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25, Boulevard Van Iseghem
44000 - NANTES |
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"Les
Visiteurs inopportuns" |
Un nouvel article de Pierre CAM |
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Parlant des œuvres d’art, Nelson
Goodman écrit qu’ «une
représentation ou une
description convient, est
efficace, pénétrante, elle
éclaire ou intrigue dans la
mesure où l’artiste ou
l’écrivain saisit des rapports
nouveaux et significatifs, et
imagine des moyens pour les
rendre manifestes »[1].
C’est ainsi que les « grands »
films de SF constituent un
réservoir de situations
imaginaires dont la mise en
scène tend à exagérer les effets
pour mieux susciter l'éveil de
l'intellect et nous maintenir en
alerte. Ces mises en situation -
par leur généralité même -
constituent des schèmes de
compréhension pour des aspects
souvent négligés des relations
avec notre environnement social.
Plantes, animaux, voitures, et
autres organismes ou objets qui
constituent notre quotidien, et
que l’on ne voit plus à force de
les voir, deviennent par
l’artifice de la SF autant de
réalités intrigantes voire
inquiétantes. Nombre de films de
Science fiction participent
également à ce qu’Ulrich Beck
dénomme la « scientificisation
réflexive » (Ulrich Beck, La
société du risque, Flammarion
2001). En particulier, les films
d’anticipation invitent par une
sorte de « passage à la
limite » à une mise en question
des technologies actuelles en
montrant non seulement leur
incapacité à résoudre les
problèmes de l’humanité mais
leur capacité à générer de
nouvelles nuisances. C’est cet
aspect que nous développerons
dans notre intervention.
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Pour montrer
comment pouvait s’opérer ce
travail de « scientifisation
réflexive », il m’a semblé
heuristique de comparer un film
abordant le thème de la
« contagion » à un travail de
recherche portant sur les
maladies nosocomiales et leur
prévention. Le film - Alien - de
Ridley Scott sorti en 1979 reste
aujourd’hui encore une référence
s’agissant des rencontres du
troisième « type ». Cette
fiction n’est cependant pas sans
rappeler à un univers plus
quotidien, celui des hôpitaux et
des services d’urgence. Il y
tout d’abord le lieu de
l’action - un vaisseau spatial
surprotégé - puis le thème
développé : la contagion
provenant d’un organisme
extérieur qui menace la santé et
la cohésion des membres de
l’équipage. S’agissant de mon
terrain, j’en dirai quelques
mots. Durant l’année passée,
j’ai été amené à enquêter auprès
d’un certain nombre de centres
hospitaliers s’occupant de
malades atteints de la
mucoviscidose. Ces patients sont
plus que d’autres sujets à ce
que l’on appelle les maladies
nosocomiales. Un centre
hospitalier est à l’image d’un
vaisseau spatial, un lieu
surprotégé où les risques de
contagion devraient en principe
être limitées du fait de
l’organisation environnementale
et des pratiques qui y sont
développés par un personnel
formé aux techniques de
prévention. Cependant près de
4000 patients décèdent chaque
année d'une maladie nosocomiale. |
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Cet écart
entre des technologies visant à
rendre « inviolable » un groupe
social et la réalité de la
contagion par un Alien venu de
l’espace me semble emblématique
de nos sociétés où les systèmes
les plus sophistiquées ne
parviennent pas à endiguer les
tsunamis humanitaires. Le film
Alien aborde à sa manière un
thème obsessionnel pour
l'ensemble des sociétés
contemporaines : « comment les
risques et les menaces qui sont
systématiquement produits au
cours du processus de
modernisation avancé peuvent-ils
être supprimés, diminués,
endigués (…) et dans le cas où
ils ont pris la forme
d’ « effets induits latents »,
endigués et évacués de sorte
qu’ils ne gênent plus le
processus de modernisation ni ne
franchissent les limites de ce
qui est tolérable » ? |
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Chaos et
cosmos |
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Les vaisseaux
comme les centres hospitaliers
sont des lieux soumis à des
risques de « contagion » parce
qu’ils font coexister durant des
périodes plus ou moins longues
des individus qui ne peuvent
s’extraire aisément de leur
environnement : il en va ainsi
pour les malades hospitalisés
comme pour les marins en haute
mer ou les passagers d’une
navette spatiale. Ces risques
sont d’autant plus grands que
les organismes sont parfois
affaiblis que ce soit à la suite
d’une intervention chirurgicale,
d’une nourriture inadaptée, d’un
ensemble de privations
sensorielles, etc. C’est ainsi
que l’histoire maritime est une
longue suite de catastrophes
humanitaires liées aux épidémies
et dont le mythe du vaisseau
fantôme porte encore la trace.
