (familialement,
socialement et institutionnellement) et se construisent
sur des modes plus ou moins « réflexifs » et « autonomes », plus
ou moins en adéquation avec la commande scolaire. Ceci, au
regard tout à la fois des effets scolaires que produit le
social, des nouveaux processus ségrégatifs tels qu’ils se
développent aujourd’hui dans la ville et à l’école, et du
développement de la sociabilité adolescente.
L’enquête a été réalisée sur 2 collèges socialement contrastés
de l’agglomération nantaise et au plus près d’une filiarisation
en partie officieuse qui traduit la manière spécifique dont ces
établissements s’inscrivent l’un et l’autre dans les nouveaux
rapports de concurrence entre collèges. Les investigations ont
été effectuées à partir de « bilans médiations »[4]
soumis à traitements statistiques (n = 558) et d’entretiens
semi-directifs complémentaires[5]
(n = 110). Ce qui nous a permis de suivre ces collégiens de la 6e
à la 3e, tout en disposant d’analyses factorielles
qui nous ont elles-mêmes servi de point d’appui et de force de
rappel, tant pour la réalisation desdits entretiens que pour
l’interprétation de l’ensemble des données recueillies.
Le premier collège est un établissement ZEP à recrutement
mixte quartier de relégation (avec ici une forte présence des
Jeunes Musulmans de France, liés à l’UOIF) / zones
pavillonnaires environnantes. Ce collège relève à plein de la
« ségrégation à caractère complexe » (pour parler comme J.-P.
Payet), avec en 3e deux « bonnes classes » (où sont
sur-représentés les enfants des zones pavillonnaires, où l’on
trouve la totalité des enfants d’enseignants), deux « mauvaises
classes » (où sont sur-représentés cette fois les enfants
d’origine maghrébine) et la classe « des méritants ». Cet
établissement a fait pendant plusieurs semaines la une des
quotidiens régionaux pour « son climat de violence ».
Un collège pris dans un jeu de relations très concurrentielles
entre établissements publics et privés et dont la logique
d’action aboutit à ce que tous les acteurs de la vie scolaire se
retrouvent pris eux-mêmes dans l’étau d’une double montée des
communautarismes :
> l’une au sein de ce quartier de relégation (où les replis
identitaires réactifs prennent des formes très diverses, plus ou
moins imbriquées les unes aux autres, mais débouchant en tout
état de cause sur un racisme anti-blanc qui ne cesse de croître
chez les jeunes d’origine maghrébine).
> l’autre dans les zones pavillonnaires environnantes (là où
s’exprime un communautarisme mieux assis socialement, auquel on
songe moins « spontanément » et que le nouveau principal de cet
établissement nomme pour sa part le « communautarisme des biens
pensants »).
Le second collège est situé en centre ville. Il entre dans
la catégorie des « rentiers de l’excellence scolaire » (selon la
formule d’A. Van Zanten), dans le sens où il continue à
engranger les bénéfices d’un « capital » lié à sa localisation
et à son public, tout en disposant d’un corps enseignant à la
fois stable, d’un haut niveau d’exigence et ayant pour habitude
de privilégier le modèle pédagogique des humanités classiques.
Un collège qui évolue (dans les deux sens du terme) en
« première division (professionnelle) » : il a été doté
récemment d’une salle multimédia très haut de gamme par le
Conseil Général.
Un collège obtenant des résultats au brevet très supérieurs à
ceux de l’académie, offrant toutes les garanties qui soient pour
la poursuite d’un « cursus noble », et proposant deux sections
particulières qui contribuent à asseoir sa notoriété, une
section CHAM (conservatoire), surtout, et une section « sport
études ». La fabrication des classes fait d’abord
intervenir ces deux sections et s’effectue ensuite en
fonction des options de langues vivantes et anciennes. La
« classe de grec » obtient en 3e la meilleure
moyenne.
