Ali Aït ABDELMALEK
Maître de Conférences H.D.R. de sociologie - LADEC, Rennes II
Droits de reproduction et de diffusion réservés © LESTAMP - 2005
Dépôt Légal Bibliothèque Nationale de France N°20050127-4889
Fondé sur une série d’enquêtes en Bretagne, et en particulier d’entretiens avec des élus régionaux et syndicaux (dirigeants agricoles), qui contribuent à donner du sens aux dispositifs institutionnels d’action publique et aux pratiques professionnelles (des travailleurs de la terre), cet article tente de rendre compte du “ fonctionnement ” de cette Europe dite “ communautaire ”, comme institution économique, politique et culturelle, qui a des effets multiples sur les agriculteurs situés et professionnellement organisés dans des micro-territoires. Ces nouveaux espaces de solidarités et de conflits apparaissent comme des mailles de plus en plus importantes du tissu social en interactions avec les régions et les
États-nations. Nous avons fait l’hypothèse que la professionnalisation des agriculteurs a aussi instauré une rupture entre les chefs d’entreprise et leur environnement local. Ces agriculteurs s’organisent avec des acteurs situés en dehors de la profession pour qu’elle ne se désarticule pas.
La réflexion sur les professions et sur les territoires est, à la fois, ancienne et récente. Elle coïncide d’abord avec la naissance de la sociologie : l’intensification de la division du travail, le processus de spécialisation dans les usines et les structures bureaucratiques, les transformations des rapports sociaux et les principes sur lesquels s’appuie la nouvelle société (capitaliste, industrielle et moderne) sont au cœur des théorisations d’Emile Durkheim et de Max Weber, figures généralement reconnues comme fondatrices de la sociologie (Aron, 1967, Ferréol, 1992).
Leurs réflexions annonçaient la majorité des objets et champs d’étude couverts par la sociologie : Marx dénonce l’exploitation de la classe ouvrière et son aliénation, en analysant les relations entre le capital et le travail comme “ nouvelle forme de rapports sociaux ” ; Weber constate le “ désenchantement du monde ” lié au processus de rationalisation croissante qui débouche que le capitalisme et les organisations bureaucratiques ; enfin, s’inquiétant de la cohésion sociale, Durkheim voit dans les interdépendances dues à la spécialisation une nouvelle forme de division du travail substituant la solidarité “ organique ” à la solidarité “ mécanique ”. Ces réflexions ont porté également sur le développement de l’Etat qui se chargeait, de plus en plus, de réguler les rapports sociaux. Fer de lance - et talon d’Achille - de la construction européenne, la politique agricole commune (PAC), qui révèle les contradictions insurmontables des règles actuelles du jeu économiques, s’impose très fortement aux agriculteurs et aggrave les clivages entre différents groupes de producteurs. Faute d’être modernisées, de nombreuses exploitations ont été (et seront) éliminées rapidement.
L'Europe est, comme l'a appelée Edgar Morin, notre "communauté de destin" ; elle est, en tout cas, une identité qui reste à définir : "L'Europe n'émerge nullement d'un passé qui la contredit. Elle émerge à peine de notre présent parce que c'est notre futur qui l'impose"[1]. Notre constat, à ce sujet, est le suivant : le passé se réfère aux identités construites et élaborées lors du processus de formation des Etats-nations (Schnapper, 1994). D'où d'innombrables débats et questions concernant, d'un côté, ce que nous avons appelé l'idéologie nationale
et de l’autre, sur une identité européenne qui est fondée sur une utopie communautaire. Comment combiner cette idéologie nationale et l'identification d'une culture politique européenne ? En fait, s'interroger sur un nouvel espace politique revient à s'interroger sur la constitution d'un nouveau modèle de société. S'il existe une assez longue tradition d'étude des "médiations institutionnelles" dans les champs psychanalytique, psychologique ou psychosociologique[2], les analyses concernant les institutions et les organisations comme médiations sont plus récentes en sociologie. Longtemps, les organisations ont été réduites au rôle de relais ou d'exécution, et ont été étudiées séparément, de façon juxtaposée ou cloisonnée. Peu de travaux, à l'exception peut-être de ceux de J.-P. Darré (1985), ont essayé de comprendre l'interaction, d'ailleurs complexe, entre les différents acteurs que sont les agriculteurs, les hommes politiques, et les techniciens, et la complexité des stratégies territoriales.
Que signifie pour les producteurs agricoles - et pour les autorités politiques locales - l'émergence sous nos yeux d'une "société" européenne ? Quels enjeux et perspectives se dégagent pour l’aménagement du territoire, en notamment pour la régionalisation ? Ces sujets sont abordés au fil de notre communication, organisée en deux sections : on commencera par présenter la problématique, en précisant le sens du concept de “ médiation institutionnelle et organisationnelle ”, afin d’analyser, notamment, le rôle des organisations professionnelles agricoles ; à travers l’évocation des niveaux territoriaux, “ du local à l’Europe ” ; on présentera, dans la deuxième section, les représentations et les stratégies des agriculteurs, en particulier par rapport à l’Europe “ comme utopie communautaire ”.
– Formation de l’Europe et déconcentration administrative en France
La pertinence d'une approche par les "médiations institutionnelles et organisationnelles" (M.I.O.)
On peut dire que le territoire - régional, par exemple - est le lieu où se construit l'identité sociale des individus. A cet égard, il est important de rappeler que l'identité individuelle est toujours liée à des représentations collectives plus larges ou plus ou moins profondes[3] : appartenances “ ethno -territoriale ” (les Bretons du “ Pays de Redon ”, par exemple, étudiés ici), nationale (les Français) et supra - nationale (les Européens). On s’interroge, ici, sur les relations que les groupes entretiennent entre eux, et plus encore sur les interactions entre les individus. L’appartenance se vérifie par des pratiques collectives ou individuelles. Distinction, mais pas autonomie totale ; les individus agissent dans des contextes sociaux différents ; ils ont des expériences diversifiées du monde social. La culture des agriculteurs - qui contribue, en fait, à les définir - renvoie à un ensemble de croyances et de représentations propres à les situer et à leur permettre d'interpréter leur environnement. La notion de contexte social procède d'une approche qui part de l'individu, contrairement à une vision sociologique dans laquelle l'individu serait un "chien bien dressé qui tracerait son chemin dans un labyrinthe institutionnel"[4] et dont l'action ne serait qu'une réponse au milieu.. Particularité donc mais dépendance : l'individuel et le collectif sont inter-reliés entre eux par des médiations[5]. Dès lors, nous devons souligner l'apport de l'environnement social à l'interaction entre le groupe et l'individu. Nous rejoignons l’analyse d'A. Touraine dans "la conscience ouvrière"[6], où il est question d'une trilogie instituante comprenant "identité, opposition et totalité", en posant l'hypothèse que l'identification à un territoire, chez les exploitants agricoles, se conjugue parfois avec des types antinomiques de relations ou de situations.