Ce risque de contagion et de
destruction potentielle des
membres d’une communauté
constitue – si j’ose dire
- « un des fonds de commerce »
de la SF. Les systèmes de
protection les plus
sophistiquées nées de la raison
instrumentale – l’enveloppement
machinal dont parle Morin Ulman
- ne sont jamais à l’abri d’une
faille ou d’un phénomène
incontrôlable comme l’ont montré
les événements récents (je pense
à la centrale de Fukushima). Le
film Alien « surfe » ainsi sur
les peurs ancestrales de l’homme
face aux menaces extérieures qui
risquent à chaque instant de
précipiter son monde dans le
Chaos c’est-à-dire de le
replonger dans « un état fluide
et amorphe » pour reprendre les
mots de Mircea Eliade[2]. |
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Hormis les
cas d’auto-infection[3],
les risques de contamination et
au-delà de contagion sont le
plus souvent liés au phénomène
de colonisation par des
organismes rencontrés dans
l’environnement ou lors de
contacts avec des tiers. Ces
organismes peuvent être des
parasites colonisant leur hôte
ou des micro-organismes. Dans
Alien, Ridley Scott fait le
choix d’une colonisation
parasitaire. Plus spectaculaire
que l’infection par un
micro-organisme, l’infection
parasitaire a également un effet
psychologique plus marqué du
fait de la relation qui
s’instaure entre l’hôte et son
parasite. La confrontation avec
un endoparasite est largement
traumatisante. Pour comprendre
les mécanismes de l’infection
parasitaire, je prendrai
l’exemple du ver de CAYOR qui
est un endoparasite temporaire à
l’image du monstre d’Alien.
Pondue par une mouche, la larve
du ver de Cayor attend de
trouver un hôte. Une fois
qu’elle a trouvé son hôte, elle
pénètre dans le corps de sa
victime pour s’y développer. La
larve subit plusieurs mues
durant son séjour chez l’hôte
provoquant une furonculose.
Après trois ou quatre jours,
elle s’éjecte du corps de sa
victime pour se métamorphoser en
nymphe qui évoluera dans un
dernier stade vers l’adulte. Le
choix d’un endoparasite par le
réalisateur d’Alien tient
également au statut de ces
organismes vivants qui marquent
dans l’évolution un stade
supérieur puisqu’ils utilisent
les ressources mises à sa
disposition par un hôte
généreux. En général, un
parasite ne tue pas son hôte
durant la période où il s’en
sert. |
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Dans les
centres hospitaliers, les
contaminations à la base des
maladies nosocomiales
proviennent le plus souvent de
micro-organismes qui peuvent
être soi des * Commensaux de
l’homme, c'est-à-dire des germes
qui ne peuvent vivre qu'au
contact de notre organisme. Ces
bactéries sont souvent utiles au
bon fonctionnement du corps
humain. Il en va ainsi de la
flore bactérienne résidant dans
notre tube digestif et qui
intervient dans les processus de
digestion. En revanche, si pour
une raison ou pour une autre
lors d'une intervention
chirurgicale, ces germes sont
déversés hors de leur
environnement, ils peuvent
devenir dangereux et pathogène.