Un collège très réputé et très recherché, avec chez les parents
de nombreuses domiciliations plus ou moins fictives. Il possède
son public attitré et se présente en même temps comme possédé
par celui-ci. Les parents appartiennent majoritairement aux
fractions intellectuelles des classes moyennes et supérieures :
cadres supérieurs dans la fonction publique, enseignants
(souvent de haut statut), architectes, professions à haut degré
de responsabilité dans le champ artistique et culturel,
psychologues… Des parents « plutôt du côté du diplôme que
l’argent » et plutôt de « gauche » dans la double acception
« réaliste » et « droits de l’homme » du terme. Ils n’envisagent
pas toujours d’amener leurs enfants vers une classe préparatoire
aux grandes écoles, mais n’en appréhendent pas moins leur cursus
sur le long terme et de manière stratégique.
Il est ici un système de la réussite destiné aux élèves
attitrés. Un système de la réussite dans le sens où le travail
de contextualisation et d’analyse des productions écrites et
orales des élèves attitrés a révélé l’existence dans et autour
de ce collège d’un ensemble cohérent de pratiques
institutionnelles, familiales et personnelles qui permettent de
mieux rationaliser encore la transmission-acquisition du capital
culturel, et ceci dans le droit fil du changement scolaire
tel qu’il s’effectue. Un système de la réussite où il est facile
de lire la forte mobilisation des capitaux et des personnes. Un
système de la réussite qui s’inscrit sur fond de « mise en ordre
du hasard » (P. Bourdieu, 1989) et en référence à un temps
scolaire dominant que vient bonifier le temps extrascolaire (J.
Zaffran, 2000).
Un système très cohérent, mais très contraignant
et qui ne va pas sans produire des « rebelles », essentiellement
des garçons d’origine sociale élevée ou très élevée qui se
« sentent condamnés à faire conservatoire ou prépa » et qui
n’entendent pas sacrifier leur jeunesse pour autant. Cet
établissement est bel et bien confronté aux phénomènes violents
et aux « conduites à risques », mais sans que cela soit trop
médiatisé (évidemment) et sans que puissent être incriminés ici
les élèves d’origine modeste, très minoritaires et ayant
d’autant plus tendance à adopter profil bas qu’ils se sentent
profondément illégitimes. Des élèves d’origine modeste très peu
nombreux et encore moins nombreux à être d’origine migrante. Ils
se présentent ici comme des « fantômes sociaux » (au sens d’H.
Becker, 2002) tant ils ont tendance à être « oubliés » :
- « oubliés » par les enseignants, « pas du tout performants
pour aider les élèves en difficulté », comme le reconnaît
lui-même le principal de cet établissement.
- « oubliés » par le système de la réussite en vigueur dans ce
collège, un système qui contribue à l’inverse à les marginaliser
encore plus.
Leur confrontation à ce « enfer de la réussite » (dont ils ne
connaissent pas les codes et où « tout va trop vite ») s’avère
pour le moins problématique. Ils se sentent « très seuls » et
ont tendance à se retrouver entre eux, dans un entre soi subi.
Yves CAREIL
Maître de conférences en Sociologie à l’IUFM de
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[i]
Cf. Y.Careil (1994, 1998, 2002), Y. Careil et P. Guibert
(2001 et 2003).
[ii]
Ce qui signifie une double prise en compte : celle du
contexte géopolitique de l’Ouest de la France (marqué de
longue date par la question laïque) ; celle de la
Politique de la Ville telle qu’elle est menée sur Nantes
(cf. Y. Careil, 2002). L’agglomération nantaise obéit
grosso modo au modèle des cercles concentriques en
matière de ségrégation urbaine, sociale et ethnique…
[iii]
Des dispositions entendues non pas comme figées une fois
pour toutes, mais comme étant susceptibles d’adopter une
physionomie changeante, tout en ne pouvant être
comprises qu’à la condition d’en passer par une analyse
du système complet des rapports de force et de sens dont
elles sont l’expression.