Du local à l’Europe : des régulations croisées
Pour décrire le jeu de négociations conflictuelles - que l’on retrouve à tous les niveaux, et qui laisse une autonomie réelle, mais relative, aux acteurs sociaux - et pour délimiter de façon plus précise notre objet de recherche, on a distingué trois logiques différentes, quoiqu'interdépendantes : la logique
professionnelle[7] - dont il sera que très peu question ici -, la logique politique nationale et, enfin, la logique communautaire (des instances européennes). Il est clair que l'"Europe", dans sa réalité concrète, semble être, plutôt qu'une pyramide harmonieuse et régulière, un ensemble complexe de contrôles croisés[8] - aux résultats difficilement prévisibles à terme - qui assurent une stabilité et un équilibre relatifs, en limitant “l'explosion" d'un système, qui, malgré sa complexité, existe et fonctionne. Une méthode féconde pour étudier les organisations professionnelles agricoles (O.P.A.) et les institutions agraires puis leur évolution, consiste à effectuer des recherches sur la mise en oeuvre de la politique de décentralisation élaborée par le gouvernement français. Le choix de la réforme de 1982 comme objet d’analyse procède de plusieurs raisons. Elle intercale, entre le niveau départemental et le niveau national, un échelon intermédiaire. Or cette strate territoriale qu’est la région occupe une place stratégique dans les problèmes de décentralisation de la France et de mise en place d’une politique communautaire. Le lien “Profession-Etat” n’est-il pas, aujourd’hui, de plus en plus médiatisé par la région ?
On peut reconnaître en effet qu’il existe une coopération poussée entre les responsables des institutions politiques et ceux des organisations administratives qui interviennent dans la gestion publique locale et régionale. Il existe un “champ d’interaction”, un système stable, que l’on a appelé territorial, et qui, par hypothèse, obéit à deux logiques opposées. L’un des systèmes forme donc un réseau, formel et informel, de relations fondées sur une même logique qu’on nommera “nationale” : la commune, le département et l’Etat-nation français. Les enquêtes menées sur les institutions publiques et les O.P.A. ont montré aussi une autre filière, comme si deux rationalités étaient entrées en compétition : il s’agit de la logique “ethno-territoriale et européenne” dans laquelle on trouve le micro -territoire (le “pays”, par exemple), la région et l’”Europe” communautaire. Notre époque, qui couvre les phases pré et post 1968 qui ont institué l'Europe communautaire, peut être caractérisée par un paradoxe : on assiste, en fait, à une tension entre l'idéologie nationale, propre aux "Anti-Europe", et l'utopie communautaire ; les européanistes n'hésitent pas à se référer, en effet, à la force de l'utopie dans leur projet politique, économique et culturel[9]. Une analyse peut être tentée en distinguant successivement deux “ logiques territoriales ” différentes. Les institutions et les organisations s’inscrivent ainsi, par hypothèse, dans les régulations croisées[10] suivantes :
Figure 1. - “Niveaux territoriaux et
entités hiérarchiques”
“LOCAL” <----------------------------------------------------------------------------------------->
“GLOBAL”
“famille-exploitation” <------------------------------------------------------------------------>
“espace mondial”
Commune <-------------------------------------->
Département <----------------------->
Etat-nation
“Pays” <----------------------------------------------->
Région <------------------------------> U.E./PAC
Chaque échelon, y compris le niveau mondial[11] –
l’Union européenne n’est, en effet, qu’une
“ macro-région ” parmi d’autres -, est à la fois
régulé et
régulateur et se trouve, dans la réalité,
simultanément engagé dans des relations avec des
“partenaires”. Cette série de relations, symbolisées
(fig. 1) par des flèches, s’emboîtent les unes aux
autres et sont inégales[12].
Cultures de l’espace : mono-territorialité et
pluri-territorialité
Talon d’Achille de la construction européenne, la PAC,
qui révèle les contradictions insurmontables des règles
du jeu économiques actuelles, s’impose très fortement
aux travailleurs de la terre et aggrave les clivages
entre différents groupes de producteurs. Faute d’être
modernisées, de nombreuses exploitations seront
éliminées rapidement. Concernant à présent comment, dans
un tel contexte, se nouent les liens entre les
travailleurs de la terre et le territoire, nous allons
voir que, tout en présentant de larges homologies avec
la ville, le village, vu la spécificité du travail de la
terre, va donner à ces traits communs une signification
différente : lieu de la transformation, qui modifie le
lien avec la nature[13] et se place d’emblée dans la
perspective d’une reproduction économique élargie (et
donc d’un jeu à somme croissante) ; dans le village, ce
sont, de moins en moins, les activités agricoles qui
restent centrales. Par ailleurs, si la ville stimule la
formation de réseaux relationnels et la pluralité des
territoires à partir des échanges qu’elle suscite, la
campagne reste dominée par une économie de prévoyance
visant simplement à assurer, localement, une stabilité
de consommation à travers le temps et constituant, à
cette fin, un certain nombre de réserves pour parer aux
aléas du lendemain.
Cette tension entre la ville (espace urbain et global)
et le village (espace agricole et local) est ainsi
permanente et nécessaire, semble-t-il, à la dynamique
des territoires. Mettant ainsi l’accent sur une
différence fonctionnelle distinguant les « paysans
localistes » et les « entrepreneurs
pluri-territoriaux », nous voudrions relativiser
l’importance de la morphologie socio-démographique
(volume, densité) : l’élargissement du rôle de la ville
repose plus sur la multiplication des champs qu’il
s’agit de coordonner et sur le développement des
échanges que sur l’augmentation de sa population. Comme
le disait Raymond Ledrut, il y a un mode de
spatialisation spécifique de la vie sociale, qui est lié
à la manière dont les déplacements sont intégrés dans la
vie de tous les jours et dans les moments exceptionnels
qui entrecoupent celle-ci[14]. Analysant les effets
qu’entraînent la modernisation agricole et
l’urbanisation des campagnes, nous allons voir comment
ces effets se manifestent chez les travailleurs de la
terre qui non seulement utilisent mais aussi valorisent,
ou encore critiquent, le nouveau contexte territorial.