Le staphylocoque doré est
commensal de l’appareil
respiratoire. Il peut muter et
ses mutations sont résistantes
aux antibiotiques. Il va
infecter les plaies à la suite
d’une opération, provoquer des
troubles respiratoires, des
infections au niveau des os, au
niveau des yeux, voire de
méningites, etc. C’est un
micro-organisme qui mute
aisément et dont les mutations
sont résistantes aux
antibiotiques. *saprophytes,
c'est-à-dire des germes vivant
dans l'environnement de l'homme
(l'eau, l'air, les plantes, …)
et pouvant le coloniser dans
certaines conditions. Il en va
ainsi pour le bacille
pyocyanique qui vit dans
l’environnement humide
domestique ou hospitalier et qui
peut dans certains contextes
coloniser les voies digestives
et conduire à la mort du
patient. Il faut ajouter à cette
liste de micro-organismes, les
différents virus (grippe, HIV,
hépatites, etc.) qui sont
insensibles aux antibiotiques. |
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La notion
de danger |
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A quel
moment intervient le « chaos »
dans le film Alien et quelle en
est la véritable cause ? Loin de
se plier aux évidences, le
spectateur ne doit pas être
obnubilé par l’apparente
monstruosité qui se présente à
la porte du vaisseau après avoir
parasité un des hommes
d’équipage. De fait, la
monstruosité n’est pas toujours
synonyme d’un danger potentiel
pour l’entourage. On en
conviendra aisément en comparant
les deux films où John Hurt
interprète une figure
monstrueuse : l’hôte d’Alien en
1979 et le patient atteint d’elephantiasis
dans le film de David Lynch
(1980). On a ici deux apparences
renvoyant à des réalités
différentes. Comme dans la
légende chinoise où le sage
montre la lune et l’imbécile
regarde le doigt, le spectateur
peu attentif se trouve détourné
de l’enjeu véritable du film qui
n’est pas tant le monstre
lui-même que les enjeux et
rapports sociaux qui se font
jour autour de ce « risque »
particulier. L’Alien est un
danger parmi d’autres. Un danger
se définit par « ce qui est
incompatible avec la présence
humaine », c’est-à-dire très
précisément « toute propriété ou
capacité intrinsèque par
laquelle une chose est
susceptible de causer un
dommage »( directive 89/391/ de
la Cce)[4].
Le danger est au sens propre un
« état » de fait. |
|
Pour
qu’il y ait un « dommage », il
faut que se produise une
rencontre entre un « danger » et
l’homme. Ceci résulte d’un
processus dynamique qui peut
être un changement d’état comme
dans le cas d’une
immuno-dépression ou une
intervention humaine comme une
pause de sonde ou une prise de
sang. Pour comprendre la nature
du risque et le moment auquel il
intervient, il faut donc pouvoir
identifier les dangers. Pour ce
faire, nous reprendrons la
typologie de Mary Douglas
esquissée dans son ouvrage sur
« la souillure » qui, par sa
généralité, peut s’appliquer
aussi bien à des lieux qu’à des
organismes vivants ou à des
systèmes de castes. |
|
Mary
Douglas distingue : |
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1. Le
danger qui rôde aux frontières
extérieures et fait pression sur
elles ;
2. Le danger que l’on encourt en
franchissant les divisions
internes du système ;
3. Le danger qui se situe en
marge de ces lignes
intérieures ;
4. Le danger qui provient des
contradictions internes. |
|
Les
risques de contamination peuvent
être liés à l’environnement, aux
contacts entre personnes, ou à
des modifications dans l’état
des personnes. Il est habituel
de distinguer les transmissions
directes et les transmissions
indirectes. Les transmissions
directes peuvent se faire lors
de contact ou par projection de
germes contenus dans des
gouttelettes lors
d’expectoration. Les
transmissions indirectes ou
transmissions croisées
proviennent des matériels,
surfaces ou linges souillées par
contact. Pour pouvoir lutter
contre ces transmissions
directes ou indirectes, il faut
mettre en place des protections
collectives ou individuelles,
mais également contrôler les
différentes relations internes
au système de prévention et
surtout éviter les
contradictions. Parmi les
protections collectives, on
trouve les sas, les systèmes de
fermeture automatique des
portes, les vignettes ou
affiches signalant la
dangerosité d’un lieu. Parmi les
protections individuelles, il y
a les gants stériles ou non
stériles, les surblouses, les
masques et éventuellement les
lunettes. Un spectateur attentif
notera que tous ces éléments de
protection existent dans le film
Alien. La mise en œuvre de ces
systèmes de protection est
soumise à un ensemble de
procédures plus ou moins
formalisées qui sont laissées à
l’initiative des différents
responsables. |
|
Toutes
les sociétés connaissent à un
niveau ou à un autre ces formes
de protection contre des
contacts pouvant être la source
d’une « pollution sociale ». Il
existe ainsi au niveau
individuel des amulettes, des
parures magiques, des armures,
etc. et au niveau collectif des
défenses: talisman,
délimitations magiques, fossés,
palissades, etc. Ces protections
obéissent également à des
procédures rituelles qui
déterminent le moment et le
lieu, et les circonstances où
elles doivent être mises en
place. Toutes les sociétés
connaissent également à un
niveau ou à un autre des enjeux
de pouvoir et des contradictions
qui peuvent rendre ces
protections inopérantes. Il me
semble que c’est de cela dont
parle Alien et que le monstre
n’est ici que la toile de fonds
pour aborder les problèmes de
cohésion au sein de nos
sociétés. |
|
|
Frontières extérieures et
controverses sociales |
|
La
protection contre les risques
extérieurs est le plus souvent
collective mais elle peut dans
certains cas revêtir des formes
individuelles. De fait, un
centre hospitalier comme un
vaisseau spatial doit pouvoir
contrôler les personnes qui
entrent dans leur espace et
évaluer les risques qu’elles
peuvent éventuellement
présenter. « Passer une porte
est un acte banal, mais il peut
signifier tant de façons
d’entrer » écrit Mary Douglas.