[iv]
Les « bilans médiations » ne sont rien d’autre qu’un
document écrit, se présentant sous la forme d’une simple
feuille recto / verso et comportant quatre questions
ouvertes :
- Qu’est-ce que je fais de mon temps avec ma famille, et
qui me sert au collège ?
- Qu’est-ce que je fais de mon temps avec mes copains,
et qui me sert au collège ?
- Qu’est-ce que je fais de mon temps avec d’autres
personnes, et qui me sert au collège ?
- Qu’est-ce que je fais de mon temps lorsque je suis
seul, et qui me sert au collège ?
Un document d’enquête où nous mettons l’intitulé exact
de la classe et où les élèves écrivent à notre demande
leur prénom et leur date de naissance. Ces
renseignements sont indispensables pour effectuer la
mise en relation de leurs réponses aux quatre questions
avec d’autres données les concernant, celles obtenues en
parallèle par dépouillement des dossiers d’inscription
et des bulletins trimestriels. Ils permettent également
de retrouver les (certains) élèves de 6e un
an et (ou) trois ans plus tard, afin de les interroger à
nouveau, mais en situation d’entretien semi-directif
cette fois-ci.
[v]
Les thèmes abordés lors de ces entretiens semi-directifs
(toujours conclus par la question « est-ce que tu
voudrais revenir sur quelque chose ou dire quelque chose
que tu n’aurais pas dit et qui te semble important ? »)
débordent largement la question de ce que ces élèves
« font de leur temps au collège », elle-même déclinée en
de multiples entrées : « le cursus scolaire (depuis la
maternelle) », « l’adaptation au collège », « le rapport
entretenu aux professeurs et aux copains », « savoir et
travail », « les raisons du choix de telle ou telle
langue vivante ou ancienne », « la famille », « hors de
l’école », « le rapport au temps », « l’argent (de
poche) et les marques », « autour des identifications »,
« le métier envisagé », « qu’est-ce que c’est pour toi
réussir sa vie ? ».
Bibliographie :
Becker H.,
Les ficelles du métier, Paris, La Découverte,
2002.
Bourdieu P., Le sens
pratique, Paris, Ed. de Minuit, 1980.
Bourdieu P., La noblesse d’Etat,
Paris, Ed. de Minuit, 1989.
Careil Y., Instituteurs des
cités HLM. Radioscopie et réflexion sur l’instauration
progressive de l’école à plusieurs vitesses, Paris,
PUF, 1994.
Careil Y., De l’école
publique à l’école libérale. Sociologie d’un changement
(postface de B. Charlot), Presses Universitaires de
Rennes, 1998.
Careil Y., Ecole libérale,
école inégale, Paris, Syllepse / Nouveaux regards,
2002.
Careil Y. et Guibert P., « La
transmission du capital culturel dans les quartiers
socialement favorisés », Colloque organisé par
l’association Défendre et transformer l’école pour
tous : « Production / réduction des inégalités dans
/ hors l’école », IUFM de Paris, 16 et 17 novembre 2001.
Careil Y. et Guibert P.,
« Confrontations à un “enfer de la réussite”. De
l’illégitimité des élèves d’origine populaire en collège
de “centre ville” », Actes du Colloque « Les “enfants
pauvres” en France » organisé par le CERC, la CNAF, le
CGP et la DREES (Paris, Carré des Sciences, 21.3.2003).
Castel R., Les
métamorphoses de la question sociale. Une chronique du
salariat, Paris, Fayard, 1995.
Delacampagne C., Une
histoire du racisme, Paris, Le livre de poche /
France Culture, 2000.
Maurin E., Le ghetto
français, Paris, Seuil, 2004.
Payet J.P., Collèges de
banlieue. Ethnographie d’un monde scolaire, Paris,
Meridiens-Klincksieck, 1995.
Zaffran J., Les collégiens,
l’école et le temps libre, Paris, Syros, 2000.
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