Il semblerait, ainsi, que l’on puisse opposer au pôle
rural où les relations d’interconnaissance sont
prédominantes, un pôle urbain où les rapports entre les
individus et les groupes sont limités et fragmentés. Si
l’on retient l’idée d’une influence entre le type
d’espace et le mode des relations dominantes, on peut
construire le schéma suivant[15] :
Schéma n° 1 : « Territoires : du rural à l’urbain »
Espace du village
|
|
Espace des maisons adjacentes |
|
Espace domestique |
|
Espace du quartier |
|
Espace de la ville |
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
Relations d’inter-connaissance |
|
Relations de
voisinage |
|
Relations de
parenté |
|
Relations de
proximité |
|
Relations
limitées (fragmentées) |
Pôle
Pôle
« rural »
« urbain »
En fait, même si l'Europe s'impose aux Etats, le
supranational apparaît comme une projection de
l'Etat-nation. Plus encore, tout en remettant en cause
l'Etat-nation, l'Europe renforce le rôle de l'Etat :
c'est un des paradoxes de la construction européenne. Ce
qui conduit à considérer, encore aujourd'hui, les Etats
comme la force structurante de l'Europe, et la nation
comme l'espace de la citoyenneté.
2. – Division de la profession agricole et l’Europe :
des stratégies contrastées
Il s’agit donc, ici, de prendre en compte et
d’analyser les perceptions des travailleurs de la terre,
à partir d’une typologie.
1) Eléments de la méthodologie : une typologie
simplifiée
L’Europe communautaire - à l’instar de l’Etat et des
collectivités locales - est vécue et pensée par les
producteurs agricoles en référence à ses rapports avec
la société. A travers la médiation de la profession et
des pouvoirs publics, l’exploitant s’insère dans la
société contraignante – c’est-à-dire, dans les
différents territoires - ou en est exclu. Comment
l’”Europe” est-elle perçue par ceux qui, précisément,
sont plus ou moins mis à l’écart de l’organisation
professionnelle ? En effet concrètement, on l’a vu,
c’est à travers les O.P.A. et les institutions agraires
que s’exprime la relation des travailleurs de la terre à
la société, et à la Communauté européenne :
participation ou exclusion, éventuellement conformité ou
déviance. L’évolution générale de l’agriculture
artisanale française, vers l’intégration
agro-industrielle peut ainsi être caractérisée par deux
mouvements principaux et combinés : la transformation de
l’agriculture, d’une part, la décomposition voire
l’élimination de la paysannerie, d’autre part, double
mouvement qui conduit à une nouvelle stratification.
Pour étudier le sens que prend l’activité agraire dans
les exploitations familiales, on a différencié trois
types de chefs d’exploitation ayant des conceptions
différentes des organisations professionnelles et de
l’”Europe”. L’analyse porte autant sur les conduites
effectives de l’exploitant que sur les normes et
l’interprétation qu’il en propose.
Parler des "paysans" ou de "paysannerie" c'est, comme le
montre M. Weber à propos des "concepts collectifs",
rester dans l'obscurité rhétorique (1965, pp. 209-210).
On a voulu dissiper ce flou par l’affirmation de
stratégies multiples et variées, et souvent
conflictuelles, de plusieurs fractions de cette
population, à travers l’élaboration d’une typologie
constituée à partir de catégories moins grossières que
celles de “petits”, de “moyens” et de “gros”
agriculteurs. A travers les “paysans nationaux”,
les “agriculteurs” et les “entrepreneurs de
l’Europe"[16], on voudrait présenter trois
stratégies, à la fois individuelles et collectives, qui
sont aussi des façons d’exprimer un rapport à la
profession et au territoire (européen, national et
local). On a constitué une typologie des comportements
des travailleurs de la terre vis-à-vis des OPA et des
représentations de l’Europe communautaire, en
particulier à travers la PAC.
Figure 1. - “Les travailleurs de la
terre, les médiations institutionnelles et
organisationnelles et l’Europe”
|
Type 1 :
Paysans
nationaux |
Type 2 :
Agriculteurs |
Type 3 :
Entrepreneurs
de l’Europe |
Comportements
dans les (ou face aux) OPA |
Soumission ou
exclusion des OPA |
Adhésion et
utilisation des OPA |
Responsabilité
dans les OPA
(Syndicalisme)
____________
Majorité/Minorité
3A / 3B |
Rapports à la
U.E. (PAC)
|
Anti-Europe |
Opportunisme |
Européanisme
___________
Négocie/Critique
3A / 3B |
Les “paysans nationaux” (type 1), les “agriculteurs”
(type 2) et les “entrepreneurs de l’Europe” (type 3)[17]
n’existent pas tels quels, dans la réalité[18]. Il va de
soi qu’elle est plus complexe, plus riche que la
présente typologie, qui n’a de légitimité qu’au regard
de l’effort d’intelligibilité qu’elle permet de mettre
en acte. Avant d’analyser chaque type de façon plus
détaillée et plus concrète, on peut dégager quelques
caractères généraux. On a ainsi trois catégories de
représentation sociale et de rapport à l’Europe
communautaire - perçue à travers la PAC - et sur
lesquelles on peut formuler l’hypothèse suivante : la
modernisation des exploitations agricoles, si elle
s’élabore au cours d’histoires individuelles des
travailleurs de la terre, implique en outre une certaine
logique collective ; la modernisation est, ainsi, à
l’origine de la constitution de lignes de clivages entre
les agriculteurs.
2) Caractères généraux
a) Les types de rapports à l’”Europe” et aux
organisations professionnelles étudiés, dans cet article
sont les suivants : famille et exploitation constituent,
pour les “paysans nationaux”, une seule et même unité.
Les revenus passent de l’exploitation au ménage et
réciproquement. Le rôle dévolu au syndicalisme est
d’améliorer le prix plus que de participer à
l’élaboration d’une politique agricole. Celle-ci est,
par ailleurs, jugée impossible, car la solidarité avec
les autres agriculteurs est faible, hormis entre
“petits”, dominés par les “gros”. Terre, travail et
capital sont généralement des apports familiaux ; il y a
là un modèle d’exploitation où le maître-mot est celui
d’indépendance, qui définit une stratégie typique
: le refus des normes, pourtant imposées, de Bruxelles.
La politique française et communautaire, notamment
depuis les années 1970, a tendance à l’isoler, à le
condamner à un choix critique : changer ou disparaître.