Tout le problème de la
protection d’un seuil réside
dans la manière dont les
individus s’y présentent. Dans
le film Alien, l’entrée du
vaisseau spatial « Nostromo »
est contrôlée par un sas
d’admission qui permet également
des procédures de
décontamination, et en cas de
danger d’éjecter l’intrus.
Mais ce sas d’admission ne joue
pleinement son rôle que si
chacun se plie aux procédures
qui limitent l’entrée aux seules
personnes qualifiées à franchir
le seuil. Dans le film Alien,
les hommes d’équipage qui sont
descendus à terre avec le
commandant de bord – Dallas - se
présentent à leur retour dans le
sas de décontamination. L’un
d’eux – joué par John Hurt - est
affecté par un parasite qui
s’est greffé sur son visage. Une
controverse naît sur la
procédure à suivre. Le
commandant de bord sorti avec
l’équipage ordonne à l’officier
en second « Ripley » - qui est
resté à bord - d’ouvrir le sas.
Il plaide pour emmener le pilote
blessé à l’infirmerie en faisant
jouer l’urgence et la nécessité
du secours[5].
L’officier en second,
Ripley refuse en se réfugiant
derrière la procédure et en
évoquant le principe de
précaution face à un danger
potentiel. On comprendra
aisément que l’on est devant un
dilemme qui ne peut être tranché
que par un intervenant
extérieur. C’est le phénomène
bien connu du nœud gordien. La
situation est d’autant plus
inextricable que le commandant
de bord est un homme et que le
second officier est une femme,
et que tout passage en force
pourrait être assimilé à une
forme de discrimination. C’est
Ash, un scientifique attaché au
vaisseau qui finit par ouvrir le
sas en arguant du pouvoir que
lui confère sa responsabilité
dans ce domaine. On ajoutera que
la querelle peut sembler
d’autant plus vaine que le
vaisseau est doté de protections
individuelles et collectives qui
permettent en cas de danger des
mesures de confinement. |
|
Au
niveau des hôpitaux où les va et
vient entre l’intérieur et
l’extérieur sont nombreux et
concernent aussi bien des
patients « potentiellement
dangereux » que de simples
visiteurs, les systèmes de
contrôle se démultiplient
également afin de faire face à
toutes les éventualités. Cette
démultiplication des protections
est d’autant plus nécessaire
qu’à la différence d’un vaisseau
spatial, les hôpitaux en tant
que service public ne peuvent
refuser de soigner les patients.
Il existe au sein des services
comme à l’extérieur des services
ce que l’on peut appeler des
mesures d’isolement
géographiques. A l’intérieur des
services, il s’agira de chambres
dotées de sas d’admission. |
|
Au
niveau des frontières avec
l’extérieur, on peut également
organiser des systèmes de
protection collectifs par la
mise en place de lieux réservés
à des patients présentant
certaines infections. Il en va
ainsi pour les salles de
« consultation hospitalière » et
leurs salles d’attente. Mais,
cette protection ne peut jamais
être garantie totalement. Pour
pouvoir orienter les patients
vers les espaces qui leur sont
réservés, il faut évidemment
connaître leur niveau de
dangerosité potentiel. Ce qui
n’est pas toujours le cas. |
|
On en
arrive à des situations
paradoxales comme l’illustre
assez bien certaines salles
d’attente des consultations
hospitalières. C’est d’ailleurs
un très beau terrain d’études
sociologique pour comprendre le
compromis entre impératifs de
prévention et conventions
sociales. Dotés le plus souvent
de magazines, de jouets pour
enfants, de machines à café ou
de fontaine à eau, elles sont
munies aussi d’affichettes
rappelant qu’il faut « éviter de
toucher les objets mis à
disposition », « de se serrer la
main », « et de maintenir avec
un autre patient une distance
d’au moins un mètre ». Pour
éviter tout risque de
contamination, il faudrait de
fait supprimer les salles
d’attente et imposer au minimum
aux patients le port d’un masque
et une friction des mains avec
du PHA. Outre les problèmes de
coût budgétaire, d’organisation
des consultations, ces mesures
conduiraient à traiter chaque
patient comme s’il était porteur
de germes multi-résistants.