C’est bien ce groupe que l’abandon du travail agraire
menace le plus fortement. C’est lui aussi qui dénonce
avec le plus de violence l’agriculture d’entreprise et
les entrepreneurs complices, ou co-auteurs de la PAC.
b) Chez les “agriculteurs” une autre conception du
travail, et du rôle des OPA considérées comme “utiles”,
se dessine, l’expression “s’en sortir” revient
constamment dans la bouche des sujets. On retrouve ici,
sous une forme spécifique, le problème de la
participation de l’exploitant à la modernisation. La
mécanisation et le mode de production agricole sont sans
doute les éléments fondamentaux qui distinguent les
“paysans nationaux” des “agriculteurs”. Les décisions
agricoles, comme les autres sphères réglementées par
l’Etat et/ou Bruxelles, ne peuvent qu’être subies par
ces derniers. C’est donc, face à l’administration - donc
à l’Etat - et plus encore face à l’Europe, un sentiment
d’impuissance qui domine. Beaucoup de ces “agriculteurs”
se sont modernisés, mais grâce à l’endettement. Et cette
stratégie s’est durcie en un état inquiétant et
contraignant : à leurs yeux, ils sont des “paysans
modernisés endettés”.
c) Luc Boltanski a montré comment la constitution du
groupe social des cadres ne résultait pas seulement des
transformations économiques. Celles-ci ont joué un rôle
de condition nécessaire mais pas suffisante. Pour
qu’émerge progressivement de la société cette catégorie
de “cadres”, il a fallu aussi que soit effectué, par les
intéressés eux-mêmes, tout un travail de définition du
groupe. Ce type d’analyse peut sans doute être utilisé
pour rendre compte de la constitution du groupe des
“entrepreneurs de l’Europe”. En effet, ils ont, eux
aussi, effectué un travail, se dotant de porte-parole,
véhiculant non seulement des normes techniques mais
aussi une image du “paysan modèle”, et constituant une
élite reconnue. Ces exploitants considèrent leur
exploitation comme une entreprise et se disent
volontiers entrepreneurs. Or, ces deux termes
sont le symbole de la société industrielle avec sa
rationalité, sa fonction de compétitivité, son souci
d’utiliser toutes les possibilités offertes par la
technique, elle-même appuyée sur la science. Ces
“entrepreneurs de l’Europe” possèdent une qualification
professionnelle acquise souvent à l’école, mais aussi
sociale et cette dernière n’est pas moins importante que
la première. En effet, ils sont actifs dans les O.P.A.
et exercent souvent des responsabilités dans les
institutions économiques. Ils s’efforcent par là de
garder la maîtrise de leurs produits et de la valeur
ajoutée le plus loin possible dans la chaîne de
transformation de commercialisation. Ils sont hantés par
la modernisation incessante de leur exploitation,
modernisation technique, mais aussi organisationnelle.
L’entreprise est constituée d’abord par un réseau très
dense de relations professionnelles ou politiques. Les
techniciens ou ingénieurs extérieurs font partie
intégrante de la structure d’entreprise. Ils apportent
information, innovation et formation continuée.
En résumé, la modernisation agricole intègre les
“familles-exploitations” à une société d’échanges. Quand
sont évoqués les conflits, les différences de classes et
les antagonismes de culture interviennent-ils ? Il ne
semble pas. Dans le modèle proposé par Bruxelles
subsistent néanmoins des doutes et de nombreuses
interrogations. Dès lors, la représentation de
l’”Europe” signifie-t-elle une acculturation réussie,
donnant naissance à une nouvelle culture ? La
description des types d’expériences vécues par les
“paysans nationaux” (point “ 3 ”), par les
“agriculteurs” (point “ 4 ”) et par les “entrepreneurs
de l’Europe” (point “ 5 ”), va permettre de répondre, en
partie, à cette question.
3) Les “ Paysans nationaux ” : la voix des petits
producteurs
Marginalisés par la PAC et les OPA, qui renforcent leur
exclusion, les “paysans nationaux” sont résignés face au
progrès et tiennent volontiers des discours “anti-Europe”,
s’identifiant spontanément à leur village – et, en
Bretagne, au “ pays ” - et à la Nation, bien plus qu’à
Bruxelles. Le sentiment général des chefs de petite
exploitation est d’appartenir à un monde en déclin,
condamné par l’”Europe”. Ils la perçoivent d’ailleurs
comme destructrice de la culture locale. Non engagés
dans les O.P.A., ils se considèrent, en outre, comme
abandonnés par la nation. Pour eux, la cause principale
de la crise économique et de leurs problèmes financiers,
mais aussi des valeurs de la société, c’est Bruxelles :
inefficacité, inhumanité, ingérence dans les décisions
nationales, voilà quelques accusations portées contre
l’”Europe” et ses divers fonctionnaires. Ils jugent
qu’on accorde trop d’importance au profit, à
l’efficacité de la production, au revenu des “gros”
agriculteurs, et pas assez au “petit”, au consommateur,
à l’environnement et aux catégories sociales les plus
défavorisées. On peut considérer, en effet, que la PAC
est, au moins en partie, responsable de cette
désocialisation de nombreux travailleurs de la terre qui
ont subi la violence d’une modernisation imposée. Cette
déstructuration apparaît marquée par deux caractères
principaux : l’ingratitude de la société à l’égard des
petits exploitants et la perte des liens avec les
autres.
La production d’un discours stéréotypé “anti-Europe”,
conséquence de la marginalisation
Huit agriculteurs sur dix pensent que la baisse du
nombre d’exploitations a été provoquée par les
fonctionnaires de Bruxelles, qui ont créé les “quotas”
pour “accroître les profits des grosses exploitations
agricoles et liquider les producteurs non-rentables”
(Marcel G., 54 ans). Telle est l’opinion qui caractérise
la plupart des agriculteurs de ce groupe sur la façon
dont les grandes organisations, et les instances
étatiques ou supra-étatiques, prennent leurs décisions.
A ces organisations, on accorde volontiers une
rationalité omnisciente : elles sont capables, croit-on,
de prévoir le futur, l’évolution de leur environnement
politique et économique et de s’y ajuster. Mieux, elles
sont assez calculatrices et machiavéliques pour dicter à
cet environnement leurs quatre volontés. Dans le secret
des cabinets ministériels ou des conseils de direction,
elles tissent une stratégie, qui “arrange les
exploitants modernisés” (Marcel G.), l’”élite”, qu’elles
imposent, tel le démon, aux innocents sans défense.
4) Les “ Agriculteurs : usagers des O.P.A. et
opposants à l’“ Europe ”
Généralement, les “agriculteurs” sont considérés comme
de “très bons producteurs” (Michel D., 52 ans,
directeur commercial) qui délèguent aux coopératives et
aux intermédiaires tout ce qui concerne la
transformation et la commercialisation. De ce fait, ce
type d’exploitants se caractérise, à la fois, par un
très faible taux de relations sociales et par une
ambivalence de comportements. D’une part, ils ont un
certain mimétisme, face au marché, par rapport aux
entrepreneurs, et d’autre part, ils possèdent des
schémas mentaux et des situations économiques qui leur
interdisent d’être de véritables chefs d’entreprise. On
peut donc dire que les “agriculteurs” ont un point
commun : l’utilisation, sans participation
active, des O.P.A. et de l’Etat. Ils sont, en effet, des
usagers du Centre de gestion, du Crédit agricole, du
syndicalisme ou de la Chambre d’agriculture, etc., mais
ils n’y prennent pas de responsabilités. Comment
conçoivent-ils l’Europe ? Moins qu’une communauté dans
laquelle ils agissent, l’”Europe” est avant tout
utilitaire, instrumentale ; au mieux, elle peut protéger
contre les Américains, les Australiens et les Canadiens.