On comprend aisément les effets
dévastateurs qu’aurait une telle
mesure sur des patients sujets à
l’anxiété. Notre enquête auprès
des différents centres montre
qu’il y a là un sujet de
controverse entre les
professionnels de la prévention
d’autant plus important qu’il
n’existe que peu d’études
cliniques concernant la
« consultation hospitalière».
Faute d’un accord global sur les
procédures en matière de
consultation, chaque centre
adapte son organisation des
consultations en convoquant par
exemple les patients à risque en
fin de consultation ou un jour
spécifique. |
|
|
Pollution sociale et divisions
internes |
|
Les
sociétés modernes ne sont pas
totalement défaites des systèmes
de caste et des pouvoirs qui y
sont liés. Comme dans le système
des castes, les rapports avec
les malades sont organisés de
manière à éviter toute pollution
sociale en introduisant une
discontinuité entre leur espace
et le nôtre. Cette coupure entre
le monde des bien portants et
celui des mal portants est
autant une césure réelle due à
l’état du malade que
symbolique : symbolique car
elle se manifeste par un grand
nombre de signes comme le port
des vêtements adaptés, une
signalisation sur les portes ou
les différents bons, des
procédures d’évitement, etc.
L’état de malade doit se
manifester d’autant plus
clairement à l’extérieur par un
système de signes que les
symptômes en sont invisibles. |
|
Cette
frontière symbolique qui sépare
le malade du bien portant est
toujours manipulable dans un
sens ou dans un autre, et elle
est à la source de nombreuses
stratégies. Il en va ainsi dans
le film Alien. Une fois admis
dans le vaisseau, l’officier
Kane est maintenu à l’isolement
dans une salle d’infirmerie
conçu à cet effet. L’état de
malade de l’officier Kane se
signale non seulement par la
présence de la créature qui a
parasité son visage mais
également par les
surblouses, gants et masques
utilisés par ceux qui
l’approchent. Mais très vite,
son état évolue. Lors de la mue
du parasite, la larve qui
constitue le premier stade se
détache du corps et forme un
résidu inerte. Le mal visible
devient un mal invisible et
lance la seconde controverse du
film. Les signes d’une
contamination possible ayant
disparu, faut-il ou non
réinsérer Kane au sein de
l’équipage? Alors que la
première controverse avait
opposé les détenteurs des
différents pouvoir, la deuxième
controverse oppose les officiers
de bord au personnel
d’entretien. Ces derniers qui
n’ont cessé depuis le début du
film de récriminer contre les
officiers et de se plaindre de
leurs conditions de travail sont
partisans de laisser en
quarantaine l’officier Kane
voire de le réfrigérer.
L’attitude des officiers est
plus flottante. Pour trancher le
débat, le metteur en scène
utilise plusieurs artifices. |
|
Une
première habilité du scénario
consiste tout en escamotant la
créature à faire disparaître
également tous les signes qui
signent le statut de la
maladie : les gants, masques et
autres accessoires disparaissent
désormais de l’écran. L’officier
Kane reprend ainsi une apparence
normale. Une seconde habilité
du scénario réside dans
l’invitation qui est faite à
chacun de vérifier cette
normalité apparente. Le
responsable scientifique qui ne
dit rien sur l’état réel du
malade convie les hommes
d’équipage à décider par
eux-mêmes : « Vous devriez venir
voir … », et implique dans le
même mouvement le spectateur.
Une dernière habilité du
scénario consiste à réinscrire
l’officier « contaminé » dans la
condition humaine par le biais
d’une pulsion organique – la
faim – comme si le retour à
l’appétit de vie manifestée par
ce besoin primaire signifiait de
manière définitive l’abandon de
la maladie. Parmi les attributs
reliés au statut de « malade »,
l’exclusion du repas en commun
en est une une manifestation
tangible. Dans les centres
hospitaliers, les repas pris
dans les chambres signent le
statut du patient et sa
dangerosité éventuelle, et ce à
un même degré que le port de la
surblouse ou des gants par le
personnel soignant. |
|
S’agissant des problèmes de
contamination, la part
d’interprétation et de
négociation n’est pas absente
non plus dans les centres
hospitaliers enquêtés. Même si
la frontière entre personne
contaminée et personne saine
reste une dimension
fondamentale, elle n’est pas
toujours facile à déterminer.