Certains “agriculteurs” n’adhèrent à aucune organisation
; les uns n’ont pu, ou pas voulu le justifier, d’autres,
rebutés par les responsabilités et les soucis, affirment
leur conviction : “J’ai envie d’être tranquille, je sais
que je rate des trucs mais tant pis” (Marc L., 48 ans).
Pour eux, les O.P.A. sont dirigées par des “hommes qui
ne peuvent plus penser en dehors des appareils”. La
profession, et en particulier le syndicalisme, ne leur
paraît que d’une faible utilité : “Après des
manifestations, qui ne changent rien, je me retrouve
seul, avec mes problèmes”. On notera que les
“agriculteurs”, traditionnellement très syndiqués, en
Bretagne, ont eu tendance, depuis le milieu des années
1980, à ne pas renouveler leur adhésion à la Fédération
nationale des syndicats d’exploitants
agricoles(F.N.S.E.A.) ; a priori, sans que nos
chiffres puissent être considérés comme vraiment
significatifs, on peut dire que les trois F.D.S.E.A. ont
perdu de 20 à 30 % de leurs adhérentsCertains ont l’impression d’avoir été “roulés”
par le syndicat. Il est fréquent que le syndicalisme
n’ait guère d’importance en dehors de quelques communes
où les exploitations sont plus grandes, plus modernes,
et surtout, plus rentables (celles qui dégagent, selon
le principaux intéressés, “un ou deux revenus
corrects”). Mais le dirigeant local du syndicat reste
une autorité que l’on doit voir et non une autorité
abstraite et anonyme. Plus qu’un collègue ou un leader,
c’est un “copain” qui partage les mêmes conditions de
vie, qui comprend les difficultés, mais aussi les
avantages du métier d’agriculteur. Il n’en reste pas
moins qu’on peut lui reprocher, dans le même temps,
d’être plus proche des patrons que des ouvriers
(agricoles) ou des petits producteurs.
Les agriculteurs, face à l’administration mais aussi
face à l’organisation agricole, se sentent,
généralement, “perdus” ; car, pour eux, ce sont des
maquis des règlements impersonnels, des lois complexes.
Ils ont du mal, individuellement ou en groupe, à trouver
les instances d’arbitrage et de décisions.
5) Les “ Entrepreneurs de l’Europe : la conquête du
marché européen par les élites agricoles
Le système de production tend à être le plus possible
subordonné à la fonction commerciale. Produire pour
vendre, et, plus encore, ne produire que ce qui se vend.
Il y a donc une mutation culturelle, un changement de
structures mentales d’importance : le marché est
considéré comme le seul régulateur du travail avec ses
lois, ses chances et ses risques acceptés, voulus comme
tels. Dès lors, la spécialisation s’impose, des ateliers
fabriquent un seul produit, ou même assurent un seul
stade de la production. C’est, pourrait-on dire,
l’accentuation de la division du travail qui place
chaque entreprise dans un réseau d’échanges et de
complémentarités. Le syndicalisme par produits organise
la défense des intérêts catégoriels. Les “entrepreneurs
de l’Europe” entendent participer aux décisions de
toutes les sphères de l’entreprise. Parce que les
coopératives constituent une sorte de concentration
décentralisée entre l’amont et l’aval des exploitations,
celles-ci sont perçues comme l’institution la plus
capable de fournir à chacun le pouvoir économique et de
bénéficier de la valeur ajoutée par l’industrie et le
commerce. La coopérative instaure une “solidarité
organique” qui crée une originalité dans la société
industrielle, prolongement de l’exploitation familiale.
Les “entrepreneurs de l’Europe” ont la conscience et la
capacité d’agir sur la politique agricole, et savent que
celle-ci est désormais non plus nationale, mais
transnationale. C’est pourquoi ce type d’exploitants est
considéré ici comme “européen”. Dans le grand marché
sans frontières intérieures en cours de préparation, ils
trouvent un champ à la dimension de leurs perspectives.
Pour les “entrepreneurs de l’Europe”, si la coopérative
prend modèle sur l’industrie privée, c’est une mutation
nécessaire ; les producteurs agricoles doivent donc
mieux travailler, plus rapidement et plus
“rationnellement”. A l’ancienne paysannerie, les
“entrepreneurs de l’Europe” opposent les prestiges d’un
vrai métier, la modernisation devant être acceptée y
compris dans son ultime conséquence : l’exode agricole.
Il est remarquable, en outre, de voir combien les lois
actuelles sont faites pour ces agriculteurs qui
possèdent les capacités de production requises par les
coopératives et par les industries agro-alimentaires
(I.A.A.) ! La “ferme” devient un lieu axé (presque)
exclusivement sur la demande des industries et du
secteur commercial : la spécialisation est imposée par
le marché.
Dans les O.P.A., on s’inquiète du manque de responsables
professionnels disponibles et formés, du fait “de la
baisse du nombre d’agriculteurs” et “de la montée de
l’individualisme”. On peut, d’ores et déjà, prévoir des
responsables plus jeunes, beaucoup plus sélectifs dans
leur engagement professionnel, et toujours très
accaparés. En fait, il y a eu une substitution graduelle
de couches dominantes au sein de la paysannerie : les
“jeunes” leaders des années 1960 sont devenus des
dirigeants actifs du système. On peut difficilement
contester que les actions syndicales menées
antérieurement continuent à rapporter des dividendes
(économiques et symboliques) aux actuels dirigeants
agricoles. Ces derniers transmettent d’ailleurs à leurs
enfants les fruits de leur “position dominante”. Pour
eux, la régression de l’agriculture dans certaines zones
est une conséquence, regrettable pour certains mais
inéluctable, du progrès qui permet un accroissement de
la productivité du travail agricole dans les zones plus
favorisées et, par suite, un abaissement du coût relatif
des aliments. Ainsi, l’esprit d’”entreprise” n’habite
pas les seuls industriels, artisans, commerçants et élus
locaux, mais aussi les agriculteurs. Cette valeur n’est
pas, ainsi que l’ont déjà montré Placide Rambaud
(ouvrage posthume, 1995) et Henri Mendras (1995),
typiquement urbaine, loin s’en faut. A travers nos
enquêtes, nous avons découvert une véritable modernité
agricole.
On remarque ainsi que cette population lit plus souvent
et plus régulièrement un autre quotidien hormis
Ouest-France (Le Monde, Libération,
Le Figaro, etc.), mais s’ils n’apparaissent pas
comme de gros lecteurs (“j’aimerais bien lire plus”),
ils sont les seuls à déclarer fréquenter les
bibliothèques où peu de travailleurs de la terre sont
inscrits. Les sorties et les visites (concerts,
expositions, musées, cinéma, monuments) ne concernent
pas, pour l’essentiel, les “entrepreneurs de l’Europe”,
à l’exception du cinéma qui touche aussi quelques
“agriculteurs” ; la télévision est regardée par
l’ensemble des travailleurs de la terre. Quelques
dirigeants agricoles disent néanmoins la regarder moins
d’une fois par semaine, le week-end, puisqu’ils ont des
réunions pratiquement un soir sur deux. L’engagement
syndical a favorisé l’accumulation d’un capital culturel
qui se substitue au capital scolaire relativement faible
et a aussi constitué un lieu de rencontres avec d’autres
responsables agricoles (coopération, mutualisme,
banques, etc.).