Tout dépend en définitive du
terrain. Certains germes
n’auront aucun impact sur la
plupart des individus mais
présenteront pour des personnes
atteintes de certaines
pathologies un risque mortel.
Dans ce cadre, le simple
visiteur peut présenter un
risque. Mais ce risque reste
extrêmement difficile à évaluer.
Ce que les hygiénistes
maîtrisent le mieux en
définitive c’est le danger
potentiel lié aux patients
traités.
A partir des années 1990, le
risque nosocomial a amené les
hygiénistes à distinguer les
patients selon quatre classes
biologiques qui manifestent le
degré possible de contagion.
Comme dans les systèmes de
caste, une graduation dans les
précautions à prendre en cas de
contact a été mise à l’œuvre
sous forme de recommandation.
Les patients porteurs de
micro-organismes de classe 4 qui
présentent le plus de risques
pour leur entourage ne peuvent
être approchés qu’en usant de
protections maxima. Ils sont
placés en quasi-isolement dans
des chambres individuelles aux
portes fermées et signalisation
de leur état. L’accès aux
parties communes de détente et
de sociabilité - hall,
cafétéria, kiosque à journaux,
salles de jeux) – leur est
interdit. En principe, une
équipe de soignants leur est
réservée. Au fur et à mesure que
l’on s’éloigne de la classe 4,
les précautions de contact
deviennent moins contraignantes.
Ainsi l’accès aux parties
communes sera rendu possible
pour les patients de classe 1 ou
2 à conditions qu’ils portent un
masque. Cependant, comme dans le
film Alien, des marges de
manœuvre existent qui permettent
une certaine « manipulation de
classes de risque». Dans
l’enquête menée auprès des CRCM,
on constate que les limites
entre les quatre classes
disparaissent le plus souvent au
profit de regroupements le plus
souvent en deux catégories
parfois en une seule. On
regroupera par exemple les
classes extrêmes : classe 1 et
2, et classe 3 et 4, ou on
appliquera à tous les patients
les mesures de précaution de la
classe 4. |
|
Cette
variation dans les pratiques
s’explique autant pour des
raisons budgétaires que pour des
raisons « idéologiques ». Les
différentes mesures pour
prévenir les contacts ont un
coût important lié à
l’individualisation de tous les
matériaux (stéthoscope,
thermomètre, oxymètre,
tensiomètre, etc.) mais
également à la mise en place ou
à l’existence de locaux
adaptés : chambres avec
toilettes et douches
individuelles. Mais, plus
fondamentalement, des clivages
existent au sein des soignants
sur l’étendue de ces mesures.
C’est ainsi que l’existence
d’équipes distinctes pour les
patients de classe 4 - outre le
coût budgétaire - suscite une
forte opposition chez le
personnel soignant qui refuse
que les risques ne soient pas
partagés au sein des équipes.
Par ailleurs, beaucoup de ces
mesures ne s’appuient pas sur
des preuves scientifiques mais
des recommandations d’expert qui
sont laissés très largement à la
libre interprétation des
équipes comme le déplacement au
sein de l’établissement : |
|
« D’une
manière générale, les
déplacements doivent être évités
malgré les conséquences
psychologiques…Le risque est à
apprécier selon la capacité du
patient à ne pas tousser ou
cracher, selon son âge, son
hygiène personnelle, et son
adhésion aux précautions
d’hygiène » (extrait d’un manuel
d’hygiène). |
|
|
Contradictions internes et
marges du système |
|
Un
vaisseau spatial comme un centre
hospitalier est un cosmos
organisé autour de lieux
supports de fonctions sociales.