En outre, pour la plupart des dirigeants bretons,
l’éducation religieuse initiale du cadre familial, et
poursuivie dans le scoutisme ou à la Jeunesse agricole
catholique (JAC), a joué un rôle important dans
l’activisme syndical et/ou politique. Les “entrepreneurs
de l’Europe” forment, comme on vient de le voir, un
ensemble d’agents particulièrement actifs dans le
fonctionnement de l’agriculture, surtout dans son
changement. Leur contribution à la politique agricole
peut revêtir différentes formes ; rappelons les deux
principales : prise de décisions et exemplarité.
a) Parmi les modalités d’action de ces chefs
d’entreprise et dirigeants de la profession, il y a,
tout d’abord, leur poids dans l’ensemble du processus de
prise de décisions à l’intérieur de la Communauté
européenne. C’est peut-être d’ailleurs sous cet aspect
que leur influence apparaît le plus directement. On peut
en effet, considérer le changement social - ou la
résistance au changement - comme la résultante d’un
ensemble de décisions prises par divers acteurs occupant
des postes stratégiques. Il faudrait cependant compléter
ce tableau en soulignant que, dans l’agriculture, la
prise de décision implique bien d’autres personnes que
les dirigeants de la profession. En effet, ces derniers
doivent tenir compte de nombreuses contraintes ou
limitations qui leur sont imposées par le gouvernement
français, par Bruxelles.
b) En second lieu, les “entrepreneurs de l’Europe” font
sentir d’une autre façon leur influence sur l’ensemble
de la paysannerie par la valeur d’exemplarité qu’ils
représentent. A l’évidence, ces exploitants exercent un
attrait sur les autres travailleurs de la terre et
provoquent un certain mouvement d’imitation (choix du
matériel et des races animales par exemple). Les
“agriculteurs” en particulier, qui aspirent à s’élever
dans la hiérarchie sociale, à accéder à la richesse et
au poste de commande, doivent assimiler l’idéologie de
cette “élite” du pouvoir agricole ; ils doivent
s’identifier à ses intérêts, voire tenter de copier ses
manières de faire. De ce fait, ils introduisent dans la
société locale des modèles de type européen : les
“entrepreneurs de l’Europe”, qui se font les
porte-parole du secteur agricole, participent de ce que
Guy Rocher a appelé “la multiplication des élites des
sociétés industrielles modernes” (1968, p. 145). Les
“entrepreneurs de l’Europe”, au statut élevé, ont un
cadre de référence et un schéma de pensée, très proches
de ceux des “cadres” de l’industrie, c’est-à-dire un
horizon qui dépasse largement celui de la nation. Ils
s’intègrent donc facilement à l’”Europe des régions” et
participent donc, activement, à la mise en place de
cette “ utopie communautaire ”.
6) L’identité individuelle et collective : entre le
territoire et la profession
On a tenté de montrer que des réglementations
apparemment déconnectées forment un système cohérent
d’une volonté de rationalisation et de modernisation de
l’agriculture qui a ses revers : la marginalisation et
l’exclusion de certains agriculteurs pourtant
modernisés. D’une manière générale, notre analyse veut
rendre compte de la complexité croissante des processus
d’élaboration et de gestion de la politique agricole au
quadruple niveau, local, départemental et régional,
national, européen. On a illustré la double logique
identitaire à l’œuvre entre la gestion professionnelle
des filières d’une part, et la gestion plus horizontale
et territoriale d’autre part. Le Pays de Redon
(Bretagne) est traité, ici, comme lieu de reconstruction
d’une identité locale, traversée par
l’internationalisation des échanges, l’européanisation
des mesures politiques et administratives. Les
organisations professionnelles et syndicales ainsi que
les administrations ne peuvent pas être dans ce
contexte, les simples successeurs des notables,
médiateurs entre la société locale et la société
“ englobante ”. L’emboîtement pyramidal et la régulation
croisée ne permettent plus de comprendre la dynamique de
changement et de recomposition identitaire. En effet,
nous assistons non seulement à la recomposition d’un
métier, non seulement à la recomposition d’un territoire
mais aussi à la recomposition des médiations et de leurs
rôles. C’est l’objectif principal de notre travail que
de mettre en relation ce triple déplacement.
On notera que les médiations ne sont pas que des
relais : elles sont une pièce dans un jeu de complexité
croissante. Pour aborder directement le paradoxe
identitaire - c’est-à-dire la place que tiennent les
élites politiques et professionnelles dans les
métamorphoses identitaires, qui lient profession et
territoires - on rappellera que les activités salariées,
professionnelles et reconnues, participent explicitement
à la production des identités individuelles et
collectives ; en effet, le travail peut être défini
comme l’ensemble des activités professionnelles
participant à la socialisation des individus. Mais, ne
faisons-nous pas semblant de (re)découvrir la division
du travail et son éventuelle contradiction avec
les territoires ruraux légués par l’histoire ? Il
y a vingt ans, Placide Rambaud, Henri Mendras et Marcel
Jollivet, mais aussi d’autres responsables du Groupe de
sociologie rurale et du Centre de sociologie rurale,
demandaient aux chercheurs de faire le point sur
l’urbanisation ; la “ mobilité des ruraux ” n’était pas
alors un thème de prédilection pour les politiques
publiques. En 1980, nous n’étions sans doute pas prêts à
admettre l’immense portée d’analyses qui reliaient les
mutations des territoires aux mobilités liées à la
modernisation et à la professionnalisation. Etait-on
prêt aussi, il y a vingt ans, à imaginer une ville sans
limites, en réseau et très urbanisée ?
En même temps, le monde a continué sa course : la
tendance “ urbanisante ”, mais aussi “ rurbanisante ”,
ne s’est pas démentie, la tertiarisation de l’économie
s’est poursuivie, le chômage a pris une place importante
dans la société française, les styles de vie ont changé
sur fond de vieillissement de la population.
Aujourd’hui, malgré tous ces changements, les travaux
des chercheurs n’ont pas été démentis, au contraire.
Depuis vingt ans, les recherches sur les villes et les
territoires ruraux, des transformations des institutions
qui les gouvernent aux mouvements qui les animent
répondent à quelques interrogations majeures.
L’identité, par exemple, instamment quêtée par notre
époque, voit se banaliser les lieux, se diluer les
territoires, se dissoudre le “ local ” dans une
déconcertante “ mondialisation ”. Le mouvement, les
mobilités, la professionnalisation participent-ils
uniquement de cette dilution générale (c’est-à-dire à la
“ déterritorialisation ”) ou contribuent-ils, à leur
manière, à reconstruire une identité nouvelle des pays,
des lieux et des divers territoires ? A ce sujet, nos
recherches contiennent des éléments, dessinent quelques
pistes, qu’il faudra, sans doute, prolonger. Cette
réflexion est guidée, en fait, par la volonté de lier
une sociologie du travail agraire et une
sociologie de la socialisation, par le désir de
comprendre comment notre société fabrique des individus
et des sujets “ territorialisés ”, dans le cadre d’une
activité professionnelle organisée. Il ne s’agit donc
pas de décrire le “ vécu ” en situation des individus
concernés (élus et dirigeants agricoles), mais de
comprendre comment ils construisent leur expérience,
comment ils hiérarchisent leurs orientations et leurs
choix.
Pour Durkheim, à ce propos, au fur et à mesure que se
déploie “ la logique propre à la société complexe ”,
pour reprendre une formule de Dominique Schnapper, et
que s’accroît la division du travail social, le rôle du
territoire et de la tradition (le territoire rural, en
particulier, est l’indicateur de la tradition) ne cesse
de diminuer. Ainsi, la professionnalisation rendrait la
société de moins en moins dépendante du territoire. Dans
cette perspective, le passage à la société moderne est
un processus d’émancipation de l’individu par rapport
aux solidarités particulières, aux enracinements dans un
territoire, ainsi qu’aux contraintes de la nature. Les
“ causes sociales ” se substituent désormais aux
“ causes organiques ” : le progrès aurait donc pour
effet de détacher de plus en plus, sans l’en séparer
toutefois, les individus de leur territoire (local).
Mais Emile Durkheim (et, plus encore, Talcott Parsons)
n’échappe pas à une forme d’évolutionnisme lorsqu’il
évoque le remplacement progressif de la solidarité
mécanique (traditionnelle et territoriale) par la
solidarité organique (professionnelle) et le déploiement
de la société moderne, dont il voit s’étendre les
effets. Cela nous a conduit à envisager, bien plus, le
rapport entre les deux formes de “ construction
identitaire ” en termes de dialectique ou de tension, et
envisager le retour possible des solidarités et des
identités territoriales ; on peut prévoir, par
hypothèse, que l’identité territoriale se développe, à
nouveau, avec la profession, le marché et le travail.
C’est cette conception de la modernité que nous
tenterons d’analyser, sachant que tout ce qui pouvait
aller de soi pour E. Durkheim, mais aussi pour T.
Parsons, est devenu pour nous incertain et
problématique. Il faudra donc renoncer à chercher, dans
ce mémoire, des réponses à propos de la “ fin des
territoires ” ; ce travail est, en effet, conduit par
une hypothèse centrale : la montée en puissance
des flux transnationaux, l’essor des réseaux
professionnels tout comme la mise en échec de la
relation citoyenne un peu partout, affaiblissent
inévitablement – y compris en Europe – le territoire de
l’Etat-nation qui peut de moins en moins prétendre
bénéficier de l’allégeance prioritaire des individus.
Bertrand Badie souligne, à cet égard, qu’“ il se forme
des tendances où le multiple (concernant les
allégeances) semble triompher de l’un ”. On devine
de nouvelles divisions du travail, des façons inédites
de penser la multiplicité des fonctions à travers la
pluralité des espaces et des allégeances.
Succédant à l’engouement des années 1970 pour le
“ local ”, la notion de “ territoire ” s’est ainsi,
progressivement, installée dans le vocabulaire
scientifique et technique des années 1990, à tel point
qu’on le retrouve aujourd’hui en bonne place dans la
plupart des lexiques de “ management public ” sur la
modernité. A l’instar de mots magiques comme la
gouvernance, le développement durable ou le
citoyen, l’envoûtement provient d’abord d’une
confluence de significations : le territoire est
mobilisé dans les débats sur l’action collective pour
évoquer tout à la fois des questions de frontières,
de pouvoirs, de valeurs, d’usages.
Les ouvrages récents illustrent d’ailleurs cette
ambivalence sémantique : les analyses adoptent des
angles de lecture qui vont de la démocratie de proximité
aux déplacements automobiles, en passant par les réseaux
familiaux, amicaux ou professionnels, la fiscalisation
des prestations sociales et l’évolution du droit. Chaque
auteur dévoile une des facettes du problème et les
diagnostics qualifient des faits et des évolutions
singulièrement hétéroclites. Pourtant, ces analyses ont
peut-être en commun un même projet : celui de chercher à
énoncer le “ retour au territoire ”, une série de
problématiques liées aux rouages contemporains de
l’action publique. C’est dans cette optique de
“ reterritorialisation ” que nous abordons la présente
réflexion, en testant l’idée que la combinaison de nos
différents travaux permet précisément de poser une
question territoriale relativement inédite. Cela paraît,
de ce point de vue, assez loin de la “ fin des
territoires ” évoquée par Bertrand Badie ; en effet,
selon le politiste, la banalisation des relations
internationales, malmène les territoires, maltraite leur
souveraineté et dévalorise leur rôle politique,
économique et social. A en croire l’auteur, “ le
territoire tend à devenir proprement aporique ” (Badie,
1995). Sans aller jusqu’à cet extrême, notre thèse
révèle, aussi, que l’essor des réseaux affaiblit
inévitablement le territoire de l’Etat-nation : ce ne
serait pas la première fois que l’Etat s’appuie sur son
échelon local – les collectivités locales – pour
moderniser l’ensemble du territoire ! Ce fut déjà le cas
pour l’électrification des campagnes, l’adductions
d’eau, etc.
Réflexions pour conclure
Dans l'Union européenne, on peut éprouver – à l‘instar
Max Weber - de la rancoeur contre le système
bureaucratique. Ce que M. Weber peut cependant nous
apprendre, c'est que tout rêve de retour communautaire,
en lieu et place de la "sociation", est ambigu.
L'oscillation du concept de Gemeinschaft entre
les deux pôles, que sont l’ordre et le désordre, est à
cet égard caractéristique et exige, à tout le moins, la
plus grande vigilance, en particulier face à l'idéologie
dominante, à l'ère du capitalisme : le marché et le
fétichisme de la marchandise... Le capitalisme libéral
avait fait faire des rêves de communisme, mais les
régimes communistes ont donné des cauchemars.
L'effondrement de ces régimes, leur échec quasi-total
changent le cours de l'histoire ; le monde n'est pas
paisible pour autant, mais ceci est une autre question.