Ces espaces sont le plus souvent
hiérarchisés et impliquent des
niveaux de protection
différents. Ainsi dans un
vaisseau spatial affecté aux
transports de minerai, ce sera
le poste de commandement et la
salle des machines qui
constitueront les domaines
soumis à une surveillance de
tous les instants puisque
directement liés à la mission de
transport. Dans un hôpital, ce
sont les lieux affectés aux
soins et au séjour des patients
qui constitueront la cible
privilégiée des mesures de
protection. Par opposition à
ces espaces supports de
responsabilités, les coursives
et les couloirs qui assurent les
liaisons au sein d’un vaisseau
ou d’un centre hospitalier
constituent des points
extrêmement vulnérables. Le
patient ou le visiteur qui se
déplace dans un établissement
échappe peu ou prou à tout
contrôle. Si l’on recommande aux
patients de porter un masque et
d’éviter les contacts directs
lors de ses déplacements, il
n’existe aucun moyen de
contrôler le plus souvent la
réalité des pratiques. Les
gaines d’aération et les
conduites d’eau présentent
également des risques. Ce n’est
pas un hasard si dans le film
Alien, le monstre se réfugie
dans les gaines d’aération pour
mener ses attaques contre les
membres du vaisseau et les
exterminer. On peut y voir une
référence à la maladie du
légionnaire qui décima en 1976 à
Philadelphie 29 membre de
l’American Legion. |
|
Cette vulnérabilité liée aux
lieux de passage s’étend non
seulement aux personnes qui y
transitent mais également aux
différentes matières
transportées. A côté des
transmissions directes et par
contact, les risques de
contamination proviennent le
plus souvent des surfaces
souillées. Tout ce qui entre ou
sort de la chambre d’un patient
devient potentiellement source
de danger. Les dossiers, les
télécommandes de télévision, les
claviers d’ordinateur doivent
être placés sous film plastique.
Les plantes ou les fleurs sont
ainsi interdites dans les
chambres des patients. Les
objets les plus inoffensifs
deviennent ainsi sous le regard
de l’hygiéniste comme pour le
metteur en scène de SF des
« tueurs » potentiels.
|
|
Ces
craintes face à des contagions
non contrôlables conduisent
parfois les praticiens à se
replier sur un hygiénisme forcé
s’agissant des patients atteints
de certaines infections. Il en
va ainsi pour les malades
souffrant de la mucoviscidose.
Jusque dans les années 1990,
l’objectif concernant ces
patients était autant que faire
ce peut de leur permettre
d’avoir une vie sociale la plus
normale possible. Au cours de
ces dernières années, la
tendance s’est inversée avec la
prise en compte des
contaminations possibles à
partir de l’environnement ou des
contacts avec des tiers. Les
mesures de prévention débordent
désormais les périodes
d’hospitalisation pour se
reporter vers tous les lieux de
vie et leurs confins : loisirs,
école, déplacements, camps de
vacances, etc. Port d’un masque
dans certaines circonstances,
friction des mains régulière
avec du PHA, mise à l’écart dans
certains environnements, etc.,
tout cela contribue d’une
certaine manière à faire
aujourd’hui de ces patients des
exilés de l’intérieur. |
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Frontières externes, frontières
internes, lieux de transit et
marges forment pour l’homme
moderne comme pour le primitif
des lieux où les rituels et les
grigris de toutes sortes ne
suffisent jamais à produire un
risque zéro. Mais plus
fondamentalement, le film Alien
montre que le principal danger
qui guette nos sociétés se situe
dans les contradictions au sein
de notre système entre les
impératifs liés à la protection
des populations et les logiques
économiques d’un système
mondialisé. Dans le film Alien,
le responsable scientifique du
vaisseau pêche par omission en
ne précisant pas les risques
liés au processus parasitaire
ouvrant ainsi la voie à la
contagion. A la solde de
l’entreprise commerciale qui a
affrété le vaisseau, ce
responsable a reçu l’ordre de
ramener la créature quel qu’en
soit le prix à payer. Par
candeur ou par humanisme, Ridley
Scott n’a pas voulu que ce
scientifique responsable de la
mort de ses compagnons soit un
être humain de chair et de sang,
mais un simple robot. |
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Cette
collusion entre responsables
politiques, experts
scientifiques et logiques
financières n’occupait pas
encore le devant de la scène
politique au moment de la
réalisation du film. Il faudra
attendre les années quatre-vingt
pour voir éclater un certain
nombre d’affaires touchant à la
santé publique. Le scandale du
sang contaminé, celui de la
vache folle, de l’amiante et
aujourd’hui du médiator ont en
effet montré que le souci de
protéger la population pouvait
s’effacer derrière les intérêts
économiques.
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Dans le
domaine de la prévention des
risques nosocomiaux, la
contradiction entre santé de la
population et intérêts privés
est moins visible mais elle
existe néanmoins. Les
restrictions budgétaires
concernant les centres
hospitaliers liées à un
politique qui vise aujourd’hui à
réduire le poids des
financements publics n’est pas
sans conséquence. L’optimum en
matière de prévention des
maladies nosocomiales est
rarement atteint faute de locaux
adoptés, d’un personnel soignant
suffisant et de moyens
financiers permettant
l’utilisation de tous les
dispositifs assurant une
protection. C’est ainsi que dans
beaucoup de centres visités, les
mesures collectives - SAS,
salles de soin réservées aux
porteurs de GMR, toilettes
individuelles, équipes de
soignants spécialisés, etc. –
n’existent pas ou trop peu faute
de moyens. On assiste du même
coup à une individualisation des
mesures de prévention et à un
report de certains coûts ou
mesures sur le patient et sa
famille, et à débordement vers
l’espace privé de la prévention.
Les risques d’épidémie récentes
ont montré comment l’Autre
pouvait se transformer en Alien.
Le port de masque, l’utilisation
de gants ou de produits comme
les PHA est un débouché
important pour les entreprises
œuvrant dans la prévention. |
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Pour
conclure, il me semble que le
film de Ridley Scot est
prémonitoire de cette société
des risques qui marquent une
césure entre société
industrielle et société
post-industrielle. « A la
différence de toutes les époques
qui l’ont précédée, la société
du risque se caractérise avant
tout par un manque :
l’impossibilité d’imputer les
situations de menaces à des
causes externes. Contrairement à
toutes les cultures et les
phases d’évolution antérieures,
la société est aujourd’hui
confrontée à elle-même. »
(Ulrich Beck, op.cit.). C’est
ainsi que l’utilisation
intensive des antibiotiques a
conduit à produire des germes
multi-résistants qui forment
aujourd’hui l’une des sources de
risque concernant les maladies
nosocomiales. Notre système de
prévention peut ainsi générer à
terme ses propres contradictions
et produire ces propres
monstres.
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L’avènement de cette société
post-industrielle n’implique pas
seulement une modification des
risques mais aussi un tournant
dans l’exercice de la
démocratie. Alors que dans les
sociétés traditionnelles, les
accidents et pathologie sont le
plus souvent liées à des
situations particulières et à
des causes manifestes
(transport, poste de travail,
causes naturelles, etc.) qui
peuvent faire l’objet d’un
diagnostic partagé, dans les
sociétés post-industriels, les
pathologies et accidents : |
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Ils sont liés à des
risques invisibles; |
o |
Ils sont globaux et
concernent aussi bien
une entreprise et ses
salariés, que
l’environnement proche
ou lointain et les
non-salariés; |
o |
Ils sont causés par des
substances
physico-chimiques ou des
modifications
de l’environnement
liées à l’intervention
de l’homme; |
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Comme dans le film Alien, face à
ces risques invisibles et
globaux, le citoyen ne peut plus
débattre simplement de leur
dangerosité et tenter d’y
remédier par la mise en place de
mesures adaptées. L’analyse
causale de ces nouveaux risques
relèvent exclusivement de
l’expertise scientifique. Or,
comment éviter les dérives liées
aux collusions entre le monde
industriel et celui de
l’expertise
scientifique ? Comment
maintenir un débat citoyen et
éviter que les scientocrates ne
confisquent définitivement les
lambeaux de nos démocraties ? La
plupart des films de SF apporte
une réponse négative à cette
question et montrent des
sociétés dominées par des
oligarchies n’ayant cesse
d’accroître leur pouvoir sur
cette planète et au-delà. Il
faut simplement souhaiter que la
fiction d’aujourd’hui ne soit
pas la réalité de demain. |
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NOTES |
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[1] Nelson
Goodman, Langages de l’art,
Nîmes, édition Jacqueline
Chambon, 1990, p.57.
[2] Sur cette relation entre
chaos et cosmos, raison
[3] L’auto-infection : Le
malade s’infecte à partir de ses
propres germes du fait de
l’existence d’une lésion ou d’un
état d’immunodépression.
[4] Voir Michel Monteau,
« l’organisation délétère »,
L’harmattan.
[5] On voit à ce niveau
comment le film opère en
négligeant de s’intéresser au
sort des autres hommes dont on
admet sans aucune forme de
contrôle qu’ils sont sains après
avoir déambulés sur une planète
ayant abrité des formes de vie
primitives. |
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