Sur le plan de l'idéologie, la conclusion provisoire est
la suivante : le libéralisme triomphe. Les théories
monétaristes de Milton Friedman et celles du "capital
humain" de Gary Becker ont été vulgarisées dans les
années soixante-dix, sous la bannière d'un
"néo-libéralisme". Cette école de pensée n'avait, il
nous semble, que restauré une conception de l'économie
vieille de deux siècles fondée sur le principe
utilitariste. Mais ce libéralisme n'est pas qu'un
produit d'école ; il a été érigé en doctrine officielle
par certains gouvernements.
Le résultat majeur de cette politique libérale
est de revenir sur ce qui semblait un acquis solide du
XIXe siècle : la prise en compte simultanée de la
production et des producteurs, de
l'économique et du social. Pour l'école libérale,
l'économique prime le politique et le social ; les
impératifs de gestion, de productivité et de
compétitivité l'emporte sur toute autre considération ;
dès lors le chômage est considéré comme un fait naturel
!
Cette "restauration" libérale ne se limite cependant pas
à l'économie. Elle tend à envahir l'ensemble de la
pensée dans le domaine politique et social, et elle est
appliquée avec dogmatisme à toutes les institutions
macro ou micro-sociales, dans des termes parfois
franchement ridicules : par exemple, le ménage est
analysé comme une unité de production, une firme, avec
des coûts de transactions, des inpouts des
conjoints, des outpouts de ménage... On peut ne
pas apprécier un tel langage qui se répand en tous sens
et en tous lieux, dans les médias comme,
malheureusement, dans les sciences sociales. Parler de
"déficit démocratique", de "gestion des ressources
humaines" et utiliser en tous domaines un langage de
comptable n'est pas innocent. Considérer des personnes
comme des ressources parmi d'autres, qu'il faut "gérer"
n'apporte rigoureusement rien dans l'ordre de la
connaissance et ne présente certainement pas un progrès
de la pensée. Ce triomphe de l'utilitarisme ne constitue
pas une réussite pour l'Europe, pour l'humanité
considérée dans son ensemble. L'unification du monde en
un vaste marché livré à une impitoyable concurrence des
puissants ne cesse d'aggraver les inégalités à leur
profit. L'Europe a participé, et même exacerbé ce goût
de la conquête, de la compétition, de l'appropriation,
tentation que d'autres cultures ont plutôt cherché à
contenir[19]
Pour les Grecs, le barbare était celui qui ne parlait
pas la langue de la communauté ; dans nos sociétés
modernes, le barbare est peut-être celui qui, emporté
par le calcul égoïste, a perdu jusqu'au sens même de la
communauté, avec ce qu'elle implique en termes de
solidarité et de partage. Tocqueville avait prévenu :
L'individualisme est la "rouille des sociétés" ; après
avoir participé à la destruction d'autres civilisations,
l'Europe (la civilisation occidentale) pourrait devenir
une menace pour elle-même, si l'individualisme corrosif
prenait le pas sur toutes les autres valeurs dont
l'utopie communautaire est également porteuse. Ce n'est
donc pas l'humanisme, à proprement parler, qui est en
question, mais l'identification de l'humanisme avec
l'individualisme entendu comme la sacralisation de la
recherche exclusive du profit individuel, envers et
contre les autres, perçus d'abord comme concurrents, et
non comme partenaires !
REFERENCES BIBLIOGRAPHIQUES
Aït Abdelmalek A., 1996. -
L’Europe communautaire, l’Etat-nation et la société
rurale. Essai de sociologie des médiations
institutionnelles et organisationnelles (l’exemple du
Pays de Redon), Paris, Ed. L’Harmattan.
Aron R., 1967. - Les étapes de la pensée sociologique,
Paris, Ed. Gallimard, 1967.
Badie B., 1995. - La fin des territoires, Paris,
Ed. Fayard.
Bourdieu P., 1980. - Le sens pratique, Paris, Ed.
de Minuit,
Darré J.-P., 1985. - La parole et la technique :
l'univers de pensée des éleveurs du Ternois
(avant-propos d'I. Chiva), Paris, L'Harmattan.
Deniot J., 1995. – Ethnologie du décor en milieu
ouvrier. Le Bel Ordinaire (préface de Michel Verret),
Paris, L’Harmattan.
Dubar C., 1991. - La Socialisation : construction des
identités sociales et professionnelles, Paris, Ed.
A. Colin.
Dubar C., Tripier P., 1998. - Sociologie des
professions, Paris, Ed. A. Colin.
Dubar C., 2000. - La crise des identités :
l’interprétation d’une mutation, Paris, Ed. Ed. PUF.
Ferréol G., 1992. – Analyse sociologique, Paris,
Ed. A. Colin.
Grémion P., 1976. - Le pouvoir périphérique :
bureaucrates et notables dans le système politique
français, Paris, Ed. du Seuil.
Hess R., 1978. - Centre et périphérie : introduction
à l'analyse institutionnelle, Paris, Ed. Privat.
Hess R., 1989. - Le lycée au jour le jour :
ethnographie d'un établissement d'éducation, Paris,
Ed. Méridiens klincksieck.
Jollivet M., Mendras H. (dir), 1971-1974. - Les
Collectivités rurales françaises, Paris, Ed. A.
Colin & C.N.R.S.
Lévi-Strauss Cl., 1955. - Tristes tropiques,
Paris, Ed. Plon.
Martin D., Metzger J.-L., Pierre P., 2003. - Les
métamorphoses du monde. Sociologie de la mondialisation,
Paris, Ed. du Seuil.
Mendras H., 1984. - La fin des paysans, suivi d’une
réflexion sur «la fin des paysans», vingt ans après
(postface), Arles (Le Paradou), Ed. Actes-Sud, 1984.
Mendras H., 1995. – Les sociétés paysannes. Eléments
pour une théorie de la paysannerie, Paris, Ed.
Gallimard.
Morin E., 1987. - Penser l'Europe, Paris, Ed.
Gallimard.
Piotet Fr.
(dir.),
2002. - La révolution des métiers, Paris, Ed.
PUF.
Prémel G., Huet A. (dir.), 1991. - Bretagne :
contribution au débat sur l’Europe des régions,
Rennes : Ed. Ubacs.
Rambaud P., 1995. – Les fondements de l’Europe
agraire (ouvrage posthume : textes réunis par R.-M.
Lagrave et M. Vincienne) , Paris, Ed.
L’Harmattan.
Reynaud J.-D., 1989. - Les règles du jeu, l'action
collective et la régulation sociale, Paris, Ed. A.
Colin.
Rocher G., 1968. - Introduction à la sociologie
générale (t. 3 : le changement social), Paris, Ed.
HMH.
Schnapper D., 1994. - La Communauté des citoyens. Sur
l’idée moderne de nation, Paris, Ed. Gallimard.
Touraine A., 1978. - La voix et le regard, Paris,
Ed. du Seuil.
Weber M., 1965. - Essais sur la théorie de la science,
Paris, Ed.
Plon.
|